Juste une image…

Conformiste
En 1917, très jeune garçon, humilié et maltraité par des camarades, Marcello Clerici est protégé puis entraîné et sexuellement agressé par Lino, un jeune chauffeur de maître. Marcello lui arrache son pistolet et le vise. Il pense l’avoir tué et s’enfuit. Tourmenté par un sentiment de culpabilité mais surtout d’anormalité, il éprouve le besoin d’être conforme à ce que la société attend d’un homme, à se fondre dans la masse. Cette envie est renforcée par la répugnance que lui inspirent ses parents et une vie familiale, désordonnée et dispendieuse. Son père, fasciste de la première heure, a sombré dans la démence et est interné, sa mère grande bourgeoise déchue est une toxicomane manipulée et abusée par son chauffeur.
Dans l’Italie fasciste, être normal c’est être fasciste, adhérer au parti et le servir. Fasciste par conformisme, Clerici (Jean-Louis Trintignant dans l’un de ses rôles les plus forts) entre dans la police secrète. En même temps, il veut une épouse la plus médiocre possible, petite-bourgeoise jolie et sotte, Giulia, loin de l’image maternelle et de l’idéal de la grande-bourgeoisie à laquelle il appartient.
En 1938 les services secrets lui donnent pour tâche de profiter de son voyage de noces pour contacter Luca Quadri, son ancien professeur de philosophie devenu l’un des principaux dirigeants anti-fascistes en exil à Paris. Au fond de lui, Marcello est réticent, mais il est sans cesse contrôlé, poussé, stimulé par Manganiello, un homme des services secrets. Alors qu’il est en route vers Paris, Marcello reçoit l’ordre d’assassiner Quadri. Il ne peut se dérober…
A la fin des années 60, Bernardo Bertolucci est considéré comme le jeune auteur le plus doué du cinéma transalpin. Dès son second long-métrage, Prima della rivoluzione (1964) où il évoque l’angoisse d’un jeune bourgeois qui a opté pour le marxisme, le cinéaste, lui-même marxiste, est applaudi par la critique, son film étant perçu comme précurseur des mouvements sociaux de 1968. Il met ensuite en scène Partner (1968) et La stratégie de l’araignée (1969) avant d’adapter, en 1970, le roman éponyme d’Alberto Moravia et d’atteindre sa plénitude.
Très souvent adapté au grand écran (on compte plus de trente films tirés de ses livres dont des œuvres qui ont marqué l’histoire du 7e art comme Le mépris en 1963 par Godard), Alberto Moravia écrit Il conformista en 1951 et pose la question : Pourquoi devient-on fasciste en Italie dans l’entre-deux-guerres ? Pour échapper à l’intolérable sentiment d’être différent des autres et, comme tel, de se sentir coupable.
Interrogé à la sortie du film sur son approche de Moravia, Bertolucci note que c’est l’occasion, à travers un écrivain qui incarne à ses yeux le classicisme, de revenir à une structure narrative traditionnelle, à un premier degré de communication avec le public. « L’occasion aussi, dit-il, de plonger dans un complexe social qui va de la grande à la petite bourgeoisie, et que je connais bien : je voulais vérifier si cette bourgeoisie dont parle Moravia était finie, si ce sentiment de la vie qu’elle représentait dure encore aujourd’hui. Eh bien ! Oui… Mais je n’ai pris du roman que le point de départ anecdotique, bouleversant sa structure narrative : alors que le livre se déroulait selon une chronologie parfaitement linéaire, comme une sorte de tragédie classique où la présence du Destin était très sensible, le film suit un itinéraire heurté où le poids du Destin est remplacé par la force de l’Inconscient… »
Critique corrosive (et brillamment esthétique) de la bourgeoisie italienne, le film montre le parcours d’un homme inquiet et ambigu qui, dans l’Italie des années trente, se laisse récupérer par l’idéologie dominante du pays dans lequel il vit. Le cinéaste analyse minutieusement une adhésion au fascisme motivée par des ressorts intimes et psychologiques. Clerici ne cessera de vouloir effacer ces traumatismes en se fondant dans une pseudo-normalité : en entrant au parti fasciste, en se mariant, en se conformant à ce qu’attendent la société italienne, l’Église et le régime de Mussolini. Bertolucci utilise le gigantisme glacé de l’architecture des bâtiments officiels, Paris quasi désert dans une lumière bleutée, l’inquiétante solitude d’une forêt glacée de Savoie. Et des moments de grâce, comme le tango dansé par Stefania Sandrelli et Dominique Sanda dans une guinguette des bords de Seine.

Le conformiste est projeté le mardi 19 mars à 20h à La Grange, avenue du Mal Foch à Riedisheim. La séance est présentée et animée par Pierre-Louis Cereja.


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La critique de film

Les silences de Delia, les mots d’Edith et les combines de Rachel  

"Reste encore...": Delia (Paola Cortellesi) et Ivano (Valerio Mastandrea). DR

« Reste encore… »: Delia (Paola Cortellesi)
et Ivano (Valerio Mastandrea). DR

COMBAT.- Dans la Rome populaire de la seconde moitié des années quarante, un couple se réveille dans son lit. Et avant même d’avoir échangé deux mots, Ivano colle une méchante gifle à Delia, son épouse et mère de ses trois enfants. Debout à côté de la table du petit déjeuner, en tablier, Delia est aux petits soins pour tous. Pour Marcella, sa grande fille, qui flirte avec Giulio, le fils du glacier Moretti. Pour ses deux fils qui n’arrêtent pas de se chamailler. Pour Ottorino, le vieux grand-père infirme. Pour Ivano, évidemment, qui lui lance : « Tâche de faire un truc bien, aujourd’hui ! » De fait Delia s’active. Elle fait des piqûres à domicile, de la retouche de vêtements, de la réparation de parapluies. Bien sûr, elle met un peu d’argent de côté sur ses gains mais c’est pour la bonne cause, en l’occurrence offrir une belle robe de mariée à Marcella. Hors de chez elle, Delia cultive quelques petits jardins secrets. Elle bavarde avec William, un soldat américain de la Military Police qui patrouille dans les rues de la Cité éternelle et lui offre des barres de chocolat qui lui vaudront une torgnole supplémentaire du jaloux Ivano. Elle partage quelques instants avec Nino, le garagiste qui fut son amour de jeunesse. Seule son amie Marisa partage avec elle de courts moments de légèreté… Et puis, un jour, arrive une lettre spécialement adressée à Delia. Une mystérieuse missive qui va bouleverser son existence…
Réalisé par la Romaine Paola Cortellesi, Il reste encore demain (Italie – 1h58. Dans les salles le 13 mars) a provoqué une raz de marée dans les salles obscures transalpines, cumulant plus de cinq millions d’entrées et s ‘accompagnant d’un mouvement important de contestation des violences faites aux femmes dans la péninsule. La cinéaste explique qu’elle avait « le désir de mettre en scène, à travers Delia, les femmes que j’ai imaginées en m’inspirant des récits de mes grands-mères; des histoires dramatiques racontées avec la volonté d’en sourire ; des histoires de vies dures, partagées avec toutes dans la cour de l’immeuble. Joies et peines, sur la place publique, allaient toujours de pair. »
Dans une Rome partagée entre l’espoir né de la Libération et les difficultés matérielles engendrées par la guerre qui vient à peine de s’achever, Paola Cortellesi raconte une femme ordinaire, modeste, étouffée, prisonnière de son foyer et totalement soumise à un mari infâme et violent. Bien sûr, elle lit dans le regard de Marcella -son unique grand amour- un muet appel à la rébellion. Mais sa réponse est terrible : « Et j’irais où ? » Cependant, lorsque Delia constaste que Marcella risque de vivre le même enfer qu’elle avec son fiancé, elle ne laissera plus faire.

"Reste encore...": Giulio (Francesco Centorame) et Marcella (Romana Maggiora Vergano). DR

« Reste encore… »: Giulio (Francesco Centorame) et Marcella (Romana Maggiora Vergano). DR

Glissant du rire aux larmes, avec d’étonnants accents rock’n roll (et parfois quelques afféteries de mise en scène) C’è ancora domani s’inscrit à la fois dans la tradition du néo-réalisme italien comme de la comédie italienne. On songe bien sûr à Rossellini et Rome ville ouverte (1945) d’une part et à Affreux, sales et méchants (1976) de Scola pour traiter d’un drame qui a pris une dimension considérable, celui des violences faites aux femmes. Et puis, côté référence, on apprécie aussi le clin à De Sica et au Voleur de bicyclette (1948) avec un colleur d’affiches à l’oeuvre…
Face à un Valerio Mastandrea excellent en macho et brute épaisse, Paola Cortellesi, humoriste, chanteuse et comédienne de théâtre et de cinéma, campe une Delia que n’aurait pas renié Anna Magnani ou Sophia Loren. Une Delia, dit encore la cinéaste, qui est « notre grand-mère, notre arrière-grand-mère. Qui sait si elles avaient envisagé elles aussi un demain possible. Pour Delia, demain existe. »

"Scandaleusement...": Edith Swan (Olivia Colman) et Rose Gooding (Jessie Buckley). DR

« Scandaleusement… »: Edith Swan (Olivia Colman) et Rose Gooding (Jessie Buckley). DR

INJURES.- Le Littlehampton de 1920 n’est pas encore une station balnéaire à la mode dans le sud de l’Angleterre. Mais on y vit plutôt paisiblement. Lorsque des lettres anonymes chargées d’injures commencent à arriver chez Edith Swan, l’accusant des pires turpitudes, la petite communauté ne tarde pas à être bouleversée. Et tout le monde pointe rapidement du doigt Rose Gooding, la voisine de la famille Swan. Pourtant Rose et Edith semblaient être des amies. Mais il est vrai que cette rousse Irlandaise a le verbe haut et coloré, l’esprit vif et ne se prive pas de dire crûment leur fait aux importuns… Pour les policiers locaux, la culpabilité de Rose ne fait aucun doute. Seule, l’officière de police Gladys Moss, suivie peu à peu par quelques femmes du village, décide de mener sa propre enquête. Et s’il y avait anguille sous roche ? Rose pourrait-elle être la victime des préjugés de son époque, plutôt que la véritable coupable ?
Comédie truculente et irrévérencieuse, Scandaleusement vôtre (Grande-Bretagne – 1h 41. Dans les salles le 13 mars) s’inspire de faits réels qui se sont déroulés dans les années 1920 à Littlehampton. Les protagonistes se nommaient effectivement Rose Gooding, Edith Swan et Gladys Moss, cette dernière ayant été la première femme nommée officier de police dans le Sussex en 1919.
Rose Gooding fut condamnée à deux peines de prison, notamment de douze mois de travaux forcés en 1921. Comme des lettres injurieuses continuaient à circuler, elle fut alors innocentée, libérée et dédommagée. Grâce à l’enquête de Gladys Moss, les soupçons se portèrent alors sur Edith Swan. Arrêtée à la suite d’un flagrant délit, Edith Swan fut d’abord acquittée par le tribunal et finalement condamnée en 1923, après une autre série de lettres, à un an de travaux forcés.

"Scandaleusement...": Edith et sa mère (Gemma Jones). DR

« Scandaleusement… »:
Edith et sa mère (Gemma Jones). DR

Sur fond de « Fesses de singe », de « Baiseur de lapins » et on en passe de plus salées, la réalisatrice Thea Sharrock réussit un délicieux triple portrait de femmes qui confère à ce film d’époque un touche contemporaine bienvenue. Jessie Buckley, la native de Killarney, s’empare avec drôlerie d’une Rose Gooding, forte en gueule mais qui cache un secret familial. Quant à Olivia Colman, oscarisée pour La favorite (2018) de Yorgos Lanthimos, elle se régale manifestement de son Edith Swan. Vieille fille coincée et infantilisée par ses vieux parents (Gemma Jones et Timothy Spall, grands comédiens britanniques), elle devient hystérique quand elle prend la plume pour aligner goulument les invectives les plus crues. Comme une manière de s’offrir une impossible liberté. Enfin, on découvre Anjana Vasan, comédienne d’origine indiienne, dans le rôle de la maligne Gladys, jeune flic écrasée par le mépris de sa hiérarchie. Savoureux !

"Les rois...": Nathan (Ben Attal), Rachel (Fanny Ardant) et Sam (Mathieu Kassovitz).

« Les rois… »: Nathan (Ben Attal), Rachel
(Fanny Ardant) et Sam (Mathieu Kassovitz).

FAMILLE.- Un agréable dîner en ville tourne quasiment au drame lorsqu’un convive s’étouffe à cause d’un oedème de Quincke. Dame, il y avait de l’ail dans le goulasch et on ne le savait pas. Sauf Rachel, l’employée de maison, qui avait concocté le plat. Et, en même temps, un braquage dans l’immeuble d’en face où habite l’un des invités, collectionneur d’oeuvres d’art de son état… Car Rachel est une manière de Ma Dalton qui a élevé ses fils Sam et Jérémie, ainsi que son petit-fils Nathan, dans l’art de l’arnaque.
Mais rien à voir avec les « artistes » d’Ocean Eleven ! Eux, ce sont des petits bras, des malfrats à la petite semaine, de parfaits branquignols… Alors, quand lors du braquage, Sam, Jérémie et Nathan mettent la main sur La musicienne, une grande toile de Tamara de Lempicka et qu’ils la volent sans en connaître la valeur, les embrouilles commencent. Nathan se fait arrêter et purge trois ans à la Santé tandis que Sam, son père, se ronge les sangs. Jérémie, lui, a complètement disparu de la circulation avec le tableau. Et voilà qu’entre en piste la belle Céleste, une détective rusée et charmeuse, devenue Nelly pour les besoins de l’enquête. Sam tombe sous son charme mais pas Rachel qui n’apprécie pas du tout cette pièce rapportée…

"Les rois...": Sam et Nelly (Laetitia Dosch). Photos Manuel Moutier

« Les rois… »: Sam et Nelly (Laetitia Dosch).
Photos Manuel Moutier

Avec Les rois de la piste (France – 1h56. Dans les salles le 13 mars), Thierry Klifa, ancien journaliste au magazine Studio, signe son cinquième long-métrage en forme de comédie tendre et loufoque en suivant les tribulations des pieds-nickelés du clan Zimmermann. Au-delà de la fantaisie du propos, le cinéaste interroge les liens du sang : « C’est, dit-il, une source inépuisable de sentiments contradictoires, d’éclats de rire ou de coups de sang, de claques comme de caresses, de chagrins comme de bonheurs… On s’en éloigne. On s’en rapproche. » Ici, c’est autour de la figure de Rachel Zimmermann, mère juive dans toute sa splendeur, que s’articule cette aventure qui aurait gagné à être parfois plus ramassée. Au milieu de ses « princes sans royaume », Fanny Ardant s’en donne à coeur-joie avec un personnage qui excelle autant dans les Zimmetkuchen que dans la manipulation de sa troupe. Une troupe composée de Nicolas Duvauchelle dans un numéro queer (les féministes n’ont pas grincé des dents), de Ben Attal, le prince héritier, comme l’écrit Le Monde, de la dynastie Attal-Gainsbourg-Birkin, en petit-fils rebelle et Mathieu Kassovitz en fils dépressif constamment sous cachets. Ce qui n’empêche évidemment pas son Sam de tomber amoureux de Céleste/Nelly à laquelle Laetitia Dosch apporte son habituel grain de fantaisie. Un divertissement « qualité France » comme aurait dit, en d’autres temps, François Truffaut.

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