Broyé dans l’engrenage du marché

Thierry (Vincent Lindon) en surveillance dans un hypermarché. DR

Thierry (Vincent Lindon) en surveillance
dans un hypermarché. DR

« Y’a pas de travail… Prévenez les gens qu’ils n’entrent pas en stage si vous savez qu’il n’y a rien à l’arrivée. » Thierry Taugourdeau a suivi une formation de grutier mais le conseiller de Pôle Emploi, même s’il a du mal à le dire clairement, reconnaît quand même que c’est une formation qui ne lui servira pas. Et Thierry sait, lui, qu’il a perdu du temps et surtout que, dans neuf mois, il va toucher 500 euros par mois. Alors sa question est toute simple: « Comment je vais faire pour vivre? »

Avec La loi du marché, présenté en compétition à Cannes, Stéphane Brizé plonge le spectateur dans le quotidien d’un chômeur de 51 ans et qui cherche du travail depuis 20 mois. En privilégiant une approche très documentaire (Eric Dumont, son chef opérateur n’a jamais tourné que des documentaires), le cinéaste regarde la vie d’un homme qui a donné son corps, son temps et son énergie, pendant 25 ans à une entreprise avant d’être mis sur la touche parce que des patrons ont décidé d’aller fabriquer le même produit dans un autre pays à la main d’œuvre moins chère. Cet homme n’est pas mis dehors parce qu’il fait mal son travail, il est mis dehors parce que des gens veulent gagner plus d’argent. « Thierry, observe Stéphane Brizé, est la conséquence mécanique de l’enrichissement de quelques actionnaires invisibles. Il est un visage sur les chiffres du chômage que l’on entend tous les jours aux informations. C’est parfois juste une brève de deux lignes mais cela cache des drames absolus. »

Mais surtout La loi du marché ne s’égare jamais dans le misérabilisme. Thierry est un homme normal confronté à une situation des plus brutales. Il a perdu son travail et doit en retrouver un autre afin de permettre à sa famille et à lui-même de vivre décemment. Mais l’homme est fatigué et son énergie décline. Face à ses anciens collègues qui veulent continuer la bataille contre leur employeur, il interroge: « Pour ma santé mentale, je veux tourner la page. ESt-ce que ça fait de moi un lâche? »

Vincent Lindon. DR

Vincent Lindon. DR

Avant de faire trouver un travail à son personnage central, Stéphane Brizé va le montrer dans le lacis des rendez-vous à Pôle Emploi, chez sa banquière qui lui suggère de vendre sa maison ou de prendre une assurance décès tout en lui faisant vaguement la morale. Et que dire de la séance profondément humiliante où des stagiaires « analysent » la prestation filmée de Thierry dans une simulation d’entretien d’embauche… Quant à l’entretien d’embauche par Skype, ce serait un petit bijou de drôlerie si ce n’était pas complètement pathétique avec un Thierry acceptant un salaire en-dessous de celui qu’il avait auparavant et recevant, en prime, une petite leçon de rédaction de curriculum vitae…

C’est sans avoir le choix que Thierry va enfin trouver un travail. Le voilà donc agent de surveillance dans une grande surface. Scrutant les clients sur un imposant système de télésurveillance, son job, c’est d’empêcher le vol dans le magasin.Et là encore, Stéphane Brizé interroge sur la place d’un homme dans un système. Dans les coulisses de l’hypermarché, défilent un jeune type qui a dérobé un chargeur de téléphone ou un petit vieux voleur de deux barquettes de viande mais aussi des caissières accusées de voler leur entreprise en récupérant, par exemple, les points d’une carte de fidélité auprès d’une cliente qui n’en avait pas…

En silence, Thierry fait son métier jusqu’au moment où il se retrouve face à une situation morale ingérable. Rester et devenir complice d’un système inique (le directeur, dans le film, licencie ses employés à la moindre petite faute et ne les remplace pas pour augmenter son chiffre d’affaires) ou partir et retourner à la précarité?

Si Brizé a souhaité donner une dimension documentaire à La loi du marché, sa fiction atteint cependant une vraie et forte dimension humaine. A travers un travail remarquable sur le cadre, à travers aussi des échappées étranges (le cours de danse) ou crispantes (la vente du mobil-home) et bien entendu à travers la direction d’acteurs. Le cinéaste confronte ici Vincent Lindon, comédien ultra-confirmé, à des non-professionnels absolument criants de vérité. Son Thierry étant au centre du récit, Vincent Lindon est quasiment de tous les plans.

Thierry (Vincent Lindon) et sa femme (Karine de Mirbeck). DR

Thierry (Vincent Lindon)
et sa femme (Karine de Mirbeck). DR

Excellent dans des rôles en costume (Augustine ou Le journal d’une femme de chambre), impressionnant dans un thriller comme Pour elle, surprenant dans l’expérimental Pater, Lindon retrouve, ici, un personnage qui semble être un frère de ceux qu’il incarna dans Fred ou Welcome. Souvent filmé de dos dans La loi…, le comédien atteint un superbe niveau de jeu (proche parfois du travail sans filet) en traduisant le mal-être de Thierry, sa volonté de lutter aussi qui se heurte à un lent épuisement… Avec cet homme dont la nuque et le dos se courbent sous le poids du drame social mais qui résiste encore, Vincent Lindon (dirigé pour la troisième fois par Stéphane Brizé après Mademoiselle Chambon en 2009 et Quelques heures de printemps en 2012) mériterait le prix d’interprétation à Cannes.

LA LOI DU MARCHE Drame (France – 1h33) de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon, Yves Ory, Karine de Mirbeck, Matthieu Schaller, Xavier Mathieu, Noël Mairot, Catherine Saint-Bonnet. Dans les salles le 20 mai.

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