DE LA NOUVELLE VAGUE AU NOUVEL HOLLYWOOD
L’AMI DE TRUFFAUT.- « Claude de Givray, jeune cinéphile, avait l’habitude de raccompagner ses amis, à pied ou en voiture -il était l’un des seuls à en être pourvu- pour discuter des films vus en chemin. Il était le plus grand « accompagnateur-discuteur » de Paris. » C’est Antoine de Baecque, qui dans la préface du livre que Frédérique Topin lui consacre, évoque ainsi ce personnage de haute cinéphilie, ami de François Truffaut, scénariste, réalisateur, homme de télévision…
« Ce sont les personnages qui font avancer l’action et non l’action qui fait avancer les personnages. ». Cela pourrait être la maxime qui a guidé Claude de Givray tout au long de sa vie. Né en 1933, spectateur assidu des séances du Quartier latin et du studio Parnasse, il est en effet le témoin privilégié mais aussi l’un des acteurs de la naissance de la Nouvelle vague. C’est ainsi qu’il rencontre ceux qui constitueront plus tard la bande des Cahiers du cinéma, futurs fondateurs de la Nouvelle Vague : Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Éric Rohmer et surtout François Truffaut, avec qui il partagera une longue amitié qui ne prendra fin qu’à la mort de celui-ci.
Cinéphile invétéré, critique aux Cahiers du cinéma et à Arts, De Givray fut aussi le metteur en scène de quatre longs-métrages remarquables : Tire-au-flanc 62 (1961), cinquième adaptation au cinéma d’une pièce à succès (1904) de Mouëzy-Eon et Sylvane, Une grosse tête (1962) avec Eddie Constantine et Alexandra Stewart, Un mari à prix fixe (1963) avec Anna Karina et Roger Hanin et L’amour à la chaîne (1965) avec Jean Yanne. Avec Truffaut, il signe les scénarios de Baisers volés ou Domicile conjugal mais aussi de La petite voleuse que Claude Miller mettra en scène en 1988 après la disparition de Truffaut A la télévision, il devient réalisateur de documentaires et de fictions, et enfin directeur de la fiction de TF1 où, dès son arrivée, il annonça la couleur, affirmant que son « ambition était de créer l’école française des films de série B. »
Alors qu’elle écrit son premier scénario pour la série Navarro, l’auteure rencontre Claude de Givray en 1990. Elle travaille par la suite sur de nombreuses séries (dont Les Cordier, juge et flic), jusqu’au début des années 2000 où elle devient également productrice. Au cours des trois décennies où ils se côtoient, Claude fait souvent part à Frédérique de l’envie d’écrire son histoire pour évoquer ses amis, François Truffaut, la bande des Cahiers, Michel Perez, Georges Desmouceaux, son père, le premier après sa grand-mère à l’avoir initié au cinéma, mais aussi Claude Nedjar, Lucette, sa chère épouse, Bernard Revon, Pierre Grimblat, et bien d’autres figures du cinéma et de la télévision.
Amie de longue date, Frédérique Topin offre, pour la première fois, la parole à Claude de Givray et cela nous vaut un récit agréable, voire jubilatoire que traverse Bernadette Lafont et Raoul Coutard, Mizoguchi ou Kurosawa, Renoir ou Duvivier, le Fritz Lang de Furie… Et évidemment François Truffaut…
Claude Givray se souvient : « Après Les quatre cents coups, François avait fait un court-métrage, Antoine et Colette, dans lequel il avait déjà repris le personnage d’Antoine Doinel. Il avait de nouveau envie de faire quelque chose avec Jean-Pierre qui n’était plus un adolescent. Je crois aussi qu’il avait envie de le récupérer après tous les films qu’il avait tournés avec Jean-Luc Godard, mais aussi avec Jean Eustache dans Le Père Noël a les yeux bleus et Jerzy Skolimowski dans Le départ, des films formidables. L’histoire est très connue, Truffaut nous a dit trois choses : « Le film commencera avec Jean-Pierre Léaud en tenue militaire, il est en prison à cause de ses ennuis avec l’armée. Même si les distributeurs préfèrent le titre de la chanson Que reste-t-il de nos amours ?, le film s’appellera Baisers volés et je veux une scène avec une femme d’un certain âge que Jean-Pierre Léaud désire. Cette femme devra lui demander : « Est-ce que vous aimez la musique ? » Et lui, répondra : « Oui monsieur. » C’était peu de choses, mais c’était très précis ! Évidemment, il fallait tout construire autour de ça. J’avais déjà écrit avec François pour mes films, mais je n’avais jamais écrit pour ses films à lui. François disait toujours qu’une fiction, c’est trente ou quarante bonnes scènes avec, à l’intérieur de chaque scène, un début, un milieu et une fin. Il avait remarqué qu’il y avait beaucoup de films cohérents mais qui ne comportaient aucune bonne scène ! Pour lui, le plus beau film du monde, c’était Les enchainés, parce qu’il n’y avait que des bonnes scènes. Autant dire que la barre était très haute. »
CLAUDE DE GIVRAY – L’HOMME QUI VENAIT DE LA NOUVELLE VAGUE. Frédérique Topin. Carlotta Editions. 221 pages. 20 euros. En librairie depuis le 20 avril.
UNE OEUVRE SECRETE.- « L’œuvre de Bogdanovich est sans doute l’une des plus passionnantes et secrètes du cinéma américain de ces cinquante dernières années, mais aussi l’une des plus méconnues, en dépit de tout le bien qu’en disent, dès qu’ils en ont l’occasion, Quentin Tarantino, Wes Anderson ou encore Noah Baumbach. »
C’est ainsi que Jean-Baptiste Thoret évoque le parcours du réalisateur de La dernière séance (1971), son film le plus connu, titulaire de deux Oscars en 1972 pour les meilleurs seconds rôles (Ben Johnson et Cloris Leachman)…
Né en 1939 dans l’État de New York, Peter Bogdanovich débute comme critique de cinéma. En 1968, il réalise son premier film, La cible, thriller réaliste sur une star vieillissante du cinéma fantastique (Boris Karloff) confrontée à la violence arbitraire de l’Amérique du Vietnam. Deux ans plus tard, Bogdanovich pose sa caméra au Texas et tourne La dernière séance, en compagnie d’une jeune génération d’acteurs prometteurs (Jeff Bridges, Cybill Shepherd, Timothy Bottoms, Ellen Burstyn) et de Ben Johnson, l’un des acteurs fétiches de John Ford.
Après ce film, grand succès public et classique instantané, la carrière de Bogdanovich est lancée : suivront notamment On s’fait la valise, docteur? (1972), un screwball comedy moderne avec Ryan O’Neal et Barbra Streisand, La barbe à papa (1973), Daisy Miller (1974), Nickelodeon (1976), Saint Jack (1979), Et tout le monde riait (1981), Mask (1985), Texasville (1990) et le récent Broadway Therapy (2014).
Paru en grand format en 2018, Le Cinéma comme élégie est sorti dans sa version poche à l’occasion de la rétrospective consacrée au cinéaste, en avril 2023, par la Cinémathèque française.
Connu comme critique de cinéma, spécialiste du 7e art américain, notamment du Nouvel Hollywood mais aussi du cinéma italien des années 70, réalisateur et auteur d’une quinzaine de livres sur le cinéma autour de figures du cinéma de genre comme Dario Argento, John Carpenter ou Tobe Hooper, Jean-Baptiste dirige aussi, depuis 2018, la collection Make my Day chez Studiocanal qui édite des films rares, pas ou peu édités en France.
Entre 2009 et 2018, Thoret va entretenir une conversation avec Peter Bogdanovich au cours de laquelle le cinéaste (disparu en janvier 2022) évoque ses films, ses rencontres, son enfance et ses drames personnels, sa conception de la mise en scène et les coulisses parfois cruelles d’Hollywood. Il aborde ses faits d’armes et ses déboires avec les studios américains, et sa passion pour les grands maîtres du septième art, de John Ford à Orson Welles.
À propos de Daisy Miller et de la question Amérique/Europe, Bogdanovich observe : « Disons que je pense que les Européens sont plus raffinés, plus subtils, peut-être plus intelligents. Daisy, elle, est très américaine, dans le sens où elle saute sans cesse d’une situation à une autre, batifole instinctivement, comme Cybill (Shepherd) d’ailleurs. C’est comme ça qu’elle se définit. Il y a même cette réplique « Vous êtes un flirt terrible ! » et elle répond « Oh oui, je suis un flirt terrible ». Toute fille sympathique est un flirt. Avez-vous déjà rencontré une fille sympathique qui ne le soit pas ? C’est quelque chose que les Européens ne comprendraient pas, parce que les femmes européennes ne flirtent pas de façon si ouverte, si innocente. Vraiment. »
PETER BOGDANOVICH – LE CINEMA COMME ELEGIE – CONVERSATIONS. Jean-Baptiste Thoret. Carlotta Editions. 219 pages. 20 euros. En librairie depuis le 6 avril.
DANS L’INTIMITE DES PAGES DE BERGMAN
Ingmar Bergman est une icône ! Un figure si immense du 7e art qu’on s’incline avec déférence devant une œuvre imposante et majeure dont les éclats visuels et l’intelligence du propos ne cessent de fasciner, voire de bouleverser…
Un gros pavé bleu clair permet cependant d’entreprendre un voyage dans l’intimité de Bergman. Manière d’en savoir plus sur le pourquoi du comment… Car, en s’astreignant à une discipline d’écriture, le réalisateur suédois consignait, dans des carnets, ses moindres réflexions, parfois de façon abrupte, cinglante ou, au contraire, en suivant patiemment les circonvolutions de sa pensée et de son désir, jusqu’à parvenir à leurs formulations exactes à travers des situations, des portraits, des dynamiques.
Légués par Bergman à l’Institut suédois du film, ces carnets appartiennent aujourd’hui à la Fondation des archives Bergman, qui les a publiées dans leur quasi-intégralité en 2018. Ici, c’est donc la germination même du travail créatif de Bergman qui s’offre à nous. Comment les idées jaillissent, s’interpénètrent, se font écho ou entrent en collision, se divisent et se nouent, pour aboutir à quelques-uns des plus grands films du XXe siècle. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ces carnets sont bien plus qu’un brouillon de l’oeuvre définitive. Après les avoir écrits, leur auteur a les idées plus claires. Il prend alors, dans son bureau, un papier d’une autre couleur (des blocs-notes jaunes lignés) sur lesquels il écrit le texte de son scénario, presque sans rature. Bergman l’a souvent répété : ce deuxième travail lui est aussi pénible que le premier lui est agréable. Si l’écriture des carnets est pour lui comme un jeu, celle des scénarios s’apparente à un devoir.
Ce n’est pas un hasard si Jean-Baptiste Bardin a mis en tête de sa « note du traducteur », une citation de Sacha Guitry : « On se fatigue d’un tableau parfait. On ne peut rien en espérer. Une esquisse ne fatigue jamais – elle promet tant de choses !… On admire un tableau… on adore une esquisse. »
En écrivant, le cinéaste se bat contre un désordre extérieur (le public, la critique, l’administration) et intérieur (ses démons) et ce combat se fait au prix de certains concessions stylistiques. Car bergman ne cherche pas à faire d’effet sur son public… On est loin de la clarté et de la précision des scénarios et des dialogues mais on est proche d’un artiste qui ose un « Comment dire ça ? » ou un « C’est terriblement difficile à expliquer ».
Alors, on prend véritablement plaisir à débusquer, dans ces carnets, ce qui a amené Bergman du Septième Sceau (1957) à Sarabande (2004), en passant par Persona (1966), Sonate d’automne (1978) ou Fanny et Alexandre (1982). Car ces carnets inédits dévoilent les coulisses mentales de ses plus célèbres œuvres, mais aussi de projets de films jamais réalisés, le tout au gré de dialogues, de scènes et d’anecdotes où la réalité et les souvenirs se mêlent à la fiction et au rêve.
19 mars 1962 (alors qu’il travaille au scénario du Silence) « Je crois que j’ai une oreille au fond de mon corps, un nez au creux de mon intestin, un œil qui fixe mon cerveau, désespérément rouge et gonflé par le manque de lumière. Ce film, de plus en plus, prend la forme d’une souffrance de premier ordre. Félicitations. Mais je crois également qu’il se forme quelque part dans ma tête. Oje ne sais où, d’ailleurs. »
Au travers de ces textes, on voit Bergman vivre et évoluer avec ses personnages – peut-être même plus qu’avec ses contemporains. Il les découvre, les interpelle, les suit et les écoute, les laissant toujours libres de lui souffler la suite de leur histoire. Et c’est là l’un des aspects inattendus de ces carnets : l’échange incessant de Bergman avec ses protagonistes, ses fantômes et ses démons, qui l’accompagnent dans ses réflexions les plus triviales comme ses plus ardentes prières.
11 mai 1965 (Persona est en cours) « Tant d’étranges fièvres et de réflexions solitaires. Jamais je ne me suis senti aussi bien, aussi mal. En me forçant un peu, je crois que je pourrai créer quelque chose d’unique, quelque chose que je n’ai encore jamais réussi à atteindre. Un changement du thème initial. Quelque chose qui arrive très simplement et sans qu’on ait besoin de réfléchir à comment c’est arrivé. C’est amusant d’écrire au crayon à papier, cela me rappelle tellement de choses de mon enfance.
C’est elle-même qu’elle apprend à connaître. A travers madame Vogler, c’est elle-même qu’Alma recherche.
Cette angoisse de plaire, d’être aimable .»
Tour à tour journal intime et exploration du cœur palpitant de la création, ces carnets livrent un autoportrait poignant, celui d’un artiste au quotidien, avec ses moments d’euphorie et d’abattement, à la recherche éperdue de la vérité enfouie, brute et intime, des êtres et des sentiments.
INGMAR BERGMAN – CARNETS (1955-2001). Traduction de Jean-Baptiste Bardin. Carlotta Films. 1000 pages. 59 euros. En librairie depuis le 17 novembre 2022.
LA STAR, LE MONTEUR ET LE CRITIQUE
Même si le terme est volontiers galvaudé, l’étiquette de star va comme un gant à Robert Redford. Tout bonnement parce qu’il a traversé le cinéma hollywoodien avec une élégance qui ne se dément jamais et un talent simplement indiscutable. Il va sans dire que sa carrière est un modèle du genre. Dès qu’on plonge dans la belle kyrielle des films du grand Bob, on est épaté, au long cours, par tous les titres qui ont rythmé notre plaisir permanent du cinéma américain… Très vite, le Californien (il est né le 18 aout 1936 à Santa Monica) se fait remarquer et Daisy Clover (1965) de Robert Mulligan lui vaut le Golden Globe de la révélation masculine de l’année. Le beau gosse y croise Natalie Wood avec laquelle il vit une idylle secrète pendant plusieurs années… En 1966, il obtient son premier grand rôle dans Pieds nus dans le parc de Gene Sacks et craignant probablement d’endosser le stéréotype de l’Américain blond aux yeux, il décline des rôles dans des films comme Qui a peur de Virginia Woolf ? ou Le Lauréat.
Avec ce solide pavé de plus de 700 pages, on tient la biographie référence de Redford enfin traduite en français. L’Américain Michael Feeney Callan, déjà auteur de biographies de stars (Anthony Hopkins, Richard Harris, Julie Christie ou Sean Connery), s’est appuyé sur les journaux et la correspondance de l’acteur ainsi que sur des centaines d’heures d’interviews, pour mettre en lumière l’un des derniers monstres sacrés de l’usine à rêves…
De manière très documentée (il a consacré pas moins de quatorze ans à ce travail), Feeney Callan raconte en détails Redford au fil d’une carrière de quarante ans tout en évoquant largement une jeunesse agitée, une famille éclatée entre un père très conservateur et une mère progressiste, ses débuts difficiles dans la comédie, la mort tragique de son fils Scott à l’âge de 5 mois, son engagement politique dans les rangs démocrates, son dévouement à la cause environnementale ou encore son investissement dans le cinéma d’auteur à travers le Sundance Institute fondé en 1981 qui soutient les artistes et parraine le fameux festival du film de Sundance…
Portrait honnête et attachant, Robert Redford est une analyse minutieuse du trajet d’un artiste populaire à propos duquel le biographe écrit : « Robert Redford n’était pas du genre à faire des demi-mesures (…) Il était un sportif dans son ADN, un compétiteur de bout en bout. Il est arrivé dans le métier d’acteur en trébuchant et sans certitude mais il a trouvé un sens et un pouvoir dans la découverte d’un talent inhérent. Il a offert ce talent au monde entier sous forme d’éclairs de diversion, de romance, de provocation et d’esprit… » Ces éclairs ont des titres connus de tous ! En 1969, il devient bankable en se glissant dans la peau du Sundance Kid dans Butch Cassidy et le Kid, formant un duo gagnant avec Paul Newman. Pour brouiller les pistes, Redford passe à la réalisation avec Des gens comme les autres (1980) et il poursuivra régulièrement dans cette voie avec des œuvres fortes et sensibles comme Milagro (1988), Et au milieu coule une rivière (1992), Quiz Show (1994), L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (1998), La légende de Bagger Vance (2000), Lions et agneaux (2007), La conspiration (2011) et Sous surveillance (2013)…
Redford, c’est aussi une complicité au long cours avec Sydney Pollack. Les deux se rencontrent dès 1966 sur Propriété interdite avant de se retrouver, en 1972, sur l’emblématique Jeremiah Johnson, fameux Mountain man et figure errante des grands espaces à laquelle Redford apporte un puissant charisme. Viendront encore Nos plus belles années (1973), Les trois jours du Condor (1975, Le cavalier électrique (1979) et enfin Out of Africa (1985), archétype du film romantique hollywoodien. A propos de Jeremiah Johnson, le biographe rapporte les paroles d’une amie de Sydney Pollack qui estime que le film « était la fusion de Bob, de Sydney et de l’interdépendance de leur créativité. Beaucoup de gens ont affirmé que Sydney voulait être Bob, qu’il ne lui manquait que la crinière blonde… »
Et on cite encore Gatsby le magnifique (1974) et forcément Les hommes du président (1976) où il incarne Bob Woodward, signature du Washington Post, et tombeur de Nixon dans le plus beau film sur le journalisme au cinéma. Le Redford de Michael Feeney Callan permet, à toutes ses pages, de se glisser dans une grande aventure de cinéma.
ROBERT REDFORD. Michael Feeney Callan. Traduit par Muriel Levet. Editions La Trace. 759 pages. 22 euros. En librairie depuis le 17 mai.
HIRSCH.- Dans son célèbre ouvrage Notes sur le cinématographe (1975), Robert Bresson affirmait que le « montage est le passage d’images mortes à des images vivantes. Tout refleurit. » De là à dire que tout se construit par le montage et que le cinéma, c’est le montage, il n’y a qu’un pas que nombre de cinéastes franchissent volontiers. Le montage véhicule le sens et donne un sens aux images mêmes qui n’en ont pas séparément…
Ce n’est sans doute pas Paul Hirsch qui dira le contraire. Le monteur new-yorkais, né en 1945, offre en effet, dans son livre, une vision privilégiée sur les coulisses du cinéma américain et plus spécialement sur l’univers du montage.
À travers un ouvrage fascinant, Hirsch fait revivre sa carrière film après film, en dressant le portrait des moments décisifs qui ont contribué à créer certaines scènes parmi les plus iconiques du cinéma hollywoodien. Il évoque des moments que peu de gens connaissent concernant le casting, la mise en scène ou la musique de ses plus grands films, ainsi que des réalisateurs, producteurs, compositeurs, actrices et acteurs stars. Moitié manuel à l’usage des étudiants de cinéma, moitié hymne à de légendaires cinéastes et professionnels du 7e art , cet ouvrage divertissant et drôle passionne tout en éduquant, mine de rien, à la fois les connaisseurs et les amoureux du cinéma.
En effet, Paul Hirsch est le monteur mythique des premiers Star Wars (il a reçu l’Oscar du meilleur montage en 1978 pour La guerre des étoiles et a été également nommé en 2005 pour Ray de Taylor Hackford) mais aussi d’une dizaine d’œuvres de Brian de Palma des années 70 et 80 comme Carrie, Blow Out ou Mission impossible. De son monteur, De Palma dit : « Si vous voulez savoir comment on s’y prend pour mouliner un film, ce livre est fait pour vous. Je devrais le savoir, j’étais à ses côtés depuis le début jusqu’à notre mésaventure sur Mars. Félicitations Paul, de te souvenir de tout ce qu’on a oublié. »
Paul Hirsch évoque, par exemple, Phantom of the Paradise : « J’étais très excité par le projet de monter une comédie musicale, étant donné mon amour de la musique et l’opportunité que cela m’offrait de monter des séquences en fonction de la musique qui est un type de montage où j’éprouve beaucoup de plaisir. Le premier jour de tournage à Los Angeles, j’étais sur le plateau puisqu’il n’y avait encore aucune pellicule à monter. On tournait dans un studio d’enregistrement et soudain de la fumée a commencé à s’échapper des conduits d’aération. On a immédiatement évacué les lieux et le problème a été rapidement résolu, même si cela a donné lieu à beaucoup de blagues sur les risques encourus à faire un film impliquant le diable… »
IL Y A BIEN LONGTEMPS, DANS UNE SALLE DE MONTAGE LOINTAINE, TRES LOINTAINE… Paul Hirsch. Traduit de l’anglais par Pierre Filmon. Carlotta Films éditions. 468 pages. 20 euros. En librairie le 9 juin.
REPONSES.- Comment filmer l’Amérique ? Comment filmer en Amérique ? Jamais peut-être un pays ne s’est autant identifié à un art que les États-Unis à leur cinéma. Passeport pour Hollwyood est né du désir de Michel Ciment de mieux comprendre ce phénomène unique en interrogeant trois anciens metteurs en scène du Nouveau Monde parmi les plus grands (Billy Wilder, John Huston, Joseph Mankiewicz) et trois nouveaux réalisateurs de l’Ancien Monde (Roman Polanski, Milos Forman, Wim Wenders) qui ont apporté un souffle nouveau au septième art, tout en se confrontant à l’Amérique.
Interrogé à propos de Fédora, somme de tout ce qu’il a exprimé au cinéma, Billy Wilder explique : « Quand vous vieillissez, vous cristallisez plus ou moins certaines tendances qui sont en vous. Plus je fais de films, plus j’essaie d’approfondir en simplifiant la technique et en m’exprimant avec élégance. Refuser le plan qui se fait remarquer, c’est ce qu’on voit chez Chaplin, Lubitsch, Ford. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de pouvoir filmer pour des millions de dollars à la lumière des chandelles, c’est de savoir ce qui se passe à la lueur de ces chandelles. »
Quel était le fonctionnement des grandes compagnies de production ? Comment un cinéaste acquiert-il son indépendance ? Quelles sont les conditions de la création à Hollywood ? Autant de réponses de première main fournis Michel Ciment (membre du comité de rédaction de la revue Positif et auteurs de livres comme Kubrick, Kazan par Kazan, Le livre de Losey ou Le dossier Rosi) dans ces entretiens bourrés d’anecdotes, de portraits, de réflexions sur l’art et la technique, qui permettent de mieux cerner des films aussi importants que Le Limier, Amadeus, Fat City, La Vie privée de Sherlock Holmes, Paris Texas ou Rosemary’s Baby, et de connaître plus intimement leurs auteurs.
Paru pour la première fois aux éditions du Seuil en 1987, puis en poche chez Ramsay en 1992 (deux éditions rapidement épuisées et désormais introuvables) ce livre reparaît, 35 ans plus tard, enrichi de trois entretiens avec Milos Forman sur ses trois derniers films : Larry Flynt, Man on the Moon, Les Fantômes de Goya (en présence pour ce dernier de Jean-Claude Carrière) ainsi qu’une rencontre avec Wim Wenders sur Don’t Come Knocking.
PASSEPORT POUR HOLLYWOOD. Michel Ciment. Carlotta Films éditions. 402 pages. 18 euros. En librairie depuis le 5 mai.
DES CINEASTES, UN CAUCHEMAR ET DES PHOTOS DE PLATEAU
FILMS.- C’était en 1987 sur la Croisette. Et Maurice Pialat reçoit la Palme d’or attribuée par un jury présidé par Yves Montand à Sous le soleil de Satan. Sous les sifflets d’une partie du public de l’auditorium Lumière (qui aurait voulu voir le prix adressé aux Ailes du désir de Wim Wenders) il monte sur la scène et rapidement, le bras tendu, le poing serré, il lâche : « Si vous ne m’aimez pas, je peux vous dire que je ne vous aime pas non plus. » Pourtant, dans les années 80, le public est bien au rendez-vous de Pialat pour des films comme Loulou (1980), A nos amours (1983) ou Police (1985) précédant Sous le soleil de Satan qui réunira 815 000 spectateurs en France. Un score que toutes les Palmes d’or cannoises n’ont pas atteint…
Maurice Pialat (1925-2003) a fait onze films, et un enfant. A propos du geste cannois, Jérôme Momcilovic dit : « Ce n’est pas le poing qu’il faut regarder, c’est la main. » Avant les films, Pialat avait commencé par la peinture, sur les conseils d’un oncle qui lui trouvait un don. Il ne viendra au cinéma qu’en 1968, à l’âge de 43 ans, avec L’enfance nue.
Pour l’auteur, critique de cinéma et déjà auteur chez Capricci, d’ouvrages sur Arnold Schwarzenegger et Chantal Ackerman (un superbe grand écart !), le cinéaste a fait des films parce que la vie ne donne à voir qu’une seule fois : des films pour regretter. Les yeux font mal, mais c’est la seule consolation. Qu’est-ce que c’était que cette main ? Qu’est-ce que c’était que ces yeux ?
MAURICE PIALAT LA MAIN, LES YEUX. Jérôme Momcilovic. Editions Capricci. 128 pages. 13,50 euros. En librairie le 28 octobre.
CHINATOWN.- On avait découvert Sam Wasson en 2012 avec le remarquable 5e avenue, 5 heures du matin sur la genèse d’un film-culte, en l’occurrence Diamants sur canapé. On retrouve ce romancier américain diplômé de cinéma avec un nouvel ouvrage qui s’ouvre sur la phrase « Sharon Tate ressemblait à la Californie. » Dans The Big Goodbye, entre roman noir et enquête journalistique, Wasson se penche sur le mythique Chinatown (1974), révèlant, pour la première fois, l’incroyable genèse de ce projet avec des personnages hauts en couleurs, sur fond de mutation spectaculaire des studios hollywoodiens.
On croise là Jack Nicholson qui, avec le détective Gittes, trouve l’un des rôles les plus marquants de sa carrière ; Roman Polanski, alors au sommet de sa gloire mais hanté par la mort dévastatrice de sa femme Sharon Tate. Mais les portraits du producteur Robert Evans ou du scénariste Robert Towne sont remarquables aussi. Avec Los Angeles, John Huston, Faye Dunaway, le grand Hollywood est au rendez-vous du récit !
Après des années d’investigations, Wasson dévoile, avec passion, les coulisses de ce chef-d’œuvre qui appartient pleinement à la mythologie hollywoodienne…
« Chinatown, dit son scénariste, était un état d’esprit. (…) On rêve qu’on est au paradis et on se réveille dans l’obscurité : ça, c’est Chinatown. On pense avoir tout compris et on se rend compte qu’on est mort : ça, c’est Chinatown. »
THE BIG GOODBYE. Sam Wasson. Editions Carlotta. 364 pages. 21,99 euros. Déjà en librairie.
AUTEUR.- Pour Marjane Satrapi, sa compatriote, auteur de bandes dessinées et cinéaste, Abbas Kiarostami « a ouvert la voie à toute une génération d’artistes iraniens. Nous lui sommes tous redevables. » Et la comédienne Golshifteh Farahani d’ajouter : « A lui seul, il a changé l’image de l’Iran ».
Autour de l’œuvre de ce créateur majeur, visionnaire et espiègle, ont lieu différents événements (exposition au Centre Pompidou, rétrospective dans les salles dans toute la France, sorties en vidéo…)
Somme d’entretiens inédits, ce livre illustré fait partie du voyage au cœur des créations de l’artiste. Il rassemble pour la première fois des entretiens avec Abbas Kiarostami (1940-2016) menés par le critique de cinéma Godfrey Cheshire dans les années 1990. Ces entretiens portent sur la plupart des films réalisés par Kiarostami au début de sa carrière, rarement montrés jusqu’à leur récente restauration, ainsi que sur les chefs-d’œuvre qui l’ont rendu célèbre dans le monde entier, de la trilogie de Koker (Où est la maison de mon ami ?, Et la vie continue, Au travers des oliviers) et Close-Up jusqu’au Goût de la cerise et Le Vent nous emportera. In fine, une leçon de cinéma à part entière !
UN CINÉMA DE QUESTIONS – CONVERSATIONS AVEC ABBAS KIAROSTAMI. Godfrey Cheshire (traduction de Cyril Béghin). Editions Carlotta. 176 pages. 12 euros. Déjà en librairie.
CAUCHEMAR.- Est-il possible que quelqu’un ait menacé Jean Renoir de le faire fusiller par les Allemands pour avoir réalisé La Grande Illusion, deux ans avant le début de la Deuxième Guerre mondiale et l’occupation nazie ? Oui, c’est possible.
Est-il possible qu’un autre, ami du premier, ait préconisé d’opérer la « circoncision nasale » sur les femmes appartenant à l’ethnie qu’il qualifie de « putain » ? Oui, c’est possible, et un film de Joseph Losey le campe durement.
Est-il possible qu’un troisième, ami des deux autres, ait plongé dans des archives et hanté les cimetières pour s’efforcer de prouver que Bernanos, Robespierre et de Gaulle étaient de sang impur ? Oui, c’est possible.
Il ne s’agissait pas de délirants obscurs mais d’un écrivain célèbre, d’un ethnologue occupant des fonctions officielles et d’un expert en onomastique renommé à l’époque. « Le temps du désastre se déroule en sens inverse du temps chronologique. Au lieu de nous en éloigner, il nous en rapproche », écrit Rachel Ertel. Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, Jean Narboni signe, ici, plus qu’un pamphlet, tout à la fois un roman noir, une fable, un conte cruel qui traverse comme un cauchemar des temps sans pitié.
LA GRANDE ILLUSION DE CELINE. Jean Narboni. Editions Capricci. 144 pages. 17 euros. Déjà en librairie.
TEMOIN.- « Les photographes de plateau sont les témoins pour toujours de la vie du film. Ils sont essentiels pour la production. Ils ébauchent l’image du film pour le public et pour la presse lors de la sortie en salles. Leurs photos sont des témoignages indispensables, elles restituent l’ambiance du plateau et font rêver en fixant l’imaginaire du réalisateur. » C’est Costa Gravras qui, dans l’avant-propos du livre, évoque ainsi Georges Pierre qui travailla tant sur Section spéciale (1975) que sur Conseil de famille (1986).
C’est un hommage à l’un des plus illustres membres de la confrérie des photographes de plateau que rendent Sichler et Benyayer qui notent : « Ce qui frappe en regardant les nombreux clichés qu’il prenait, c’est le naturel, l’originalité du cadre pris sur le vif d’une scène où l’on ne sent pas du tout la pose. Il savait se faire discret et photographiait en perturbant le moins possible le tournage des scènes. Pour cela, il avait mis au point une invention le blimp (dispositif d’insonorisation) qui lui permettait de déclencher son appareil photo en toute discrétion, sans aucun bruit de cliquetis. » De Georges Pierre (1921-2003), témoin du génie créatif des cinéastes, les auteurs ont sélectionné de nombreuses images classées selon les actrices (Marlène Jobert, Romy Schndeider, Delphine Seyrig, Catherine Deneuve), les acteurs (Belmondo, Montand, Delon, Noiret, Serrault, Piccoli, Depardieu) et les réalisateurs (De Broca, Godard, Chabrol, Resnais, Blier, Boisset, Enrico, Sautet). Un fameux générique !
GEORGES PIERRE 100 ANS 100 FILMS PROFESSION : PHOTOGRAPHE DE PLATEAU. Laurence Pierre de Geyer – Philippe Sichler et Laurent Benyayer. Neva Editions. 192 pages. 45 euros. Déjà en librairie.
MORALE.- Pour Godard, Luc Moullet est un « Courteline revu par Brecht » et feu Jean-Marie Straub estimait, pou sa part, qu’il est « le seul héritier à la fois de Bunuel et de Tati ». Avec un dizaine de longs-métrages à son actif, une grande quantité de courts, celui qui fut critique aux Cahiers, est assurément un franc-tireur du cinéma français. Ses films, à l’expression décalée, proches du minimalisme, empreints d’un étrange réalisme conceptuel, célèbrent la mort du récit et surtout des genres.
On n’est donc pas vraiment surpris de trouver, avec Mémoires d’une savonnette indocile, l’autobiographie du plus farfelu et cinéphile des cinéastes français.
« Je suis le frère, écrit Moullet, d’un génie de la musique aléatoire, le père d’une belle astronome qui choisit sa voie à 5 ans, le cousin au 11e degré d’un mec qui tua le maire, la mairesse et le garde champêtre (lequel avait déplacé sa chèvre de 8 mètres) de son village, le mari d’une femme équilibrée et séduisante qui me supporte depuis 52 ans. Je suis un highbrow et un Lenny (Des souris et des hommes). Grâce à Truffaut, j’ai écrit sur le cinéma pendant 65 ans, et, lancé par Godard, j’ai fait durant 54 ans des films qui font rire sur des sujets sérieux, marxisme et taylorisme, vagin et clitoris. (…) Ce qui restera de moi, c’est une formule : La morale est affaire de travellings.»
MEMOIRES D’UNE SAVONNETTE INDOCILE. Luc Moullet. Editions Capricci. 400 pages. 22 euros. Déjà en librairie.
ACTION.- C’est en 1997 que le Royaume-Uni rétrocède l’île de Hong Kong à la Chine. Durant des décennies, ce petit territoire d’un millier de kilomètres carrés a produit une quantité innombrable de films fondateurs et vu évoluer des personnalités telles que Bruce Lee, Jackie Chan, John Woo ou Tsui Hark, aujourd’hui célébrées dans le monde entier. Que ce soit la colonisation britannique, l’occupation japonaise ou le combat incessant mené contre la corruption des institutions et le crime organisé, l’histoire tumultueuse de Hong Kong infuse depuis toujours son cinéma.
Dans Hong Kong Action, l’auteur, dans un essai de 192 pages, dresse un passionnant état des lieux de 50 ans de cinéma d’action hongkongais, que celui-ci assène sa colère par le tranchant d’un sabre, la fulgurance d’un coup de poing ou le canon d’un fusil.
Marvin Montes partage sa passion du cinéma sur des sites tels que aVoir-aLire et CinéDweller. Il a lancé, en 2019, Final Cut, podcast bimensuel qui explore la carrière de différents réalisateurs en compagnie d’intervenants issus d’horizons variés. Depuis 2020, il coanime avec Erwann Kerroc’h l’émission HKast, entièrement consacrée aux cinémas d’Asie, à commencer par celui de Hong Kong. Il intervient régulièrement dans de nombreuses émissions traitant du cinéma et de la culture populaire. Hong Kong Action est son premier ouvrage.
HONG KONG ACTION. Marvin Montes. Editions aardvark. 192 pages. 18 euros. Déjà en librairie.
LE MYTHE ET SON DEMIURGE
Récemment couronnées du prix 2020 du meilleur album sur le cinéma, décerné par le Syndicat français de la critique de cinéma, pour le superbe Cassavetes par Cassavetes dû à la plume de Ray Carrey, les éditions Capricci publient, cette fois conjointement, deux ouvrages qui se répondent à merveille puisqu’il s’agit d’un Marlène Dietrich et d’un Josef von Sternberg…
VOIX.- C’est la Marlène recluse de l’avenue Montaigne qui ouvre ce livre, pour l’entendre confier au téléphone à son ami Louis Bozon sa consternation, en août 1987, devant le « duo » Chirac-Madonna et la « vulgarité » de cette dernière. Voilà huit ans que Marlène est alitée dans son appartement parisien. Le 29 septembre 1975, dans un théâtre de Sidney, sa carrière s’est achevée par une fracture ouverte de la jambe gauche… Exit les gambettes qui battaient la mesure de nos fantasmes dans ce Blaue Engel qui, selon elle, fut la première étape de sa carrière…
Des livres sur Marlène, on en compte beaucoup. Camille Larbey apporte joliment son écot en nous entraînant à nouveau des cabarets miteux de Berlin aux plateaux d’Hollywood. Marlene Dietrich a connu tous les extrêmes et a traversé le siècle avec une passion qui la démarque de la divine Garbo, sa grande rivale des débuts. Marlene sait aussi que son atout réside dans une voix inimitable, suave et cajoleuse. Sans doute pas exceptionnelle mais capable d’envoûter le public. Et tant pis si cette envoûteuse passe, dans la « bio » rédigée par sa fille Maria, pour un monstre d’égoïsme et de lubricité.
Dans Morocco, son second film avec Sternberg après L’ange bleu, elle incarne encore une princesse des bastringues. Cette fois, c’est son personnage qui se perd pour les beaux yeux du légionnaire Gary Cooper. Sternberg met sa plastique en évidence mais aussi sa voix avec trois chansons. Chapeau claque et smoking d’homme, Marlène chante dans un cabaret, s’approche d’une femme et lui pose un baiser sur la bouche. Rien de tel pour rejoindre Garbo et Katherine Hepburn, celles qui brouillèrent, à l’écran comme à la ville, les notions d’identité de genre dans l’Amérique de la Grande Dépression… L’auteure évoque la naturalisation américaine qui fit d’elle une « traîtresse à la patrie », son engagement durant la Seconde Guerre mondiale, ses récitals pour les GI’s, ses amours avec Gabin pour lequel elle mitonne pot-au-feu et cassoulet, ses violentes prises de bec, pendant le tournage de Rancho Notorious, avec Fritz Lang qu’elle traite d’Hitler, les galas, le retour mouvementée en Allemagne, un livre américain de… cuisine (qui déconseille le ketchup) et puis viendront les tours de chant… La Dietrich est morte le 6 mai 1992. Le lendemain, s’ouvrait le Festival de Cannes. Avec son portrait (dans Shanghaï Express) sur l’affiche officielle. Le mythe, encore. Même si, comme l’observe Camille Larbey, à trop dériver dans son propre mythe, Marlene Dietrich avait fini par se perdre. Dans ses affaires, on retrouvera une vieille photo d’elle datant des années 1920, avec, au revers, cette mention écrite au crayon de papier : « Is this me? »
MARLENE DIETRICH CELLE QUI AVAIT LA VOIX. Camille Larbey. Editions Capricci. 112 pages, 11,50 euros. En librairie le 18 mars.
DESIR.- Dans son livre, Camlille Larbey évoque les longues séances durant lesquelles Josef von Sternberg regarde des photos en consultant des catalogues d’agences. A propos de l’actrice, un assistant avait tranché : « Son cul n’est pas mal, mais vous cherchez plutôt un visage, non ? » Cependant l’indifférence affichée de Marlene plaît au metteur en scène. Dans ses mémoires, avec l’emphase du découvreur de talent touché par la grâce, Sternberg compare celle qu’il qualifie de « boule de féminité » à un modèle du peintre décadentiste Félicien Rops dont même Toulouse-Lautrec aurait applaudi la beauté des deux mains. Rien de moins.
Né à Vienne en mai 1894 dans une famille juive de la classe moyenne, Jonas Sternberg devenu Josef von Sternberg est à l’origine d’une des carrières les plus accidentées de l’histoire du cinéma américain. Après des années d’assistanat, il tourna l’un des premiers films indépendants, claqua la porte de plusieurs plateaux, partit filmer en Allemagne, en Angleterre puis au Japon, découvrit Marlene Dietrich, fut monteur pour d’autres et directeur de la photographie pour lui-même, réalisa un peu partout des morceaux de films, dégringola plusieurs fois les marches de la gloire pour les remonter une à une.
Personnage hautain et artiste convaincu de son propre génie, Sternberg a légué au cinéma un gisement de chefs-d’œuvre éblouissants, certains reconnus (L’Ange bleu -son seul film allemand-, Morocco, Agent X27, Shanghaï Express, The Shanghai Gesture tous avec Marlène), d’autres oubliés (Les Damnés de l’océan) ou demeurés secrets (The Salvation Hunters, Fièvre sur Anatahan). Il a dépeint les états extrêmes de l’amour, fait de l’aliénation et du manque ses motifs privilégiés et su distiller un désir aux abois dans lequel ses personnages, grandioses et misérables, se consument dans une grande parade enfiévrée. Nul romantisme chez Sternberg mais un appel lancinant vers le mouvement des corps…
Critique de cinéma au Monde, Mathieu Macheret se meut en archéologue des émotions et procède à un exercice d’admiration à propos d’une œuvre parmi les plus farouchement insolites et tragiques sensuelles jamais tournées à Hollywood. Tout en relevant la relation ambiguë de Sternberg avec la Cité des rêves : « Il en détestait la vulgarité et la bêtise, mais n’aurait jamais pu travailler ailleurs qu’au sein des studios, dont la capacité à susciter des mondes imaginaires répond profondément aux besoins de son style. » Et on savoure in fine ce chapitre sur le… collant où l’auteur écrit : « Faire écran, barrer le passage du visible, ne pas montrer trop vite, mais faire sentir le cœur qui palpite, le cœur qui bat en dessous, la pulsation des veines et des artères, ce cœur révélateur de l’individu brûlant de toute sa solitude : voilà tout l’art de Josef von Sternberg. »
JOSEF VON STERNBERG LES JUNGLES HALLUCINEES. Mathieu Macheret. Editions Capricci. 216 pages, 20 euros. En librairie le 18 mars.
UN CINEASTE MELANCOMIQUE EN PERPETUEL MOUVEMENT
« Peu de réalisateurs ont autant réussi à mettre de la grandeur dans la légèreté. » C’est Cédric Klapisch qui le dit dans la préface d’un beau livre sur Philippe de Broca, le metteur en scène de Ce qui nous lie ajoutant : « Peu de réalisateurs ont à ce point-là tordu le cou à la réalité pour y accueillir l’incongru, le saugrenu, l’hurluberlu, comme pour rappeler que ces choses gênantes pour les gens sérieux font aussi partie de la réalité… »
On n’est évidemment pas surpris de lire, en avant-propos, Jean-Paul Belmondo évoquer ce grand frère –ils sont nés tous deux en 1933- qui lui confia le rôle titre de Cartouche, sa première grosse production et son premier film en couleurs…
« Le rire est la meilleure défense contre les drames de la vie » professait Philippe de Broca, cinéaste à l’humour gracieux et léger. Dans un ouvrage nourri de documents inédits et largement illustré, Philippe Sichler et Laurent Benyayer partent à la rencontre d’un artiste dont les comédies légendaires –de Cartouche à Tendre poulet en passant par Le roi de cœur ou Le cavaleur- font partie intégrante du patrimoine cinématographique français…
Né le 15 mars 1933 à Paris dans une famille de la petite noblesse, Philippe Claude Alex de Broca aimait préciser que son titre remontait aux guerres de religion qui ravagèrent le sud-ouest de la France. « Parmi mes ancêtres, disait-il, il n’y a que des généraux, des amiraux, des juges, des prêtres. Ce n’est pas ce que j’apprécie et, pourtant, j’aime d’où je viens. »
Dès l’adolescence, De Broca se rêve metteur en scène et se voit diriger « des séquences baroques, brumeuses, lyriques ». Pour ce faire, il passera par l’Ecole de Vaugirard et, diplômé, il songe à intégrer l’IDHEC, la future Fémis. Mais, cette année 1953, il n’y a pas de concours d’entrée. En qualité d’opérateur 16mm, il accompagne alors une expédition de camions Berliet dans une traversée nord-sud de l’Afrique. Au Tchad, il quitte le groupe et va parcourir, un an durant, le continent. A son retour, il effectue son service militaire au Service cinématographique des armées à Baden-Baden puis en Algérie.
Au printemps 1957, enfin libéré, il en sort définitivement antimilitariste et bien décidé à ne plus voir la vie que sous son côté comique, sain antidote à la barbarie humaine. A Paris, il trouve des stages d’assistant-stagiaire à la mise en scène, notamment sur Tous peuvent me tuer et Charmants garçons d’Henri Decoin. « Je ne gagnais pas ma vie mais j’apprenais mon métier. » Cette fois assistant de Chabrol, il travaille sur Les cousins et A double tour où il rencontre Belmondo. Un dernier assistanat sur Les 400 coups de Truffaut et voilà que Chabrol lui donne les moyens de passer à la réalisation avec le léger et drôle Les jeux de l’amour…
« Le mouvement, dit De Broca, est peut-être la caractéristique de ma mise en scène et de ma direction d’acteurs. Je suis l’homme pressé. J’aime les choses rapides, j’aime tourner vite. Une bicyclette a besoin d’avancer pour rester droite. L’arrêt, c’est la mort. C’est ma philosophie : la vie n’existe que par le mouvement. » Il illustrera brillamment ces mots avec Cartouche (1961), son premier gros budget porté par un Bebel virevoltant. Le cinéaste et le comédien s’entendent comme larrons en foire. « Nous étions des enfants qui rêvaient de s’amuser » dit De Broca dont le film de cape et d’épée connaît le succès avec 3,6 millions d’entrées.
Aventurier, marin, botaniste, passionné d’Histoire et d’astronomie, amoureux des ailleurs exotiques qui voulait que la vie soit « croquante et imprévisible », l’élégant Philippe de Broca a signé, entre 1959 et 2003, 31 longs-métrages qui sont autant d’aventures et d’épopées, intimes ou spectaculaires.
Sichler et Benyayer entraînent le lecteur dans les coulisses de la création et dévoilent les mille et un visages d’un homme complexe, condamné à faire rire pour connaître le succès tout en offrant un regard documenté et passionnant sur une œuvre à la première personne, sur un cinéma de divertissement d’auteur, reflet d’une époque fastueuse du cinéma français.
Le box office met aussi en lumière la belle complicité entre De Broca et Belmondo puisque les cinq plus gros succès du cinéaste sont L’homme de Rio (1964 – 4,8 millions d’entrées), Cartouche, Le magnifique (1973 – 2,8 millions), Les tribulations d’un Chinois en Chine (1965 – 2,7 millions) et L’incorrigible (1975 – 2,5 millions).
S’il a dirigé la crème des comédiens français et les plus belles actrices (ah, que Marthe Keller est pétillante dans Le diable par la queue !) l’auteur De Broca demeure relativement méconnu. Peu d’écrits ont analysé ses films comme un ensemble cohérent et singulier –c’est chose faite ici- où motifs thématiques et personnages récurrents tissent une trame particulière.
Philippe de Broca, disparu en novembre 2004 (sa tombe à Belle-Île-en-Mer porte l’épitaphe « J’ai assez ri ») était, en quelque sorte, un artiste mélancomique dont les films sonnent encore juste à l’oreille de bon nombre de cinéastes français contemporains. Et d’ailleurs… Au début des années 80, Steven Spielberg ne cachait pas son admiration pour L’Homme de Rio avant d’entreprendre Les Aventuriers de l’arche perdue.
PHILIPPE DE BROCA UN MONSIEUR DE COMEDIE. Philippe Sichler et Laurent Benyayer. Néva éditions. 335 pages, 69 euros. Le livre contient un dvd du film Les 1001 nuits version tv (4 épisodes de 52 minutes). En librairie le 26 novembre.
LE MAITRE DE FARÖ DE A A Ö
Ingmar Bergman est un metteur en scène, scénariste et réalisateur suédois, né à Uppsala le 14 juillet 1918 et mort le 30 juillet 2007 sur l’île de Fårö. Il s’est imposé comme l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma en proposant une œuvre s’attachant à des thèmes métaphysiques (Le Septième sceau), à l’introspection psychologique (Les Fraises sauvages, Persona) ou familiale (Cris et chuchotements, Fanny et Alexandre) et à l’analyse des comportements du couple (Scènes de la vie conjugale).
Voilà ce qu’un dictionnaire dit du maître de Fårö. Qui est l’égal de Visconti et de Fellini, de Renoir et de Godard, de Wilder et d’Allen. En un mot comme en mille, un monument du 7e art mondial.
Les auteurs de l’Abécédaire Ingmar Bergman A –Ö ajoutent : « Il était suédois (Oui, c’est vrai.) Il a réalisé des films existentiels en noir et blanc (Correct, mais, pas que.) L’un de ses personnages fut un chevalier médiéval jouant aux échecs avec la Mort (Oui, une source d’innombrables parodies, et une référence à l’iconographie médiévale.) Il portait un béret et vivait sur une île loin de tout (Oui, mais pas au même moment, ; il s’est débarrassé du béret avant d’emménager sur l’île de Fårö) ». Et de préciser : « Les images comme celles-là, bien que justes, sont moins dues à l’œuvre et à la vie de Bergman en elles-mêmes qu’aux multiples hommages, pastiches et autres allusions (Woody Allen, Monty Python, Les Simpson…) »
Alors cet ouvrage a pour vocation de mettre le travail artistique de Bergman en contexte et à élargir un peu le tableau. Une manière de guide, donc, pour se glisser dans le monde bergmanien ou encore une carte pour explorer des territoires neufs, jamais répertoriés de ce paysage magnifique. Avec 145 clés d’entrée aisément accessibles, le lecteur est invité à picorer anecdotes ou faits méconnus pour, évidemment, se glisser pleinement dans la vie d’œuvre de Bergman. Avec le plaisir de lire ces (grosses) notules dans l’ordre de son choix, au gré des envies ou simplement du hasard. Evidemment, par curiosité, on est allé voir au premier A comme Abba. Où il apparaît que le groupe pop suédois superstar partageait avec le cinéaste une fibre mélancolique, étant comme artistes, issus de cette melancholy belt des pays situés au-dessus de la 59e latitude. Quant à Lasse Hallström, il s’inspira visuellement de Persona pour le clip Knowing Me, Knowing You (1977). Quant au ö, on apprend que l’alphabet suédois se ne s’achève pas à la lettre z mais inclut, à la fin, trois lettres additionnelles : å, ä et donc ö…
A C, il est question notamment de confession qui peut être considérée comme la figure constitutive de l’œuvre bergmanienne avec Le Septième sceau, Persona ou Les communiants… On apprend aussi que Bergman était un spécialiste du divorce, un rêveur, un solitaire, qu’il adorait conduire (parfois comme un voleur de voitures), qu’il dirigeait sa mise en scène à l’oreille, qu’il a donné Karin, le prénom de sa mère adorée, à de nombreuses héroïnes de ses films ou encore, que, dans ses dernières années, selon le témoignage de sa gouvernante, il grignotait tous les jours à 15h, trois sablés de la marque suédoise Brago accompagnés d’un verre de jus de cassis…
On lit, à Love/Amour, qu’il n’y a pas un film de Bergman qui n’ait pas à voir avec le thème de l’amour et de l’affection qu’une manière ou d’une autre. Pour lui, l’amour était lié à la question de Dieu. La vision de Bergman peut probablement se résumer ainsi : dans un monde impie où tout est cassé, l’amour est ce qu’il y a de moins cassé. Comme le souligne ironiquement l’écuyer Jöns dans Le Septième sceau : « Si tout est imparfait dans ce monde, l’amour est parfait dans son imperfection. »
S’il est question encore du silence, du sexe, de la lumière, des femmes ou de la peur et du doute chez Bergman, on ne sait rien sur les goûts du cinéaste en matière de… football. Par contre, on apprend qu’en 1963, alors que les footballeurs de l’AC Milan étaient allés en Suède pour disputer un match de Coupe des clubs champions contre l’IFK Norrköping, les dirigeants du club milanais s’assurèrent que l’équipe auraient l’occasion de voir Le silence. Après le match (victoire des Italiens 3-6), les joueurs partirent en bus pour Stockholm voir le film. Et leur réaction fut enthousiaste. Même si certains trouvèrent que les scènes de sexe étaient « un peu extrêmes ». En ce temps où les footeux ont le casque sur les oreilles et les pouces sur leurs consoles de jeux, on croit rêver…
Bref, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Bergman sans jamais avoir osé le demander !
ABECEDAIRE INGMAR BERGMAN A-Ö. sous la direction éditioriale de Martin Thomasson, traduit de l’anglais par Laure Gontier. Editions Carlotta. 144 pages, 12€. En librairie le 7 octobre.
VOYAGE A TRAVERS LES FILMS DE BRIAN DE PALMA
Il a fait partie, de plein-droit, de la génération dorée du Nouvel Hollywood. Au même titre que Francis Ford Coppola, George Lucas, le disparu Dennis Hopper, Martin Scorsese, Steven Spielberg ou Michael Cimino. Si la plupart de ses confrères ont gagné, même en tournant moins (Coppola ou Cimino), un statut culte d’icône, lui est, aujourd’hui, voué à l’oubli ou, pire, à la vindicte critique. Pour exemple, sa dernière réalisation, Domino – La guerre silencieuse, sorti directement en VOD aux Etats-Unis (et depuis peu en DVD chez Metropolitan en France). Le Hollywood Reporter observe que le cinéaste « s’est rarement rendu coupable de platitude, comme c’est le cas avec Domino, un thriller antiterroriste offrant juste un peu plus d’excitation qu’une procédure policière standard à la télévision ». Pour Screen Daily, Domino est « un ramassis de clichés réchauffés. Au lieu de son vieux style classieux et sa violence excentrique, Brian De Palma ne délivre que des frissons bas de gamme et d’immondes stéréotypes dans un sachet de junk-food détrempé ». Ce qui s’appelle, se faire massacrer !
Autant dire que la lecture du bel ouvrage de Blumenfeld et Vachaud (qui ne cite Domino que dans la filmographie finale) met du baume au cœur de tous ceux qui apprécient De Palma.
Sorti en 2001 et très vite épuisé, cet ouvrage (largement illustré de photos intimes et de tournage fournies par De Palma lui-même ou son frère Bart) a d’abord été réédité en 2017 au sein d’un coffret Carlotta incluant six films de De Palma. Le revoilà (sans dvd) dans une version révisée et mise à jour.
Si l’auteur de Blow Out est un personnage discret, avare d’interviews et à fortiori de confidences sur sa vie et son oeuvre, on trouve néanmoins quelques bons ouvrages sur lui. On songe à Brian de Palma Le rebelle manipulateur, aux éditions du Cerf (1995) où Dominique Legrand aborde, pour la première fois, un univers chargé d’angoisse et d’érotisme. Plus près de nous, chez Dark Star en 2003, Luc Lagier donnait un bel album largement illustré : Les mille yeux de Brian de Palma. Outre un entretien exclusif, cet ouvrage se présentait, sous la forme d’un voyage subjectif dans les grandes figures esthétiques et thématiques, comme le premier livre d’analyse sur l’œuvre de De Palma.
Assurément, le beau livre du tandem Blumefeld/Vachaud vient parfaitement éclairer, à son tour, le parcours du fils de Newark, très fréquemment présenté comme l’héritier du grand Alfred Hitchcock. De Palma s’explique : « Avant toute chose, Hitchcock est le maître de la grammaire cinématographique et si vous possédez un quelconque intérêt pour la forme –ce qui est mon cas- vers qui vous tourner sinon vers lui ? » Mais les différences sont nombreuses aussi entre Hitch et De Palma : « Et comment !, note le cinéaste, Il avait une sensibilité très victorienne et une culpabilité obsédante, héritée de son éducation catholique. Il n’y a rien de tel chez moi. J’ai appris le vocabulaire d’Hitchcock mais j’ai développé plein d’autres trucs tout seul. J’utilise beaucoup le ralenti, je vous défie de trouver un ralenti dans un film d’Hitchcock ! »
Pour l’anecdote, on apprend que De Palma porte, depuis toujours, une veste de safari. Parce qu’elle est confortable et qu’elle lui permet de dissimuler son embonpoint…
Celui qui, au milieu des années soixante, voulait devenir le Godard américain (« Nous étions plusieurs à nourrir ce rêve. On faisait référence au Godard de la période 1959-1965. Personne n’a envie d’être le Godard des années suivantes ! »), confesse que ce qui déterminera toujours ses choix cinématographiques, c’est le potentiel visuel d’une histoire. A travers trente long-métrages, De Palma a exercé son talent dans des genres aussi différents que le thriller (Sœurs de sang, Obsession, Pulsions, Blow Out, Body Double, Le dahlia noir), le film d’action (Scarface, Les incorruptibles, L’impasse ou Mission impossible), le fantastique (Carrie au bal du diable, Phantom of the Paradise), le film de guerre (Outrages, Redacted) ou la science-fiction (Mission to Mars)…
Styliste adepte des longues prises, des plans-séquences et du split-screen, De Palma, qui a tourné tous ses derniers films depuis Mission to Mars, loin des studios d’Hollywood, le réalisateur de Passion constate : « Je ne fais plus partie de la A-List depuis longtemps. Mon dernier succès commercial remonter à Mission impossible, il y a 21 ans… » Mais cela n’empêche pas De Palma d’écrire de multiples scénarios et de se passionner pour les nouvelles formes de narration : « Le digital permet vraiment de raconter les histoires autrement ». Cependant le juré qu’il fut naguère au Festival de Toronto remarque néanmoins que le travail d’éclairage tel qu’on le connaissait avant n’existe plus. Et comme il n’y a plus besoin d’éclairer, on peut tourner avec n’importe quelle lumière mais le problème, c’est que tous les films ont la même image… Un reproche qu’on ne pourra assurément pas faire aux films de notre homme!
BRIAN DE PALMA. Entretiens avec Samuel Blumenfeld et Laurent Vachaud. Editions Carlotta. 314 pages, 35 euros. En librairie le 7 novembre prochain.
LILLIAN ROSS ET DEUX MONSTRES SACRES
Durant sept décennies, Lillian Ross (1926-2017) fut l’une des journalistes phares du New Yorker. Cette pionnière du « journalisme littéraire » rejoignit l’équipe du célèbre journal en 1945. Tout au long de sa carrière, elle a beaucoup écrit sur des cinéastes parmi lesquels Clint Eastwood, Federico Fellini, Akira Kurosawa, Oliver Stone, Tommy Lee Jones, Wes Anderson et Francis Coppola.
John Huston fut le personnage de son livre Picture, qui relatait le tournage du film The Red Badge of Courage (La Charge victorieuse), en 1951. Devenu un classique du genre, ce livre est généralement reconnu comme le premier long reportage journalistique, écrit sous une forme romanesque, autour de relations liant, entre autres, le réalisateur John Huston, le producteur Gottfried Reinhardt, Dore Schary, directeur de production de la MGM, et le responsable du studio, Louis B. Mayer.
HUSTON.- La journaliste écrivit son premier article sur Hollywood en 1948. L’année suivante, son article Questions, narrant sa rencontre à New York avec John Huston, fut publié dans la rubrique Talk of the town (Tout le monde en parle) du magazine. Ses écrits sur Huston continuèrent en 1952 avec le livre Picture.
Au cours des quatre décennies qui suivirent, Mme Ross écrivit régulièrement sur ce personnage haut en couleurs qu’est John Huston (1906-1987). En septembre 1965, elle est en immersion à Cinecittà, les studios romains, sur le plateau de La Bible. Le cinéaste a envisagé de projeter son film sans le moindre nom au générique, pas même le sien, que ce soit au début ou à la fin. « Nombre de ses collaborateurs techniques, écrit Ross, approuvent déjà fortement cette idée. L’un d’eux gratifia même Huston d’une puissante étreinte à l’italienne en entendant cela, s’enthousiasmant, le doigt pointé vers le ciel : Laissons donc les gens penser que c’est Lui qui a fait le film. »
En 1984, Ross suit, à Brooklyn, le tournage de L’Honneur des Prizzi, avant-dernier film du cinéaste. Elle est aussi, au gré d’incessants allers- retours à travers Manhattan, sur celui de La Lettre du Kremlin (1970). Elle couvre l’avant-première de Fat City (1972) ou l’étape de pré-production d’À nous la victoire (1981), un film sur le football qui n’est pas le meilleur de la carrière de Huston. La journaliste narre ainsi la rencontre entre Huston, le producteur Freddie Fields, Sylvester Stallone et Pelé, la star brésilienne, qui incarne, dans cette aventure se déroulant dans un stalag de la Seconde Guerre mondiale, le caporal et prisonnier de guerre Luis Fernandez… « Tu vas devoir m’apprendre à étirer correctement le bras, dit Stallone à Pelé, agrippant son bras droit par-dessus sa tête. Sur Rocky II, je me suis déchiré le muscle pectoral droit. Ils ont dû percer un trou dans un os pour attacher le muscle. Cent cinquante-six points de suture ». Pelé, lui, souhaitait avant tout que les scènes de football soient justes…
Conclu par un papier sur le tournage du film réalisé par Anjelica Huston en 1996, Bastard Out of Carolina, ce volume présente sept précieux articles (datés de 1949 à 1986 et rassemblés, ici, pour la première fois) de Lillian Ross pour The New Yorker.
TRUFFAUT.- En février 1960, François Truffaut est à New York pour recevoir le New York Film Critics Award qui récompense Les 400 coups que certains, précise Lillian Ross, considèrent même comme le plus grand film jamais réalisé sur l’enfance. La journaliste va rencontrer Truffaut dans son hôtel du sud de Manhattan et le trouve « manifestement serein et prêt à parler sans fin, en français, de films, de films et encore de films ». Avec humour, elle raconte que le cinéaste, vêtu avec élégance, porte des… pantoufles. Parce qu’il a mal au pied. Et Truffaut de préciser que, détestant le shopping, il s’impatiente vite et achète la première paire de chaussures venue… Alors, forcément. Mais le « jeune Truffaut », comme le désigne Ross, parle essentiellement de cinéma. Il raconte ainsi que, pour Tirez sur le pianiste auquel il met la dernière main, il ne savait pas comment finir le film : « Alors, j’ai emmené mes acteurs à Grenoble et les ai laissés dehors, dans la neige. C’est une théorie que j’ai : lorsque vous ne savez plus quoi faire sur un film, il faut sortir, aller à l’air libre ; ça débloque quelque chose… »
Lors de cette première rencontre (qui donna lieu à un papier intitulé Sur le cinéma et paru le 20 février 1960) le cinéaste et Lillian Ross décident de s’entretenir tous les cinq ans. Entre 1960 et 1976, Lillian Ross rédigea ainsi une série d’articles sur François Truffaut (1932-1984) pour la rubrique Talk of the Town du New Yorker. Il y eut ainsi des papiers à l’occasion des sorties américaines de La Peau douce puis de L’Enfant sauvage jusqu’au rôle du professeur Lacombe dans Rencontres du troisième type de Spielberg. « Je n’ai jamais posé la moindre question, confie Truffaut. Je me suis fait un devoir de ne pas importuner Spielberg. Je tenais à ce qu’il soit clair qu’ils pourraient me virer si je n’étais pas bon ». Dans ce livre qui rassemble ces articles pour la première fois, Lillian Ross résume parfaitement l’auteur de la Nuit américaine : « Intérêt en dehors des films : néant. Intérêt pour les films : toujours dévorant ».
JOHN HUSTON. Par Lillian Ross. Carlotta Ed.. 84 pages. 8 euros.
FRANCOIS TRUFFAUT. Par Lillian Ross. Carlotta Ed. 44 pages. 5 euros.
ECRIRE, METTRE EN SCENE, MONTER…
« Des films, je dis que j’en fait dix-huit, mais j’en ai écrit quarante, donc tous les autres sont là, ils attendent. Mon tiroir, c’est une arrière-boutique où je vais chercher des trucs sur des films que je n’ai pas tournés, sans le dire à personne ». C’est Bertrand Blier qui parle ainsi, répondant à l’interpellation « Il faudrait faire le recueil de ces projets ! » et d’ajouter : « Il ne faut pas le faire, parce que c’est triste les films qu’on n’a pas faits ».
Dans Ecrire un film sous-titré scénaristes et cinéastes au travail, N.T. Binh et Frédéric Sojcher, qui ont coordonné ce travail dans la collection Caméras subjectives, notent : « Très peu de livres abordent l’écriture filmique dans l’ensemble de processus de création du film » sinon, observent-ils, l’ouvrage récent, aux éditions du Nouveau Monde, Paris 2016, de Luc Jabon et Fréderic Sojcher, Scénario et réalisation : modes d’emploi ? Le titre est ironique et le point d’interrogation central (sic).
Ce présent livre est issu de rencontres durant lesquelles les étudiants du Master en scénario, réalisation et production de de l’Ecole des arts de la Sorbonne (université Paris 1) ont interrogé scénaristes et réalisateurs sur l’écriture filmique. Les débats (publics) ont été enregistrés puis retranscrits pour donner lieu à l’ouvrage. Un premier cycle avait été organisé il y a quelques années et avait donné naissance à L’art du scénario (aujourd’hui épuisé) mais Ecrire un film reprend les propos formulés à l’époque par Jean-Pierre Bacri et Agnès Jaoui, Valeria Bruni-Tedeschi et Noémie Lvovsky, Robin Campillo et Laurent Cantet et Emmanuel Carrière. Y ont été ajoutés, ici, les propos –inédits pour la plus grande part du volume- de Bertrand Blier, Jean-Claude Carrière, Olivier Dazat, Claire Denis, Pascale Ferran, Jacques Fieschi, Fabrice Gobert, François Ozon et Danièle Thompson. Sans être nécessairement des théoriciens de leur art, tous ces scénaristes et réalisateurs contribuent cependant à une théorisation de ce qu’est « écrire pour le cinéma ».
Comment un scénariste et un réalisateur dialoguent-ils ensemble aux différentes étapes d’écriture du scénario ? A quel point le non-dit est-il aussi important que les dialogues et comment appréhender cette part d’indicible ? Comment écrit-on « pour » un acteur ? Comment la musique du film participe-t-elle à l’écriture ? Comment le film s’écrit-il aussi au tournage et à la table de montage ? Autant de questions et bien d’autres qui se posent lorsqu’il s’agit d’écrire un film de fiction. Rédiger le scénario, certes mais la mise en scène ou le montage sont aussi des formes d’écriture.
En préambule, on y évoque tant la « mort du cinéma » souvent annoncée… alors que le cinéma, tel le phoenix, renaît toujours de ses cendres que le malentendu né d’une approche culturellement différente du scénario entre l’Europe et les Etats-Unis ou encore la vraie noblesse d’être un « passeur » d’histoires, Fréderic Sojcher observant : « L’art de raconter est parmi les plus beaux qui soit car il renvoie à ce qu’il y a de plus humain en nous : la nécessité de donner du sens au monde (…) Le propre de l’homme serait ‘’son besoin de fiction’’… »
Dans ce recueil d’entretiens souvent enjoués, l’enjeu était de ne négliger aucun aspect du métier ni aucun pan du cinéma francophone, du film d’auteur le plus singulier aux productions les plus commerciales, en passant par les séries et par les « films du milieu » naguère définis par Pascale Ferran – proposant une vision personnelle, tout en étant accessibles à un large public. Toutes les générations, tous les genres sont ici représentés – et tous les cas de figure, des cinéastes qui écrivent aux scénaristes « professionnels » qui se définissent parfois comme des « mercenaires ».
Quand on demande à Jean-Pierre Bacri pourquoi il a commencé à écrire en tandem, il répond : « Pour vaincre l’ennui ! » Et quand on interroge Blier sur un souvenir de tension particulière sur un tournage, il affirme : « Oui mais je n’en parle pas. » Parce que ça doit rester secret ? « J’en connais des salauds, dit-il de manière audiardesque, mais je ne dis pas les noms ».
L’ambition de Ecrire un film (dont la lecture est limpide et plaisante) est de livrer une véritable ode aux liens entre scénario et réalisation, avec le film conçu comme un tout organique. Une vision bien éloignée des manuels de scénario… mais évidemment profitable pour qui s’intéresse au 7eart et, plus encore, envisage de s’y lancer !
ECRIRE UN FILM – SCENARISTES ET CINEASTES AU TRAVAIL. Coordonné par N. T. Binh, Frédéric Sojcher. Ed. Les Impressions nouvelles. 392 pages. 22 €.