La solitude de Jimmy au coeur de l’été

Jimmy (Alexi Mathieu) et Pris sa mère (Angelica Sarre).

Jimmy (Alexi Mathieu) et Pris sa mère (Angelica Sarre).

« Tout ça, c’est de ta faute! Si t’étais pas né, on n’en serait pas là. T’as foutu ma vie en l’air… » Entendre de tels mots de la part de sa mère -même si elle est clairement à la dérive- quand on a une douzaine d’années, c’est assurément traumatisant… Mais Jimmy en a déjà vécu d’autres, de ces situations où le gamin qu’il est doit se comporter comme un adulte. Et les propos de son instituteur, alors que Jimmy s’apprête à entrer en sixième, résonne étrangement: « T’es un homme maintenant ». On se demande alors si le pauvre Jimmy a vraiment eu une enfance.

Avec Une enfance, Philippe Claudel signe une chronique provinciale où il observe comment l’innocence, la joie, le désir d’insouciance qui caractérisent ordinairement l’enfance se heurtent à la violence de situations psychologiquement âpres. Jimmy voudrait bien vivre son enfance mais il ne le peut pas car il doit quotidiennement endosser des responsabilités qui ne sont pas de son âge.

Lorsque, dans les paysages de Dombasle, commune de la banlieue de Nancy où Philippe Claudel est né et vit toujours, s’ouvre Une enfance, on est sur un terrain de foot où des gamins tapent joyeusement le ballon. Gardien de but pas très efficace, Jimmy a surtout fort à faire avec Kevin, son jeune frère planté à côté de la cage, qui n’arrête pas de lui casser les pieds. Mais ce n’est pas que sur le terrain de foot que Jimmy a Kevin dans les pattes, c’est tout le temps. Car ces deux mômes sont essentiellement livrés à eux-mêmes et Jimmy assume le rôle du « grand » quand leur mère passe son temps vautrée sur le lit ou sur le canapé…

Jimmy (Alexi Mathieu) et Kevin (Jules Gauzelin).

Jimmy (Alexi Mathieu) et Kevin (Jules Gauzelin).

Après Il y a longtemps que je t’aime en 2008 puis le lumineux Tous les soleils (2011), Philippe Claudel avait, en 2013, signé Avant l’hiver, un drame « bourgeois » qui mettait aux prises un neurochirurgien de la soixantaine, son épouse et une mystérieuse jeune femme s’immisçant dans leur existence. Le romancier et cinéaste lorrain a eu, après ce film interprété par Daniel Auteuil Kristin Scott Thomas et Leïla Bekhti, l’envie de rebattre les cartes et de s’éloigner d’une proposition cinématographique « classique » construite avec des codes globalement acceptés. Pour cela, il s’est tourné vers son pays, son environnement de longue date, vers une forme plus libre, vers des comédiens méconnus ou inconnus. Cité industrielle en lisière de campagne, Dombasle fut, dès la fin du 19e siècle, modelée par la présence d’une grosse usine produisant du carbonate de soude. Le groupe belge Solvay, à qui elle appartient, avait une philosophie paternaliste: il a notamment fait construire, pour ses employés, de l’ouvrier au directeur, des écoles, un stade, une bibliothèque, une salle des fêtes et des maisons qui ont la particularité d’être en briques rouges comme en Belgique ou dans le nord de la France…

Au coeur de cette petite ville lorraine un peu éteinte, le cinéaste, en se servant d’un double décor (la maison de briques rouges et une nature abondante et omniprésente), a placé Jimmy comme point d’ancrage d’une aventure familiale dont le gamin est, souvent malgré lui, le protagoniste ou le témoin. Alors que l’année scolaire s’achève, Jimmy, qui a déjà redoublé deux fois, sent bien que le long été qui arrive sera le temps de l’ennui et de la solitude. Alors, sur son vélo, il rôde autour des courts de tennis. Il voudrait bien jouer comme son homonyme Jimmy Connors dont il regarde les images d’archives à la télévision…

Jimmy dans la torpeur de l'été lorrain...

Jimmy dans la torpeur de l’été lorrain…

Avec une caméra qui suit au plus près le gamin (Alexi Mathieu), Claudel, avec un réalisme qui fait souvent songer au cinéma des frères Dardenne, montre Jimmy s’occupant de l’intendance de la maison, de son petite frère, faisant les courses, la cuisine, veillant sur sa mère, assistant à la dérive des adultes, le logement étant régulièrement le lieu de « fêtes » alcoolisées où l’on se pique à l’héroïne… S’il y a évidemment un aspect documentaire dans cette description d’un quart-monde pitoyable, Une enfance possède cependant une vraie force dramatique à cause des tourments, des souffrances qui habitent Jimmy. Et on imagine alors la rage mais aussi la peur qui grandissent en lui…

Face à Jimmy, on trouve le couple formé par Pris, la mère des deux gamins, et Duke, son compagnon, tous deux parfaits paumés toxicomanes. Pris (Angelica Sarre) est une « adolescente » de 30 ans qui doit assumer un rôle de mère mais qui en est incapable. Paradoxe, Jimmy est plus fort qu’elle et leur relation devient trouble à cause de l’insouciance corporelle de Pris face à son fils… Quant à Duke (Pierre Deladonchamps, remarquable), c’est un velléitaire qui se laisse vivre, qui tient des propos politiques incohérents et qui est certain de ne pas avoir la vie qu’il mérite…

Pourtant, avec tout ce matériau désespérément humain, Claudel ne tombe pas dans le misérabilisme. Au contraire, dans la touffeur et le vide de l’été, Jimmy s’avance, dans une nature accueillante, vers l’âge d’homme. Un prof de tennis (Philippe Claudel lui-même) va lui tendre la main. Pour la première fois, le visage de Jimmy va s’éclairer d’un sourire. Mais on n’oublie pas ce moment terrible où, en classe, l’instituteur interroge les élèves sur leurs rêves. Quand vient le tour de Jimmy, il lâche: « Je ne rêve jamais ».

UNE ENFANCE Drame (France – 1h40) de Philippe Claudel avec Alexi Mathieu, Angelica Sarre, Pierre Deladonchamps, Jules Gauzelin, Patrick d’Assumçao, Fayssal Benahmed, Catherine Matisse, Lola Dubois. Dans les salles le 23 septembre.

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