Millie, le petit père du peuple, le moineau russe et les souvenirs d’antan

Millie (Halle Berry) et sa famille. DR

Millie (Halle Berry) et sa famille. DR

ENFER.- En 1991, dans un quartier populaire de Los Angeles, la jeune Latasha entre dans un petit commerce, prend une bouteille de jus d’orange, la glisse dans son sac et s’approche de la caisse. La commerçante se met à crier qu’on est en train de la voler. Latasha, 16 ans, avait-elle l’intention de payer sa boisson? On n’en saura jamais rien. Car la commerçante l’abat d’une balle de revolver en pleine tête…  Dans sa grande maison encombrée, Millie Dunbar s’occupe de sa propre famille mais aussi d’une ribambelle de gamins qu’elle accueille en attendant leur adoption.
Avec amour, elle s’efforce de leur apporter des valeurs et un minimum de confort dans un quotidien le plus souvent difficile. Car, à la télévision, on suit le procès Rodney King tandis que les images de la vidéo amateur montrant les policiers blancs violemment frappant l’Afro-américain tournent en boucle… Lorsqu’en avril 1992, les quatre policiers accusés du tabassage de Rodney King sont acquittés, des émeutes éclatent presque instantanément dans Los Angeles. Millie et tous ses enfants vont être pris dans un tourbillon de violence qui va mettre en péril le fragile équilibre de sa famille.

Millie au coeur des émeutes. DR

Millie au coeur des émeutes. DR

Avec Kings (USA – 1h27. Dans les salles le 11 avril), on retrouve la réalisatrice franco-turque Deniz Gamze Ergüven qui était venue sur le devant de la scène, en 2015, avec Mustang, son premier long-métrage qui décrocha, l’année suivante, les César du meilleur premier film et du meilleur scénario original. Dans un contexte de remontée du patriarcat en Turquie, Mustang racontait, avec émotion et douleur, l’aventure de cinq soeurs orphelines qui, dans un village du nord de la Turquie, tentaient de défendre leur joie de vivre et leur liberté face à un vieil oncle très à cheval sur la tradition, la moralité et la religion… C’est encore une histoire de fratrie qui est au centre de Kings, un film qui est né dans l’esprit de la cinéaste lors des émeutes de 2005 en France. « J’avais le sentiment de comprendre, du moins de reconnaître ce qui se matérialisait à travers ces émeutes. Je ressentais un malaise très fort à l’époque en France. Je suis arrivée à Paris à l’âge de six mois, j’y ai vécu presque toute ma vie. Or je n’étais toujours pas française. On venait de me refuser pour la deuxième fois la nationalité. Je ressentais ainsi un sentiment étrange de fragilité dans ma relation au pays que je considérais comme le mien ». Après de longues recherches sur le terrain, notamment dans le ghetto de South Central, il a fallu à la cinéaste batailler très longtemps pour réussir à faire aboutir son projet. L’intérêt porté par Halle Berry  au personnage de Millie puis celui de Daniel -007- Craig pour Obie, le voisin blanc égaré dans le ghetto, a permis à Kings de voir enfin le jour. Et on plonge volontiers dans cette aventure de mère-courage déterminée à sauver sa famille de l’enfer des émeutes et qui, petit à petit, se révolte parce qu’elle en a assez d’être une citoyenne de seconde zone. Deniz Gamze Ergüven filme ses personnages au plus près et la tension est constamment palpable… même dans les moments burlesques comme lorsque Millie et Obie sont menottés à un poteau d’éclairage…

Staline est mort. La bataille pour la succession s'ouvre. DR

Staline est mort. La bataille
pour la succession s’ouvre. DR

SOVIETS.- A Moscou, en 1953, dans une salle de concert, le public écoute avec attention l’orchestre et la belle pianiste Maria Youdina tandis que, dans la régie technique, le téléphone sonne soudain. Andreyev, le responsable, blémit. L’interlocuteur qui vient de raccrocher n’est autre que Joseph Staline. Et le petit père des peuples vient de demander qu’on lui apporte d’urgence l’enregistrement du concert. Or le concert a été diffusé en direct… Complètement affolé, Andreyev décide de retenir les musiciens, la soliste (Olga Kurylenko), le public (quitte à remplir les fauteuils avec des passants réquisitionnés) pour un second concert, cette fois enregistré. Et le disque pourra enfin être livré au maître de l’Union soviétique. Qui n’aura pas le temps de se livrer aux joies de la musique puisqu’il est frappé par une attaque cérébrale. Devant la lourde porte, les deux soldats de faction entendent bien le bruit d’une chute mais ils ne bougent pas… de peur de finir au goulag. Et lorsque les dignitaires du régime entrent enfin dans le bureau de Staline, l’un d’eux lâche: « Ca pue comme dans une pissotière de Bakou, ici! »

Le terrible Beria en action... DR

Le terrible Beria en action… DR

En s’appuyant sur La mort de Staline, le roman graphique (Dargaud, 2010) de Thierry Robin et Fabien Nury, le réalisateur britannique Armando Iannucci réussit une étonnante satire politique sur un terrible dictateur doublée d’une comédie très grinçante sur les (sombres) allées du pouvoir de l’Union soviétique des années cinquante-soixante. Ce qui impressionne chez ce cinéaste (encore) peu connu chez nous, c’est sa capacité à mettre en scène, avec un sens aigu du tempo, la panique et la paranoïa qui s’emparent, à la mort de Staline, de son entourage politique, de sa famille mais aussi du peuple russe… La mort de Staline (Grande-Bretagne – 1h48. Dans les salles le 4 avril) est un oeuvre étonnante puisqu’elle semble être une vraie fiction de (tragi-)comédie alors même qu’elle repose sur des éléments tout à fait réalistes puisés dans l’une des périodes les plus noires de l’Union soviétique et autour de l’un des personnages les plus sombres du XXe siècle. La tension qui règne est tellement effrayante que ça en devient étrangement comique, d’une manière doucement hystérique… Autour d’un Staline douceâtre et glacial qui contraint les membres du Politburo à boire comme des trous tout en leur imposant, tard dans la nuit, des westerns de John Ford, Armando Iannucci brosse une extraordinaire galerie de personnages tous plus brutaux et tordus les uns que les autres même si certains peuvent presque paraître attendrissants… On voit ainsi Beria, le sadique lubrique et terrible patron du NKVD (la police secrète du régime), aligner les listes de ceux qui, quotidiennement, sont destinés au goulag ou, pire, à la mort immédiate… Mais, lorsque Beria finira par tomber, ceux qui le condamnent, se montrent aussi bestiaux que lui. Passent donc ici le puriste Molotov, le gratte-papier Malenkov, le violent maréchal Joukov ou encore Svetlana, la fille hallucinée de Staline, Kaganovich, Mikoyan et évidemment le stratège Nikita Khrouchtchev qui accédera au pouvoir suprême après Staline… Dans des décors reconstitués à Londres, d’excellents comédiens emportent l’adhésion. A l’exception des Américains Steve Buscemi (Khrouchtchev) et Jeffrey Tambor (Malenkov), tous les autres comédiens sont britanniques. Et ils font beaucoup pour le charme, parfois grotesque, de ce film qui a été interdit en Russie car considéré par le Kremlin comme « une raillerie insultante envers le passé soviétique ».

Jennifer Lawrence incarne Dominika Egorova. DR

Jennifer Lawrence incarne Dominika Egorova. DR

MANIPULATIONS.- Très ravissante danseuse étoile du fameux Bolchoï, Dominika Egorova est aussi une gentille fille qui s’occupe, dans un petit appartement moscovite, de sa mère malade. Lorsque, dans un sinistre craquement, sa carrière artistique est instantanément brisée, Dominika n’a d’autre ressource que de céder aux pressantes avances de son oncle Vanya, l’un des hauts responsables du SVR, les services secrets russes, qui souhaite la faire entrer dans la carrière d’agent secret. Comme Dominika a beaucoup de charme, on la pousse vers l’inquiétante Ecole n°4, dirigée par la sinistre Matrone (Charlotte Rampling), où elle apprendra à se servir de son corps et à mettre en oeuvre les stratégies de séduction capables de faire plier n’importe quel homme… Sa première cible sera Nate Nash, un agent infiltré de la CIA. Car les services russes veulent absolument découvrir qui est Marbre, le mystérieux contact de Nash…

Lorsqu’au terme de 33 années de bons et loyaux services, Jason Matthews quitte la CIA, il n’arrive pas à demeurer oisif et décide de se lancer dans une carrière d’écrivain. Fan de John Le Carré et Ian Fleming, Matthews publie, en 2013, Red Sparrow (sorti en France sous le titre Le moineau rouge) qui deviendra un best-seller et connaîtra deux suites. Que le cinéma s’empare d’une telle histoire était une évidence. C’est donc chose faite avec l’éponyme Red Sparrow (USA – 2h21. Dans les salles le 4 avril. Interdit aux moins de 12 ans) qui, dans le registre du meilleur cinéma de genre, a choisi de jouer pleinement la carte du film d’espionnage, mêlant les références aux bonnes recettes d’antan, façon La lettre du Kremlin (John Huston, 1970) avec des séquences plus « contemporaines » faisant la part belle au sexe, à la violence, y compris quelques moments de torture tout à fait raffinés.

Oncle Vanya (Mathias Schoenaerts) et Dominika (Jennifer Lawrence). DR

Oncle Vanya (Mathias Schoenaerts)
et Dominika (Jennifer Lawrence). DR

On suit donc la douce Dominika qui, contrainte par la réalité d’un monde cruel, se lance dans des aventures bien tordues qui vont lui permettre de révéler un fameux potentiel de manipulatrice. Il est vrai qu’en face d’elle, Nate Nash a souvent l’air ahuri. Il est vrai aussi qu’il est tombé sous le charme, hautement sulfureux de Dominika… En portant à l’écran le best-seller de Matthews, le réalisateur Francis Lawrence joue la carte de l’action mais il nous épargne les sempiternelles courses-poursuites avec explosions à gogo de voitures. Dans la communauté des espions, c’est plutôt le règne des coups aussi discrets que fourrés. On sent d’ailleurs que Lawrence prend un malin plaisir à nous promener dans les salles de classe de cette Ecole n°4 où grandissent les « moineaux », ces jeunes femmes auxquelles on  apprend comment devenir des courtisanes capable de piéger et de faire chanter les ennemis de la patrie… Entourée de comédiens de talent (Jeremy Irons, Matthias Schoenaerts, Joel Edgerton, Mary-Louise Parker, Ciaran Hinds, Joely Richardson), Jennifer Lawrence, en brune ou en blonde, s’amuse manifestement à jouer avec son image. Car la lauréate de l’Oscar 2013 de la meilleure actrice (pour Happiness Therapy) est, ici, sexy et vénéneuse à souhait…

Tony Webster (Jim Broadbent) replonge dans son passé. DR

Tony Webster (Jim Broadbent)
replonge dans son passé. DR

JEUNESSE.- Dans un quartier paisible de Londres, Tony Webster, la bonne soixantaine, mène une existence aussi paisible que solitaire. Il s’occupe de sa petite boutique de photographie dans laquelle il vend de chers et rares appareils Leica. Il s’occupe aussi de sa fille Susie qui a choisi de faire un bébé toute seule et qu’il accompagne à ses cours de préparation à l’accouchement, non sans que Susie le prie d’éviter toute blague foireuse sur le couple de lesbiennes qui suivent également la formation. La vie de Tony est soudain bousculée lorsque une lettre recommandée envoyée par un cabinet d’avocats lui apprend que la mère de Veronica Ford, son premier amour, lui fait un étonnant legs: le journal intime d’Adrian Finn, son meilleur ami de lycée. Soudain replongé dans le passé, Tony va être confronté aux secrets les plus enfouis et les plus douloureux de sa jeunesse.

Tony (Jim Broadbent) et Veronica (Charlotte Rampling). DR

Tony (Jim Broadbent)
et Veronica (Charlotte Rampling). DR

Révélé au grand public en 2013 par le beau The Lunchbox qui racontait les aventures douces-amères d’une femme au foyer délaissée et d’un comptable solitaire sur fond de livraison de paniers-repas par les dabbawalahs de Bombay, le cinéaste indien Ritesh Batra adapte Une fille, qui danse, le roman à succès de Julian Barnes paru en 2011. « Je suis peut-être vieux avant l’âge mais ce texte me touche vraiment », dit le cinéaste. Cependant si A l’heure des souvenirs (Grande-Bretagne – 1h47. Dans les salles le 4 avril) peut ressembler à « un film sur des vieux », il évoque pourtant largement la jeunesse et les souvenirs qu’elle laisse, pour toujours, dans la tête et le coeur des adultes. C’est ainsi que Tony Webster qui s’était construit une retraite confortable va devoir s’interroger: « Qu’est-ce que la nostalgie? Et en suis-je atteint? » La (probable) apparition du journal intime d’Adrian l’obligera aussi à réévaluer son comportement dans son couple. Et ce n’est pas facilement qu’il pourra raconter à son ex-épouse, désormais confidente, ses premières amours… Par le biais de flash-backs, A l’heure des souvenirs (The Sense of an Ending, en v.o.) ramène le spectateur dans les années de collège de Tony lorsqu’il ressent ses premiers émois amoureux avec la rousse et séduisante Veronica tout en découvrant l’énigmatique Adrian. Grâce à l’excellent Jim Broadbent (compagnon de route, notamment de Mike Leigh dans Life is Sweet, Topsy-Turvy, Vera Drake ou Another Year), on s’attache au grincheux et soupe-au-lait  Tony qui commencera à s’ouvrir aux autres. A ses côtés, Charlotte Rampling, Harriet Walter ou Emily Mortimer assurent et donnent à cette tranquille mais captivante comédie ce qu’il faut de tendresse ou de mystère. Notre passé est-il le pur reflet de la réalité ou d’autant d’histoires que nous nous sommes racontées ?

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