Le rire salvateur des femmes nues…

Femmes algériennes au hammam.

Femmes algériennes au hammam.

Au hammam, les corps se dévoilent mais, plus encore, les langues se délient. Notamment du côté des femmes, la parole a sacrément besoin de se libérer dans cette Algérie des années noires de 1995. Vainqueur massif des élections de juin 1990 lors des scrutins communaux (les premières élections « libres et démocratiques » dans l’histoire algérienne), le Front islamiste du salut (FIS) a décrété que les femmes étaient les ennemies n°1.

Or, avec A mon âge, je me cache encore pour fumer, Rayhana ouvre symboliquement les portes du hammam, ce lieu cathartique de mise à nue, pour raconter le quotidien des femmes, leurs désirs et leur misère sexuelle, leurs fantasmes et leurs plaintes.

Fatima (Hiam Abbass), Nadia (Sarah Layssac), Keltoum (Nadia Kaci) et Louisa (Maymouna). DR

Fatima (Hiam Abbass), Nadia (Sarah Layssac), Keltoum (Nadia Kaci) et Louisa (Maymouna). DR

Tout commence pour la cinéaste née à Bab el Oued, le quartier le plus populaire d’Alger et aujourd’hui installée depuis près de dix ans en France, par le théâtre. Après une formation à l’Institut national d’art dramatique et chorégraphique d’Algérie, Rayhana rejoint la troupe nationale de Béjaïa comme comédienne puis, ensuite, comme auteur et metteur en scène. Ecrite en 2009, A mon âge, je me cache encore pour fumer est sa première pièce écrite en français qui fut montée, dans une mise en scène  de Fabian Chappuis, à la Maison des métallos à Paris. C’est la productrice Michèle Ray-Gravas qui, après avoir vu la pièce, proposa à Rayhana de produire une adaptation de sa pièce pour le grand écran, la productrice insistant sur le fait que cette adaptation devait impérativement être en arabe et que seule Rayhana pouvait mettre en scène le film. Si l’élaboration du projet a mis du temps, le film est désormais là et bien là…

C’est du côté de la mer que s’ouvre A mon âge… La Méditerranée, le ciel, la musique -une chanson triste par une voix de femme- les parfums sans doute de la ville avant le générique. Mais tout de suite, on entre dans le vif du sujet. A la dérobée, d’un balcon à l’autre, on aperçoit dans l’entre-bâillement d’une porte-fenêtre, une femme jetée sur un lit et prise de force par un homme… Cette femme-là, on le découvre vite, c’est Fatima. Déjà vieille à 50 ans, chef masseuse depuis des années, elle seconde, en son absence, la patronne du hammam. Avant l’arrivée des clientes, Fatima rejoint le hammam, son havre de paix, pour se purifier le sexe du viol quotidien de sa brute de mari… Elle peut alors griller jusqu’au mégot sa première cigarette qu’elle fume en cachette.

Un lieu clos où les langues se délient. DR

Un lieu clos où les langues se délient. DR

Lorsqu’à 11h, les clientes déboulent, le hammam se met alors à bruisser de mille conversations tandis que Fatima, femme à poigne, aimée et crainte par toutes, tient la baraque avec un langage fleuri: « Pas de politique dans le hammam! Que chacune se lave les fesses et seulement ses fesses, putain de Dieu! » La journée de Fatima va être bouleversée par l’arrivée de la jeune Meriem, enceinte et prête à accoucher. A l’insu de toutes, Fatima la cache dans un recoin du hammam pour la protéger de son frère Mohamed, rentré de France pour la tuer, elle et son bâtard…

Dans ce lieu clos où les voiles tombent, où les rires partent en rafales, où les grosses et les maigres sont logées à la même enseigne, où les pudeurs n’ont plus lieu d’être, c’est toute la tragi-comédie de la condition féminine qui va s’exprimer alors que, dehors, les islamistes ont proclamé que « les femmes sont la racine du mal, la cause de la décadence dans le monde, un fléau à mater… »

Bien sûr, on peut considérer, dans son défilé même de personnages truculents ou dramatiques, que le film est un peu trop archétypal mais Rayhana promène sa caméra avec assez d’aisance dans son hammam pour qu’on s’attache, tour à tour, à à la candide et maigre Samia qui, malgré ses 29 ans et demi, ne connaît rien de la vie et se perd dans un rêve hanté par un homme qui viendrait la libérer du joug de ses parents. Mais Samia, toujours vierge, sait se donner du plaisir, seule et ose en parler à la furieuse Nadia. Nadia est en guerre contre l’obscurantisme et elle sait de quoi elle parle. Etudiante à la fac, elle a été arrosée d’acide par les barbus parce qu’elle osait porter un jupe… L’ennemie jurée de Nadia, c’est Zahia, veuve d’un auto-proclamé « émir » qui inculque à ses enfants que leur père est mort en martyr. Mais Fatima, avec ses mots directs, la ramène sur terre:  « Zahia, ton mari n’est qu’un cadavre de plus qui se fait dévorer par les vers tout comme ses victimes autour de lui… »  Ancienne étudiante en médecine, Zahia saura toutefois prendre ses responsabilités.

Samia (Fadila Belkebla, au centre) et les femmes de "A mon âge...". DR

Samia (Fadila Belkebla, au centre) et les femmes de « A mon âge… ». DR

Passent aussi par là Keltoum, l’institutrice, femme moderne et courageuse, qui n’arrive pas à avoir d’enfant mais qui adore pourtant faire l’amour et le dit haut et fort. Keltoum qui porte le voile depuis qu’un môme de 8 ans, envoyé par un auto-proclamé imam d’une mosquée voisine, l’a menacée de mort. Femme au foyer analphabète, Louisa a été mariée à dix ans avec un ami de son père de quarante ans son aîné qui lui donnait des bonbons. Mais Louisa a un beau mais douloureux secret d’amour… Et puis il y a encore Madame Mouni, l’immigrée revenue au bled trouver une femme pour son fils. Une épouse qui devra, évidemment, être vierge, voilée et pieuse, bonne cuisinière et parfaite ménagère… Quant à Aïcha, c’est la mère méditerranéenne dans toute sa splendeur. Possessive, forte en gueule, l’accoucheuse du quartier « et fière de l’être », sait qu’on peut tomber enceinte des hommes, sans relation avec eux…

Pour l’anecdote, on notera que le hammam censé être situé à Bab el Oued est, en fait le Bey Hamam, superbe édifice de bains turcs, connu sous l’appellation Bains du Paradis, situé rue Egnatia à Thessalonique en Grèce. Non sans une pointe d’humour, Michèle Ray-Gavras note: « 50 ans après Z, tourner une histoire qui se passe à Alger à Salonique alors que, pour Z, l’histoire qui se passait à Salonique, nous l’avons tourné à Alger… »

Porté par d’épatantes comédiennes avec, en tête de distribution la grande Hiam Abbass dans le rôle de Fatima, A mon âge, je me cache encore pour fumer est un tourbillon de femmes et de sensations. On y parle crûment des hommes et souvent de leurs défaillances, des imberbes qui reviennent barbus, du bonheur des caresses et de la peur du sexe, des « bâchées » et des « décapotables », de mères, d’amantes et de « saintes », le tout avec une verdeur  qui frôle parfois la paillardise… Dans cette matrice qu’est le hammam, Rayhana repeint la tragédie -elle veille à la porte des lieux- aux couleurs chaudes et moites d’un rire salvateur…

A MON AGE, JE ME CACHE ENCORE POUR FUMER Drame (France/Algérie – 1h30) de Rayhana avec Hiam Abbass, Fadila Belkebla, Nadia Kaci, Nassima Benchicou, Sarah Layssac, Maymouna, Lina Soualem, Faroudja Amazit, Biyouna, Fethi Galleze. Dans les salles le 26 avril.

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