Laura, Paco et leurs secrets de famille

Quand le temps est encore à sourire...

Quand le temps est encore à sourire…

Cannes ne serait donc plus cette merveilleuse planète où, dix jours par an, on ne pense, on ne voit, on ne sent, on ne dort, on ne mange, on ne rêve que cinéma? Alors qu’Asghar Farhadi, éminent cinéaste iranien, monte en premier les marches cannoises, voilà le président américain en exercice -celui qui aurait bien confié la gestion du drame du Bataclan aux nervis de la NRA- dénonce l’accord sur le nucléaire iranien. Ce type est manifestement incontrôlable. Pour se changer les idées, on aimé le sourire d’Anna Karina. Sous son panama blanc, le regard est toujours pétillant même si l’image qui orne l’affiche du Festival 2018 date de longtemps. On a souri au show, façon pitre triste, d’Edouard Baer, maître de cérémonie qui a fait un sans-faute. Pas tout à fait comme Léa Seydoux, membre du jury de Cate Blanchett et égérie Vuitton, dont le maillot blanc, sous des voiles qui masquaient mal des formes plutôt opulentes, n’aurait sûrement pas eu l’aval d’Esther Williams… Quant à la faucheuse, elle a eu la main lourde à l’heure du Festival. C’était d’abord Vittorio Taviani, 88 ans, qui passait de l’autre côté de l’écran, suivi par son compatriote Ermanno Olmi, 86 ans. Ces deux-là avaient réussi un beau tir groupé. Le premier avec son frère Paolo, remportait la Palme en 1977 avec Padre Padrone. Le second faisait encore triompher la péninsule, l’année d’après avec L’arbre aux sabots. Pierre Rissient est parti lui aussi… C’était un vrai compagnon de route de Cannes, un grand découvreur de talents et l’un des pionniers de l’introduction en Europe du meilleur du cinéma asiatique…

Farhadi a donc ouvert -en compétition- la fête cannoise avec un drame qui a choisi de s’installer non point dans des appartements de Téhéran mais dans la chaude campagne espagnole… Il y a une quinzaine d’années, le cinéaste iranien se trouvait en voyage dans le sud de la péninsule ibérique. Il remarqua des photos d’une fillette placardées sur les murs. On lui expliqua que l’enfant avait disparu et que sa famille était à sa recherche. Ce fait-divers était resté dans un coin de la mémoire du metteur en scène qui s’en alla faire carrière avec un premier succès pour A propos d’Elly (2007) suivi par la grande réussite d’Une séparation (2010) sur la crise du divorce dans une famille de la classe moyenne iranienne. Le film rassembla plus d’un million de spectateurs en France et rafla quelque 70 prix internationaux dont un Ours d’or, un César, un Golden Globe et un Oscar. Sur la Croisette, Farhadi fit coup double avec Le passé (2013) récompensé pour son scénario et qui valut un prix d’interprétation à Bérenice Béjo puis avec Le client (2015), encore salué pour son scénario et primé, cette fois en 2016, pour son acteur Shahab Hosseini. Sans oublier, pour faire bonne mesure, un Oscar 2017 du meilleur film étranger…

Irène (Carla Campra) et Laura (Penelope Cruz).

Irène (Carla Campra) et Laura (Penelope Cruz).

Sans faire de vains pronostics (qui aurait parié en 2010 sur la Palme accordée à Oncle Boomee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul?), disons qu’on ne sent pas trop le jury accorder la récompense suprême à Farhadi. Attention, Everybody knows est loin d’être quantité négligeable. C’est même un film bien construit, bien interprété, bien photographié (par le vétéran José Luis Alcaine, collaborateur régulier d’Almodovar) et qui manifeste, avec une forte intensité émotionnelle, une vraie sympathie pour les multiples personnages qui peuplent cette aventure tragique. Mais enfin, on a le sentiment que ce nouveau film est un peu plus « classique » que, par exemple, A propos d’Elly qui révéla le cinéaste et dans lequel il raconte l’histoire que vit un groupe d’amis partis en week-end  sur les bords de la mer Caspienne. Car, bientôt, l’atmosphère de fête vire au tragique lorsqu’un gamin manque de se noyer et qu’Elly disparaît…

Alejandro (Ricardo Darin, à gauche) et la famille essayent de comprendre...

Alejandro (Ricardo Darin, à gauche)
et la famille essayent de comprendre…

A l’occasion du mariage de sa sœur, Laura revient avec ses enfants dans son village natal au cœur de la campagne espagnole. Elle a laissé son mari Alejandro à Buenos Aires, en Argentine, où ils vivent avec Irène et Diego. C’est le temps des embrassades, des retrouvailles en famille, le sentiment que, malgré l’éloignement, on s’est jamais vraiment quitté. Et puis il y a aussi Paco, devenu viticulteur épanoui et qui fut, autrefois, l’amoureux de Laura. Alors que le mariage bat son plein, Irène, jolie adolescente, monte se coucher dans sa chambre. Lorsque Laura s’en va vérifier si elle dort bien, force est de constater qu’Irène a disparu. Le monde s’écroule sur la tête de Laura d’autant que des messages téléphoniques l’informent d’un enlèvement et réclament une rançon… Autour de Laura, personne ne comprend comment le drame a pu se passer. Paco s’active pour tenter de retrouver Irène. Rien n’y fait. Rejointe par Alejandro, Laura, complètement détruite, refuse d’alerter la police. Un ancien inspecteur à la retraite accepte de se pencher sur la disparition. Ses questions vont commencer à faire naître des doutes très inquiétants. Pour Laura, c’est un passé qu’elle croyait enfoui à jamais qui ressurgit cruellement.

On sait que Farhadi est un scénariste de talent et il le prouve encore une fois avec Everybody knows qui s’ouvre sur un mécanisme d’horloge dans un clocher d’église, manière sans doute de nous dire que le temps qui passe est parfois assassin. Mais cependant ce n’est pas vraiment l’intrigue policière qui importe ici mais bien de faire affleurer petit à petit les blessures, les failles, les faiblesses d’une famille qui a cultivé le non-dit comme un art de vivre. Il est aussi question des conflits d’antan qu’on a tenté d’oublier mais qui reviennent rapidement à la surface dès lors que le vernis craque. Ainsi Paco s’entend reprocher d’avoir acquis, à un prix bien trop bas, le vignoble vendu par la famille de Laura et c’est pourtant lui, vrai coeur pur, qui restera sur le bord du chemin…

Béa (Barbara Lennie) et Paco (Javier Bardem). Photos Teresa Isasi

Béa (Barbara Lennie) et Paco (Javier Bardem). Photos Teresa Isasi

Le talent des acteurs se charge de nous faire entrer dans ces traumatismes sourds, ces secrets de famille aussi douloureux que tus… Entourés d’acteurs espagnols chevronnés, Penelope Cruz (Laura) et Javier Bardem (Paco) jouent, ici, pour la sixième fois ensemble et pourraient valablement postuler à des prix d’interprétation qu’ils ont d’ailleurs tous les deux, déjà gagnés à Cannes… Ils sont rejoints, en tête d’affiche, par l’excellent Ricardo Darin, star du cinéma argentin (Dans ses yeux en 2009, Carancho en 2010, Les nouveaux sauvages en 2014, Truman en 2015, Le sommet en 2017) dans le rôle d’un père qui partage depuis toujours le secret de son épouse et qui pense même que c’est ce secret qui lui a permis de survivre…

Farhadi a confié avoir souhaité supprimer, ici, toute position critique du réalisateur pour la laisser au spectateur et l’inviter à juger par lui-même de ces êtres simples emportés dans une tourmente  qui laissera des traces indélébiles. On peut se saisir avec plaisir de cette proposition.

EVERYBODY KNOWS Drame (Iran – 2h12) d’Asghar Farhadi avec Penelope Cruz, Javier Bardem, Ricardo Darin, Eduard Fernandez, Barbara Lennie, Inma Cuesta, Elvira Minguez, Ramon Barea, Carla Campra, Sara Salamo, Roger Casamajor, José Angel Egido. Dans les salles le 9 mai.

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