Les noirs tourments de la passion

CANNES.- Passion quand tu nous tiens… Depuis que le cinéma existe, l’écran se nourrit des beautés et des ravages de l’amour. Regardez ce génie mal embouché de Turner qui, dans le film de Mike Leigh, coince sans états d’âme, sa servante contre un meuble pour la trousser. Et la bancale Hannah (épatante Dorothy Atkinson) de le couver d’un regard désespérément énamouré. Voyez encore « Loin de mon père », la dernière tragédie de l’Israélienne Keren Yedaya. Elle raconte l’histoire de Moshe, 50 ans , et de Tami, même pas la vingtaine. Ils sont en couple et vivent une relation violente dont Tami semble ne pas pouvoir se libérer. Or Moshe et Tami sont père et fille. Sans jamais poser de jugement moral, Yedaya observe frontalement l’inceste. Et c’est très déroutant et dérangeant surtout lorsque Tami, toujours, revient vers son géniteur… Et puis voilà encore la lumineuse Angélique Litzenburger, reine de la nuit lorraine, qui dans ses cabarets, vendait de l’amour. Et voilà que le brave Michel lui propose le mariage. Comme une assurance-retraite? Alors l’Angélique qui aimait les hommes, veut bien essayer d’y croire mais elle n’arrive pas à consommer avec son époux. Elle a trop aimé, Angélique, pour recommencer autrement, « normalement ». Une vacherie, l’amour…

« Est-ce que tu passerais toute ta vie avec moi, Julien? » Dans la chambre aux volets mi-clos, le lit est en bataille. Sur les draps froissés, les corps sont lourds et alanguis, la peau est couverte de sueur. Il ne sait que répondre, Julien, à Esther, cette maîtresse qu’il voit en cachette lorsqu’elle en donne le signal par un tapis rouge accroché au balcon d’une pharmacie de province… « Après l’amour, on ne sait pas quoi dire… » Ou alors n’importe quoi. Oui évidemment, pour toujours. C’est en tout cas ce que Julien dit au… juge d’instruction. Car « La chambre bleue », présenté dans la section Un certain regard et dans les salles dès aujourd’hui, est un film noir avec deux amants frénétiques et deux morts violentes.

Une histoire tirée du roman éponyme de Georges Simenon qui marque le retour de Mathieu Amalric à la mise en scène. La dernière fois, c’était déjà à Cannes avec le joyeux et nostalgique « Tournée » qui nous fit découvrir les coruscantes filles du New Burlesque. Et qui valut à Amalric le prix de la mise en scène. Alors que, se souvient-il, il s’était appliqué à ce que la mise en scène ne se voit pas. Ce qui n’est pas le cas de cette « Chambre bleue » très écrite et composée comme un puzzle habile dont les pièces, souvent grâce à la voix off, viennent doucement, s’imbriquer les unes dans les autres. Une oeuvre qui, de toute manière, est à part dans la trajectoire du petit prince du cinéma d’auteur français. Après avoir longuement travaillé sur « Le rouge et le noir » stendhalien qui demeure son rêve de cinéma, Amalric s’est emparé d’un drame bourgeois (il intéressait paraît-il Chabrol) pour composer une étude quasi-clinique d’une passion sans issue. Entrepreneur en matériel agricole, Julien est revenu, longtemps après, vivre dans sa petite ville natale. Où il croise la belle Esther, l’épouse du pharmacien, notable local. Sur une route de campagne, Esther arrête Julien. Un problème de voiture qui lui permet de demander « Tu veux essayer une fois de m’embrasser? »

« La chambre bleue » a été annoncée comme contenant son lot de « scènes physiques ». De fait, on observe bien les amants (Mathieu Amalric et Stéphanie Cléau, sa compagne dans la vie) dans le plus simple appareil. Et le cinéaste filme même une furtive « Origine du monde ». Rien de bien neuf quand même de ce côté-là sous le soleil de la Croisette. Non, ce qui est fascinant ici, c’est la manière dont Amalric décrypte, avec une intensité froide, les tourments d’une brève passion qui laisse l’amant quasiment sans ressort et la maîtresse au seuil de la folie…

Pour le reste, on n’a pas manqué, sur la Croisette, de rendre hommage à Alain Resnais, le plus imposant grand disparu du cinéma mondial de ces derniers mois. Rien que de bien normal au regard de la carrière du réalisateur de « L’année dernière à Marienbad » et de l’ultime « Aimer, boire et chanter ». La scène se passait, hier, à l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs qui lui attribuait un trophée posthume, le Carrosse d’or.  Sabine Azéma, André Dussollier et le producteur Jean-Louis Livi étaient venus pour l’occasion. Livi raconta qu’il avait rendu visite à François Truffaut alors que celui-ci était déjà très malade. L' »homme qui aimait les femmes » lui confia que son rêve aurait été de tourner un film à quatre mains avec Resnais. Livi le rapporta à un Resnais ému qui glissa que c’était son désir secret aussi. Et Livi de conclure qu’il attendait le moment de retrouver Resnais sur son étoile pour regarder ce film ensemble…

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