Magouilles russes et flots de vodka

CANNES.- Combien les ravissantes jeunes personnes de l’espace Nespresso ont-elles servies de petits cafés serrés? Combien la jeune fille, jupette blanche et tee-shirt rouge, pas très à l’aise sur ses patins à roulettes, a-t-elle distribué de numéros de Direct Matin? Combien le cinéphile anonyme qui, tous les matins à l’angle de la rue des Belges et de la Croisette, demandait une invitation, a-t-il pu voir de films? Combien de questions ont été posées par des journalistes à des acteurs et des réalisateurs? Je n’ai pas pu aller à la leçon de cinéma donnée par Sophia Loren. Du coup, je n’ai pas entendu quelqu’un demander à la Loren combien de liftings elle avait fait. Mais j’ai trouvé ça très classe. Sharon Stone, venue au gala de l’amfAR, recueillir des fonds pour la lutte contre le sida, a fait un tour sur les marches. On a vu les photos dans Le Film français. Elle était rayonnante mais on avait l’impression qu’elle avait oublié de mettre un pantalon ou une jupe. Conchita Wurst, le travesti autrichien de l’Eurovision, était aussi à l’amfAR mais, pour l’heure, on ne l’a pas vu sur le tapis rouge du palais…

Côté écrans, la compétition s’est achevée ce matin par la projection de « Sils Maria », troisième film français en lice après ceux de Bonello (« Saint Laurent ») et Godard (« Adieu au langage »). Olivier Assayas, avec une Juliette Binoche omniprésente et la révélation de Kristen Stewart, l’icône de « Twilight » en jeune femme de son temps, plonge au coeur des affres de la comédienne quand l’âge vient. C’est élégant mais assez convenu.

Rien à voir avec « Leviathan » du Russe Andreï Zviaguintsev. Hier soir, en séance de presse, il a été ovationné. D’abord on se dit que les Russes ont quelque chose à dire dans le cinéma contemporain. Pas comme André Téchiné et son « Homme qu’on aimait trop », plate illustration de l’affaire Agnelet/Agnès Le Roux ou justement Assayas…

En traitant l’histoire toute simple d’un homme qui ne veut pas perdre sa maison dans une opération immobilière véreuse, Zviaguitsev décrit implacablement une société russe dévorée par une corruption galopante. L’écriture est limpide (on se souviendra longtemps de la pelleteuse, filmée de l’intérieur de la maison, qui en fracasse la façade), les interprètes sont hallucinants de réalisme (Dieu, que la vodka coule à flots!) et l’humour est là. Lors d’un barbecue, des convives s’amusent à tirer sur des bouteilles. Mais voilà que Pacha apporte d’autres cibles. Ce sont les portraits officiels de Lénine, Brejnev, Gorbatchev… « Tu n’as pas les derniers? » demande l’un. Et l’autre: « Non, on n’a pas encore le recul historique… » Notez d’ores et déjà ce « Leviathan » sur vos tablettes.

Depuis le début du festival, le temps a filé et je n’ai pas eu le temps d’évoquer, ici, tous les films de la sélection officielle. Petit passage en revue alors que, dans quelques heures, le jury de Jane Campion se retirera pour délibérer…

Timbuktu.- Le Mauritanien Abderrahmane Sissako raconte Tombouctou réduite au silence, portes closes et ruelles désertes. Plus de couleurs vives, plus de musique, plus de rires, les femmes ne sont plus que des ombres. Des extrémistes religieux sèment la terreur. Une scène sublime dans ce film en compétition et que certains voient bien en Palme d’or: interdits de jeu, des enfants livrent un match de football sans… ballon. Une chorégraphie belle à pleurer.

Captives.- Le Canadien Atom Egoyan, venu à Cannes avec « Exotica » ou « De beaux lendemains » donne un polar neigeux sur fond de pédophilie et d’internet. Bien ficelé mais pas vraiment à la hauteur d’une ambition esthétique digne de Cannes. Cela dit, Rosario Dawson, en enquêtrice, est belle à craquer.

Foxcatcher.- Peut-être le plus troublant des films de la compétition. L’Américain Bennett Miller, auteur de « Capote » et du « Stratège » sur l’univers du baseball, s’appuie sur une histoire vraie et mortelle pour décrire le monde de la lutte. Médaillé d’or olympique en 1984 à Séoul, Mark Schultz entre dans l’écurie du milliardaire américain John du Pont. Celui-ci,  passionné de ce sport de contact, veut amener Mark à une nouvelle victoire olympique. Entre manipulation et désir, un film noir singulièrement impressionnant. Dans un emploi inattendu, le comique américain Steve Carell (méconnaissable sous un nez postiche) campe un maniaque vite angoissant.

Wild Tales.- Le film le plus déchiré de la compétition est argentin. Damian Szifron assemble quelques histoires autour du passé, de la frontière entre civilisation et barbarie ou d’un détail du quotidien qui déclenche la violence. La séquence d’ouverture dans un avion où il apparaît que tous les passagers connaissent un certain Pasternak est simplement jubilatoire…

Winter Sleep.- On sait que le Turc Nuri Bilge Ceylan travaille toujours la durée dans son cinéma. On se souvient ainsi de « Il était une fois en Anatolie » (2011) et de phares de voiture avançant, du fond de l’image, dans la nuit. Dans un village perdu de Cappadoce, Aydin, ancien comédien, tient un petit hôtel. Vivent là Necla, la soeur d’Aydin et Nihal, sa jeune épouse un peu délaissée. Alors que l’hiver gèle la steppe, Ceylan orchestre les déchirements des trois personnages. C’est beau comme du Bergman ou du Tchekov.

Sur la Croisette, tout le monde joue maintenant au jeu des pronostics. Ce matin, il se dit partout que « Mommy » de Xavier Dolan pourrait décrocher la Palme. Je ne me déroberais donc pas. Voici mon palmarès:
Palme d’or: « Leviathan »
Grand prix: « Deux jours, une nuit » des frères Dardenne
Prix d’interprétation féminine: Anne Dorval et Suzanne Clément dans « Mommy »
Prix d’interprétation masculine: Steve Carell dans « Foxcatcher »
Prix du jury: « Timbuktu »
Prix de la mise en scène: « Winter Sleep »
Prix du scénario: « The Homesman » de Tommy Lee Jones.

Demain samedi, sur le coup de 21h, commentaires, ici, du palmarès du 67e Festival.

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