Une barbe pour avancer vers la liberté  

Rosalie (Nadia Tereszkiewicz) vient d'épouser Abel Deluc (Benoît Magimel). DR

Rosalie (Nadia Tereszkiewicz) vient d’épouser Abel Deluc (Benoît Magimel). DR

« Faites qu’il m’aime… » Dans un souffle, après une nouvelle nuit de cauchemar, Rosalie se réveille. C’est le grand jour même si le temps n’est pas à l’été. Son père a attelé une carriole. Ils prennent la route vers un village aux maisons basses appuyé contre une grande usine de blanchisserie. Là, les attend Abel Deluc, un homme rude et taiseux. Un furtif échange d’argent entre le père et le futur marié. La dot a changé de main. Le mariage est arrangé.
Entre la blonde jeune femme qui semble à peine sortie de l’adolescence et l’homme au pas lourd, revenu de la guerre de 1870 avec de sérieuses blessures, comment les choses vont-elles se passer ? D’autant que Rosalie déclare très vite : « Je ne veux pas une vie sans enfant ». A quoi Abel grogne : « C’est un peu tôt, non ? » Ce qu’Abel Deluc, qui se présente comme « un homme simple », ne sait pas, c’est que sa future épouse cache un secret : depuis sa naissance, son visage et son corps sont recouverts de poils.
Avec Rosalie, la cinéaste et scénariste française Stéphanie Di Giusto signe son second long-métrage, huit ans après La danseuse, libre évocation de la vie de la danseuse américaine Loïe Fuller (1862-1928), pionnière de la danse moderne en France, célèbre pour les voiles tournoyantes de ses chorégraphies de danse serpentine.

Rosalie pensive... DR

Rosalie pensive… DR

C’est encore vers le 19e siècle que se tourne la réalisatrice puisque son second film s’inspire de la vie de Clémentine Delait (1865-1939), boulangère puis tenancière de bistrot à Thaon-les-Vosges et célèbre pour avoir été l’une des premières femmes à barbe connues en France. Mais Stéphanie Di Giusto s’empare de ce personnage non point pour en faire un biopic mais bien pour signer une histoire d’amour. « Je savais, dit-elle, qu’elle avait refusé de devenir un banal phénomène de foire mais avait au contraire voulu être  »dans la vie », avoir une vie de femme. Je me suis intéressée à d’autres femmes atteintes d’hirsutisme (nom scientifique de ce trouble, ndlr) […] Après une longue recherche, je n’ai voulu garder de la véritable histoire de ces femmes que ce qui me touchait. »
En effet Rosalie veut être regardée comme une femme, malgré sa différence qu’elle a décidé de ne pas cacher. Le motif : aider Abel à faire tourner un café qui bat de l’aile. Alors Rosalie qui se rasait en cachette, décide de laisser fleurir sa barbe et d’apparaître ouvertement dans le troquet. Bientôt, la clientèle masculine se presse. Par curiosité, par trouble, par désir muet… Mais il y a aussi des jeunes filles qui viennent rire et s’amuser avec Rosalie. Les cauchemars récurrents de Rosalie se sont enfuis. C’est une femme bien dans sa peau qui avance vers une liberté inédite. Mais surtout Rosalie veut, du moins espère, qu’Abel va l’aimer comme elle est. Même si une femme potentiellement heureuse et à l’aise dans son corps dans l’univers machiste de la fin du 19e siècle, prend bien des risques.

Rosalie pose pour un photographe. DR

Rosalie pose pour un photographe. DR

Autour d’elle, tandis qu’Abel ne sait sur quel pied danser, inquiet pour sa réputation, il y a les hommes qui la haïssent en silence puis de moins en moins en silence mais aussi ceux qui l’admirent et qui imaginent la faire monter sur une scène. Pas comme un monstre de foire, non bien sûr. Mais qui réalise quand même, avec l’accord d’une Rosalie étourdie par une « gloire » inattendue, des cartes postales de la femme à barbe en tenue légère.
On l’a compris, Stéphanie Di Giusto, qui aime, dit-elle, se confronter à des défis, a l’occasion, ici, d’en relever un intéressant en cherchant la vérité des sentiments et en offrant du même coup une vision féministe singulière. Car Rosalie fait exploser les carcans. Elle amène Abel à se colleter avec son désir mais surtout elle oblige les « braves gens » que chantait Brassens, à se dévoiler, y compris le hobereau (Benjamin Biolay) troublé par cette femme inacessible. Cela même si la cruauté de l’être humain semble toujours sans limite. Et amènera Rosalie et Abel à une funeste mais sublime issue.

Barcelin (Benjamin Biolay), un hobereau troublé. DR

Barcelin (Benjamin Biolay),
un hobereau troublé. DR

En filant volontiers la métaphore (la traversée de la forêt, la chasse à courre et la traque du cerf vécues comme des épreuves initiatiques), la cinéaste réussit un quasi-huis clos d’époque en jouant sur des éclairages rares mais aussi des intérieurs étouffants. Stéphanie Di Giusto a trouvé ses décors dans les Côtes d’Armor et le Finistère (les forges de Salles, le manoir de Rosvillou et le château de Kériolet) mais aussi à Bussang et plus spécialement au fameux Théâtre du Peuple où elle a tourné une belle scène de danse quasiment en clin d’oeil à La danseuse, film dans lequel Nadia Tereszkiewicz débutait dans un petit rôle de… danseuse. Aujourd’hui la comédienne franco-finlandaise a fait du chemin. On l’a vu très à son avantage dans Seules les bêtes (2019), Les Amandiers (2022) ou Mon crime (2023). Face à un brillant Benoît Magimel à la fois massif et fragile, elle campe avec douceur et grâce (après de longues séances quotidiennes de maquillage) une femme à barbe qui veut juste être une femme comme les autres.

ROSALIE Drame (France – 1h55) de Stéphanie Di Giusto avec Nadia Tereszkiewicz, Benoît Magimel, Benjamin Biolay, Guillaume Gouix, Gustave Kervern, Anna Biolay, Juliette Aramet, Lucas Englander, Serge Bozon, Eugène Marcuse. Dans les salles le 10 avril.

Rosalie

Les ambulanciers de nuit et les copines en goguette  

"Black Flies": Rut (Sean Penn) et Cross (Tye Sheridan). DR

« Black Flies »: Rut (Sean Penn)
et Cross (Tye Sheridan). DR

PARAMEDIC.- Dans la nuit, l’ambulance du FDNY fait virevolter du rouge et du blanc sur les murs de New York. Dans le vacarme de la sirène, Rut et Cross sont en route pour une intervention. La radio de bord a grésillé : « Blessures par balles »… Pour les paramedics, une nuit comme les autres. Dans un quartier chaud, un homme est allongé dans son sang. Autour, ses amis vocifèrent, voire bousculent les secouristes. Les ambulanciers préparent le blessé pour un transfert à l’hôpital. Cross s’occupe d’un type blessé au pied. Ses collègues l’engueulent : « Laisse-le ! C’est un code jaune ! On a trois codes rouges là-bas… » Ollie Cross est un rookie dans le metier. Ce débutant, qui vit en colocation à Chinatown, travaille comme ambulancier en attendant de pouvoir repasser ses examens de médecine… A ses côtés, il peut compter sur Gene Rutkovsky, le vétéran qui machouille éternellement un cure-dents. Rut est constamment amer et mal embouché mais il ne laisse pas Cross dans la panade quand il est sur le point de perdre un patient…
S’il est né à Paris en 1968, le réalisateur Jean-Stéphane Sauvaire vit à New York depuis 2009. Fasciné depuis toujours par Big Apple, le cinéaste note : « J’ai fini par m’installer dans une maison abandonnée dans le quartier de Bushwick à Brooklyn, et j’y ai monté un cabaret, le Bizarre. Et dès que je me suis installé dans ce quartier, j’ai eu envie de filmer et capturer ce New York que je sentais disparaître, un New York nostalgique encore emprunt des années 90, populaire, avec son extraordinaire diversité, ses mélanges de cultures, de religions, son énergie incroyable mais aussi son chaos, loin de Soho et Time Square. »
Troisième long-métrage de fiction de Sauvaire, Black Flies (USA – 2h. Dans les salles le 3 avril) est une adaptation du roman 911 (publié en 2008) de Shannon Burke, lui-même ambulancier dans le Harlem de l’épidémie de crack des années 1990. Pour le cinéaste français, relater l’enfer quotidien de deux ambulanciers new-yorkais était une aubaine pour explorer New York, parcourir ses artères, y capturer le monde et la réalité de l’époque, en situant l’action dans l’après-pandémie, une période durant laquelle les ambulanciers ont joué un rôle primordial. Avec le quotidien très chaotique de Ruth et Cross, New York est comme une ligne de front. De fait, les urgentistes du Fire Department sont au contact permanent de la misère sociale. Se côtoient aussi bien l’alcoolisme, la drogue, la guerre des gangs, les violences conjugales qu’un accouchement qui finira mal et entraînera les deux ambulanciers dans un funeste vertige. « On est là pour aider et sauver les gens, remarque Ollie Cross, et parfois on fait complètement le contraire… »

"Black Flies": Mike Tyson incarne Burroughs, le patron des urgences. DR

« Black Flies »: Mike Tyson incarne
Burroughs, le patron des urgences. DR

Tye Sheridan, découvert chez Malick dans The Tree of Life (2011) et dans Mud : sur les rives du Mississippi (2012) ou chez Spielberg dans Ready Player One (2018), incarne, avec un air buté, le jeune Ollie Cross, bouleversé voire torturé jusque dans son intimité amoureuse, par toute la détresse humaine. Et Cross devra s’interroger sur des choix cruciaux. Est-il bien nécessaire, se demande l’un de ses coéquipiers (Michael Pitts), de secourir des malheureux qui vous couvrent d’insultes et n’ont aucune volonté de trouver leur place dans la société ? Quant à Gene Rutkovsky, il est bien au-delà de ces questions. Traumatisé par ce qu’il a vécu en première ligne dans les attentats du 11 septembre, Rut a déjà rendu les armes. Sean Penn, le masque buriné et la démarche hésitante, est remarquable en type face à la désolation.

"Drive-Away Dolls": Jamie (Margaret Qualley) et Marian (Geraldine Viswanathan). DR

« Drive-Away Dolls »: Jamie (Margaret Qualley) et Marian (Geraldine Viswanathan). DR

OLISBOS.- Un type complètement tétanisé attend dans un bar glauque quelqu’un qui ne viendra pas. Il serre contre lui une mallette en métal dont on se dit qu’elle doit contenir quelques millions de dollars. Las d’attendre, le nommé Santos s’en va, suivi par le serveur du bar. Santos finira sauvagement assassiné dans une ruelle sombre de Philadelphie. Et la mallette sera emportée par les truands. Planquée dans le coffre d’une voiture, elle doit retrouver son propriétaire à Tallahassee (Floride). Tout se gâte lorsque la jeune et charmante Jamie, en pleine rupture amoureuse avec sa compagne Sukie, se présente dans une agence de covoiturage et demande une voiture pour… Tallahassee ! C’est là que Curlie, le responsable de l’agence, fait l’erreur de sa vie. Il confie les clés de la Dodge Arie à la jeune femme. Et là voilà en route vers la Floride… avec Marian, sa nouvelle petite amie. Avec bientôt un trio de truands à ses trousses.
Depuis quatre décennies, les cinéphiles font fête au duo de cinéastes formé par les frères Joël et Ethan Coen. Et reviennent alors les souvenirs savoureux d’Arizona Junior (1987) à Inside Llewyn Davis (2013) en passant par des moments magiques comme Barton Fink (1991), Fargo (1996), O’Brother (2000), No Country for Old Men (2007) sans oublier le monument que constitue The Big Lebowski (1998).
Pour Drive-Away Dolls (USA – 1h24. Dans les salles le 3 avril), c’est Ethan Coen, en solo, qui est aux manettes, avec l’appui au scénario de Tricia Cooke, son épouse. Cet autre duo a concocté une fable loufoque, évocatrice d’une littérature de gare, qui va suivre deux amies lesbiennes traversant chacune une mauvaise passe et qui décident qu’un road trip leur ferait le plus grand bien. Se définissant comme queer, Tricia Cooke note que l’écriture d’un film avec deux lesbiennes dans les rôles principaux coulait de source. Elle précise cependant: «La grande majorité des films qui mettent en scène des lesbiennes sont des drames, éloquents et sérieux. A contrario, on voulait des héroïnes queer dont la sexualité n’est pas le propos du film. On voulait un film qui traite du sexe avec légèreté, cmme dans les films de série B, pas un film à message sur la sexualité. »

"Drive-Away Dolls": Colman Domingo, C.J. Wilson et Joey Slotnick, le trio de truands. DR

« Drive-Away Dolls »: Colman Domingo, C.J. Wilson et Joey Slotnick, le trio de truands. DR

De fait, il ne faut pas chercher une once de vraisemblance dans cette histoire qui, bien évidemment, ne se prend pas au sérieux. On va, ici, de rebondissements en rebondissements au fur et à mesure que les truands, joyeusement bas du front, cherchent la piste de Jamie et Marian. La première, décidée et gourmande, profite de sa cavale pour collectionner les expériences amoureuses tant dans des bars lesbiens que dans une pyjama-party avec toute une équipe de football féminin. Le tout sous le regard courroucée de Marian qui se meurt d’amour pour Jamie. Et lorsqu’à l’hôtel, Jamie dévore, au propre comme au figuré, une conquête, la pauvre Marian s’en va lire, à la réception, Les européens d’Henri James. Il est vrai que, totalement coincée, elle part de loin, elle qui, adolescente, se servait de son trampoline pour s’élever et voir, par-dessus la clôture, sa pulpeuse voisine dans le plus simple appareil au bord de sa piscine. On en passe des pires et des meilleures jusqu’au moment où la mallette révèle son contenu. Une superbe collection de godemichés !
On ne saurait rien prendre au sérieux dans cette (très) légère mais gentiment coquine bluette. Sinon que Margaret Qualley en Jamie libre d’esprit et Geraldine Viswanathan en Marian pudique, réservée et frustrée s’amusent avec leurs personnages. Et que ceux-ci donnent, ici, des lesbiennes, une vision trash, tonique et malicieuse.

 

La reine droite et le monarque tyrannique  

Henri VIII (Jude Law) et son épouse (Alicia Vikander). DR

Henri VIII (Jude Law)
et son épouse (Alicia Vikander). DR

« M’aimez-vous, Kit ? » demande Henri VIII.
« J’ai aimé mon roi » répond Catherine Parr.
« Ce n’était pas la question ! » rétorque le roi.
« Croyez-vous en l’enfer ? » reprend le monarque.
- « Je pense que nous irons tous les deux » ose Kit et de conclure cet échange par « Je suis prête. L’êtes-vous ? »
Lorsqu’il écrit La barbe bleue, paru en 1697 dans Les contes de ma mère l’Oye, Charles Perrault ne puise pas que dans son imagination fertile. L’auteur du Petit chaperon rouge et du Chat botté s’inspire probablement pour donner corps à son terrible ogre du roi Henri VIII d’Angleterre. Tant il est vrai que le monarque britannique (1491-1547) a imprimé dans l’imaginaire populaire la trace d’un personnage connu pour le nombre de maîtresses ou d’épouses qui gravitèrent autour de lui et qui, pour un nombre non négligeable d’entre elles, finirent mal, morte en couches mais le plus souvent répudiées ou décapitées. On songe bien sûr à Catherine d’Aragon, Anne Boleyn, Jane Seymour, Anne de Clèves, Catherine Howard et, évidemment, Catherine Parr, la sixième femme d’HenriVIII et vibrante héroïne du Jeu de la reine.
Un an après l’exécution de Catherine Howard, Henri VIII décide d’épouser Catherine Parr, une veuve de 31 ans. Une femme prudente, sage et « sans grand charme » que le roi considère comme une indispensable garde-malade, lui qui, devenu impotent, doit se faire porter dans ses déplacements.

Catherine avec ses enfants et ses dames de compagnie. DR

Catherine avec ses enfants
et ses dames de compagnie. DR

En s’appuyant sur Firebrand, le récit d’Elizabeth Freemantle, les scénaristes Henrietta et Jessica Ashworth ont développé une approche infiniment plus féministe que celle de l’ « épouse nourrice » souvent décrite par les historiens. « Je pense, dit le cinéaste, que les femmes ont été retirées de l’histoire. Je pense que si les gens ne vous perçoivent pas comme ayant une position de pouvoir visible et privilégiée, vous êtes effacé. (…) Catherine Parr a exercé le pouvoir d’une manière très différente de celle des hommes. Elle pensait qu’elle était là pour une raison et qu’elle avait une responsabilité à assumer. Je ne pense pas qu’elle ait été intéressée par une position de pouvoir. Elle était intéressée par ce qu’elle pouvait apporter à l’avenir. L’une des meilleures choses que Catherine Parr a instituées est l’éducation des enfants légitimes d’Henri VIII qu’elle a adoptés. Elle était particulièrement attachée à Elizabeth, mais elle ne l’a pas formée pour qu’elle devienne reine. Elle l’a formée pour qu’elle devienne une femme autonome ».
Alors Karim Aïnouz, cinéaste brésilien de 58 ans, s’est attaché, pour son huitième long-métrage de fiction, à se glisser dans le quotidien d’une femme qui, avec l’aide de ses dames de compagnie, tente de déjouer les pièges que lui tendent la cour mais surtout un roi jaloux et l’évêque Stephen Gardiner convaincu que Catherine Parr partage les thèses hérétiques de sa vieille amie Anne Askew, une ardente prédicatrice qui finira dans les flammes du bûcher et dont le visage meurtri vient volontiers hanter Catherine…
S’il donne bien un film d’époque, Karim Aïnouz tourne le dos aux chromos du cinéma en costumes. On est à des lieues de Si Versailles m’était conté (1954) et plus proche, toutes proportions gardées, du Shame (2011) pour la manière dont le trentenaire new-yorkais du film de Steve McQueen consomme les femmes. Certes, Henri montre des marques de tendresse pour Kit mais il peut aussi copuler sans aucun ménagement ou se conduire en prédateur lorsqu’il introduit ses doigts dans la bouche de sa femme ou qu’il réclame, en plein repas festif, qu’une jeune fille vienne à lui.

Catherine Parr, une reine engagée et déterminée. DR

Catherine Parr,
une reine engagée et déterminée. DR

Il est vrai que c’est un monarque usé qui est au coeur du Jeu de la reine. Il est loin, l’humaniste de la Renaissance athlétique et cultivé. Henri est un homme obèse (il pesait 178 kilos) et souffrant qui traîne une blessure purulente à la jambe subie lors d’un tournoi. Une douleur qui le fait entrer volontiers dans des colères et des crises dantesques…
Le jeu de la reine capte alors, selon les mots du réalisateur, « la chaleur des corps menacés, le pouls battant de leurs cœurs, la vapeur de leurs respirations, le contrôle apparent de vies constamment menacées. » Et d’orchestrer un opéra violent et fatal où la vie et la mort ne pèsent guère en regard des ambitions, des alliances de circonstance, des postures, des chausse-trapes en tous genres.
Si les extérieurs, balayés par le vent brutal de l’hiver, sont rares, hormis cette fête où Catherine revoit Thomas Seymour, un amour d’antan, et où le roi la pousse à danser avec lui pour mieux exercer sa violente jalousie et concrétiser ses soupçons contre l’hérétique, ce sont les étouffants intérieurs qui s’imposent. Ils permettent à la cheffe-op française Hélène Louvart, collaboratrice régulière de l’Italienne Alice Rohrwacher, de signer une lumière aux couleurs saturées, au carmin et au bleu profonds qui, autour du beau profil de Catherine Parr, installe par instants une atmosphère à la Vermeer.
Après des films comme Pure (2010), Royal Affair (2012) ou Anna Karénine (2012), la comédienne suédoise Alicia Vikander décroche l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour son personnage de Gerda Wegner, épouse de l’artiste danoise transgenre Lili Elbe, dans The Danish Girl (2015). Ici, elle incarne, avec grâce, Catherine Parr, une femme souvent confinée au silence mais largement engagée pour ses idées novatrices en matière de foi ouverte et tolérante.

Avec Edouard Seymour (Eddie Marsan), un monarque qui voit des trahisons partout. DR

Avec Edouard Seymour (Eddie Marsan),
un monarque qui voit des trahisons partout. DR

Et puis il y a Jude Law dont l’impressionnante performance fait penser à celle de Robert de Niro dans Raging Bull (1980). Après des stars comme Emil Jannings (Anne Boleyn, 1920), Charles Laughton (La vie privée d’Henri VIII, 1933 et La reine vierge, 1953), Rex Harrison (The Trial of Anne Boleyn, 1952), Robert Shaw (Un homme pour l’éternité, 1966), Richard Burton (Anne des mille jours, 1969), Charlton Heston (Le prince et le pauvre, 1977) ou Alan Bates (The Prince and the Pauper, 2000), le Londonien de 51 ans endosse les lourds habits d’Henri VIII. Law pousse son travail d’acteur vers la perfection jusqu’à demander la diffusion d’odeurs nauséabondes sur le plateau afin de se mettre dans l’atmosphère empuantie d’une chambre royale où un roi au corps infecté se meurt…
On reconnaît à peine l’interprète du docteur Watson de Sherlock Holmes (2009) ou d’Albus Dumbledore dans la franchise des Animaux fantastiques (2018-2022). Pour interpréter « Henri VIII, immonde tache de graisse et de sang sur l’histoire d’Angleterre », Jude Law s’est fait la tête du Henri VIII tel qu’il apparaît sur le fameux portrait d’Holbein le Jeune en 1538. En y ajoutant le bruit et la fureur d’un roi blessé, féroce, paillard et tyrannique.

LE JEU DE LA REINE Drame (Grande-Bretagne – 2h) de Karim Aïnouz avec Alicia Vikander, Jude Law, Sam Riley, Eddie Marsan, Simon Russell Beale, Erin Doherty, Ruby Bentall, Bryony Hannah, Patsy Ferrain, Junia Rees. Dans les salles le 27 mars.

Quelques jours… avec Alice  

Mathieu (Guillaume Canet) et Alice (Alba Rohrwacher).

Mathieu (Guillaume Canet)
et Alice (Alba Rohrwacher).

On ne peut pas dire que Mathieu aille bien. Pourtant, à la belle cinquantaine joliment grisonnante, c’est un acteur de cinéma qui tourne beaucoup et que le public apprécie. Mais voilà le comédien a le bourdon. « J’ai hésité entre la Suisse et le suicide assisté et une thalasso… » Il a choisi la Bretagne.
Le voilà donc débarquant d’un taxi dans un hôtel immaculé. On lui attribue une suite prestige Océan spirit et va pour le peignoir blanc, les bains à remous, les soins et les massages. Dans sa chambre, un chat chinois en céramique lui fait mécaniquement bonjour et une machine à café (très) sophistiquée lui donne du fil à retordre autant d’ailleurs que les bottes de drainage qui l’empêchent d’atteindre son portable. La petite masseuse, elle, se sert du sien pour s’immortaliser dans un selfie. « J’ai vu tous vos films… » Pour parler à sa femme restée à Paris à cause de son travail à la télévision, c’est plus compliqué pour Mathieu…
Avec Hors-saison, Stéphane Brizé plante un décor à la Tati dans lequel Mathieu a l’air bien emprunté. Tout cela serait d’ailleurs assez burlesque si le comédien n’éclatait pas en sanglots. Il est vrai que l’appel du metteur en scène de la pièce de théâtre que Mathieu a laissé en plan à un mois de la générale, n’est pas sympathique : « On a cru en toi. Ce que tu as fait, c’est violent et minable. C’est pas classe. Tu es un petit mec… » Pas de quoi aller pavoiser dans le sauna !
Et puis l’histoire bascule avec un message déposé à la réception et envoyé par Alice. Elle a dépassé la quarantaine, est mariée et a une fille adolescente. Elle donne des leçons de piano non loin de la thalasso. Ils se sont aimés il y a une quinzaine d’années. Puis séparés. Depuis, le temps a passé, chacun a suivi sa route et les plaies se sont refermées peu à peu.

Alice, une femme audacieuse.

Alice, une femme audacieuse.

On a remarqué Stéphane Brizé avec Mademoiselle Chambon en 2009 qui lui valut le César de la meilleure adaptation et on l’a suivi ensuite avec sa trilogie sociale : La loi du marché (2015), En guerre (2018) et Un autre monde (2022). Autant dire qu’on est un peu surpris de retrouver ce cinéaste militant, donnant une authentique chronique sentimentale. Pourtant le réalisateur note que c’est un même sentiment qui traverse tous ses films, en l’occurrence la désillusion. « Tous ces personnages, dit Brizé, ont cru en quelque chose, ils avaient toutes et tous une certaine idée du monde et de l’Homme. Et puis, leur regard a été changé après la trahison et l’abandon. Que cela vienne de l’entreprise ou de la famille… » et de constater : « Cela représente finalement pas mal d’années à faire intimement le même parcours que mes personnages et donc à prendre symboliquement les mêmes coups qu’eux. J’ai de toute évidence écrit et réalisé ces films pour acquérir plus de clairvoyance. Mais il n’y a pas d’avantages sans inconvénients et la clairvoyance fragilise. J’ai alors eu besoin de questionner ce moment où j’étais épuisé par la colère sur laquelle s’étaient construits ces films. »

Quinze ans après...

Quinze ans après…

Mais Stéphane Brizé ne perd jamais de vue Alice et Mathieu. Guillaume Canet (qui prend la suite de Vincent Lindon, acteur-fétiche de Brizé) incarne cet acteur en plein doute face à cette Alice (excellente Alba Rohrwacher) qui a masqué son désarroi derrière un sourire poli. Une femme qui a renoncé à ce qui l’habite profondément pour se réfugier dans une vie avec un homme aimant qui ne lui fera jamais de mal. Depuis quinze ans, elle s’est protégée en se réfugiant dans une existence rangée. Mais le pansement commence aujourd’hui à se décoller. Alice se révèle une femme audacieuse qui décide de se mettre en danger. C’est elle qui pose tendrement sa main sur la nuque de Mathieu. On songe même à une scène fameuse entre Meryl Streep et Clint Eastwood dans Sur la route de Madison. Ici, c’est la mer qui prend la place des vastes espaces ruraux de l’Iowa mais il en va aussi d’une brève rencontre, de quelques jours avec Alice.

Mathieu et Alice se retrouvent au mariage de Lucette. Photos Michael Crotto

Mathieu et Alice se retrouvent
au mariage de Lucette.
Photos Michael Crotto

On croit entendre alors les paroles de la chanson (signée Delerue/Colpi en 1961) qu’Alice fait chanter aux pensionnaires de l’Ehpad où elle intervient…
Trois petites notes de musique
Ont plié boutique
Au creux du souvenir,
C’en est fini de leur tapage
Elles tournent la page
Et vont s’endormir.
Mais un jour, sans crier gare
Elles vous reviennent en mémoire.
Toi, tu voulais oublier
Un p’tit air galvaudé
Dans les rues de l’été.
Toi, tu n’oublieras jamais
Une rue, un été,
Une fille qui fredonnait :
La, la, la, la, je vous aime,
Chantait la rengaine
La, la, mon amour,
Des paroles sans rien de sublime
Pourvu que la rime
Amène toujours
Une romance de vacances
Qui lancinante vous relance.

HORS-SAISON Comédie dramatique (France – 1h55) de Stéphane Brizé avec Guillaume Canet, Alba Rohrwacher, Sharif Andoura, Emmy Boissard Paumelle, Lucette Beudin, Hugo Dillon, Johnn Rasse, Jean Boucault. Dans les salles le 20 mars

Les silences de Delia, les mots d’Edith et les combines de Rachel  

"Reste encore...": Delia (Paola Cortellesi) et Ivano (Valerio Mastandrea). DR

« Reste encore… »: Delia (Paola Cortellesi)
et Ivano (Valerio Mastandrea). DR

COMBAT.- Dans la Rome populaire de la seconde moitié des années quarante, un couple se réveille dans son lit. Et avant même d’avoir échangé deux mots, Ivano colle une méchante gifle à Delia, son épouse et mère de ses trois enfants. Debout à côté de la table du petit déjeuner, en tablier, Delia est aux petits soins pour tous. Pour Marcella, sa grande fille, qui flirte avec Giulio, le fils du glacier Moretti. Pour ses deux fils qui n’arrêtent pas de se chamailler. Pour Ottorino, le vieux grand-père infirme. Pour Ivano, évidemment, qui lui lance : « Tâche de faire un truc bien, aujourd’hui ! » De fait Delia s’active. Elle fait des piqûres à domicile, de la retouche de vêtements, de la réparation de parapluies. Bien sûr, elle met un peu d’argent de côté sur ses gains mais c’est pour la bonne cause, en l’occurrence offrir une belle robe de mariée à Marcella. Hors de chez elle, Delia cultive quelques petits jardins secrets. Elle bavarde avec William, un soldat américain de la Military Police qui patrouille dans les rues de la Cité éternelle et lui offre des barres de chocolat qui lui vaudront une torgnole supplémentaire du jaloux Ivano. Elle partage quelques instants avec Nino, le garagiste qui fut son amour de jeunesse. Seule son amie Marisa partage avec elle de courts moments de légèreté… Et puis, un jour, arrive une lettre spécialement adressée à Delia. Une mystérieuse missive qui va bouleverser son existence…
Réalisé par la Romaine Paola Cortellesi, Il reste encore demain (Italie – 1h58. Dans les salles le 13 mars) a provoqué une raz de marée dans les salles obscures transalpines, cumulant plus de cinq millions d’entrées et s ‘accompagnant d’un mouvement important de contestation des violences faites aux femmes dans la péninsule. La cinéaste explique qu’elle avait « le désir de mettre en scène, à travers Delia, les femmes que j’ai imaginées en m’inspirant des récits de mes grands-mères; des histoires dramatiques racontées avec la volonté d’en sourire ; des histoires de vies dures, partagées avec toutes dans la cour de l’immeuble. Joies et peines, sur la place publique, allaient toujours de pair. »
Dans une Rome partagée entre l’espoir né de la Libération et les difficultés matérielles engendrées par la guerre qui vient à peine de s’achever, Paola Cortellesi raconte une femme ordinaire, modeste, étouffée, prisonnière de son foyer et totalement soumise à un mari infâme et violent. Bien sûr, elle lit dans le regard de Marcella -son unique grand amour- un muet appel à la rébellion. Mais sa réponse est terrible : « Et j’irais où ? » Cependant, lorsque Delia constaste que Marcella risque de vivre le même enfer qu’elle avec son fiancé, elle ne laissera plus faire.

"Reste encore...": Giulio (Francesco Centorame) et Marcella (Romana Maggiora Vergano). DR

« Reste encore… »: Giulio (Francesco Centorame) et Marcella (Romana Maggiora Vergano). DR

Glissant du rire aux larmes, avec d’étonnants accents rock’n roll (et parfois quelques afféteries de mise en scène) C’è ancora domani s’inscrit à la fois dans la tradition du néo-réalisme italien comme de la comédie italienne. On songe bien sûr à Rossellini et Rome ville ouverte (1945) d’une part et à Affreux, sales et méchants (1976) de Scola pour traiter d’un drame qui a pris une dimension considérable, celui des violences faites aux femmes. Et puis, côté référence, on apprécie aussi le clin à De Sica et au Voleur de bicyclette (1948) avec un colleur d’affiches à l’oeuvre…
Face à un Valerio Mastandrea excellent en macho et brute épaisse, Paola Cortellesi, humoriste, chanteuse et comédienne de théâtre et de cinéma, campe une Delia que n’aurait pas renié Anna Magnani ou Sophia Loren. Une Delia, dit encore la cinéaste, qui est « notre grand-mère, notre arrière-grand-mère. Qui sait si elles avaient envisagé elles aussi un demain possible. Pour Delia, demain existe. »

"Scandaleusement...": Edith Swan (Olivia Colman) et Rose Gooding (Jessie Buckley). DR

« Scandaleusement… »: Edith Swan (Olivia Colman) et Rose Gooding (Jessie Buckley). DR

INJURES.- Le Littlehampton de 1920 n’est pas encore une station balnéaire à la mode dans le sud de l’Angleterre. Mais on y vit plutôt paisiblement. Lorsque des lettres anonymes chargées d’injures commencent à arriver chez Edith Swan, l’accusant des pires turpitudes, la petite communauté ne tarde pas à être bouleversée. Et tout le monde pointe rapidement du doigt Rose Gooding, la voisine de la famille Swan. Pourtant Rose et Edith semblaient être des amies. Mais il est vrai que cette rousse Irlandaise a le verbe haut et coloré, l’esprit vif et ne se prive pas de dire crûment leur fait aux importuns… Pour les policiers locaux, la culpabilité de Rose ne fait aucun doute. Seule, l’officière de police Gladys Moss, suivie peu à peu par quelques femmes du village, décide de mener sa propre enquête. Et s’il y avait anguille sous roche ? Rose pourrait-elle être la victime des préjugés de son époque, plutôt que la véritable coupable ?
Comédie truculente et irrévérencieuse, Scandaleusement vôtre (Grande-Bretagne – 1h 41. Dans les salles le 13 mars) s’inspire de faits réels qui se sont déroulés dans les années 1920 à Littlehampton. Les protagonistes se nommaient effectivement Rose Gooding, Edith Swan et Gladys Moss, cette dernière ayant été la première femme nommée officier de police dans le Sussex en 1919.
Rose Gooding fut condamnée à deux peines de prison, notamment de douze mois de travaux forcés en 1921. Comme des lettres injurieuses continuaient à circuler, elle fut alors innocentée, libérée et dédommagée. Grâce à l’enquête de Gladys Moss, les soupçons se portèrent alors sur Edith Swan. Arrêtée à la suite d’un flagrant délit, Edith Swan fut d’abord acquittée par le tribunal et finalement condamnée en 1923, après une autre série de lettres, à un an de travaux forcés.

"Scandaleusement...": Edith et sa mère (Gemma Jones). DR

« Scandaleusement… »:
Edith et sa mère (Gemma Jones). DR

Sur fond de « Fesses de singe », de « Baiseur de lapins » et on en passe de plus salées, la réalisatrice Thea Sharrock réussit un délicieux triple portrait de femmes qui confère à ce film d’époque un touche contemporaine bienvenue. Jessie Buckley, la native de Killarney, s’empare avec drôlerie d’une Rose Gooding, forte en gueule mais qui cache un secret familial. Quant à Olivia Colman, oscarisée pour La favorite (2018) de Yorgos Lanthimos, elle se régale manifestement de son Edith Swan. Vieille fille coincée et infantilisée par ses vieux parents (Gemma Jones et Timothy Spall, grands comédiens britanniques), elle devient hystérique quand elle prend la plume pour aligner goulument les invectives les plus crues. Comme une manière de s’offrir une impossible liberté. Enfin, on découvre Anjana Vasan, comédienne d’origine indiienne, dans le rôle de la maligne Gladys, jeune flic écrasée par le mépris de sa hiérarchie. Savoureux !

"Les rois...": Nathan (Ben Attal), Rachel (Fanny Ardant) et Sam (Mathieu Kassovitz).

« Les rois… »: Nathan (Ben Attal), Rachel
(Fanny Ardant) et Sam (Mathieu Kassovitz).

FAMILLE.- Un agréable dîner en ville tourne quasiment au drame lorsqu’un convive s’étouffe à cause d’un oedème de Quincke. Dame, il y avait de l’ail dans le goulasch et on ne le savait pas. Sauf Rachel, l’employée de maison, qui avait concocté le plat. Et, en même temps, un braquage dans l’immeuble d’en face où habite l’un des invités, collectionneur d’oeuvres d’art de son état… Car Rachel est une manière de Ma Dalton qui a élevé ses fils Sam et Jérémie, ainsi que son petit-fils Nathan, dans l’art de l’arnaque.
Mais rien à voir avec les « artistes » d’Ocean Eleven ! Eux, ce sont des petits bras, des malfrats à la petite semaine, de parfaits branquignols… Alors, quand lors du braquage, Sam, Jérémie et Nathan mettent la main sur La musicienne, une grande toile de Tamara de Lempicka et qu’ils la volent sans en connaître la valeur, les embrouilles commencent. Nathan se fait arrêter et purge trois ans à la Santé tandis que Sam, son père, se ronge les sangs. Jérémie, lui, a complètement disparu de la circulation avec le tableau. Et voilà qu’entre en piste la belle Céleste, une détective rusée et charmeuse, devenue Nelly pour les besoins de l’enquête. Sam tombe sous son charme mais pas Rachel qui n’apprécie pas du tout cette pièce rapportée…

"Les rois...": Sam et Nelly (Laetitia Dosch). Photos Manuel Moutier

« Les rois… »: Sam et Nelly (Laetitia Dosch).
Photos Manuel Moutier

Avec Les rois de la piste (France – 1h56. Dans les salles le 13 mars), Thierry Klifa, ancien journaliste au magazine Studio, signe son cinquième long-métrage en forme de comédie tendre et loufoque en suivant les tribulations des pieds-nickelés du clan Zimmermann. Au-delà de la fantaisie du propos, le cinéaste interroge les liens du sang : « C’est, dit-il, une source inépuisable de sentiments contradictoires, d’éclats de rire ou de coups de sang, de claques comme de caresses, de chagrins comme de bonheurs… On s’en éloigne. On s’en rapproche. » Ici, c’est autour de la figure de Rachel Zimmermann, mère juive dans toute sa splendeur, que s’articule cette aventure qui aurait gagné à être parfois plus ramassée. Au milieu de ses « princes sans royaume », Fanny Ardant s’en donne à coeur-joie avec un personnage qui excelle autant dans les Zimmetkuchen que dans la manipulation de sa troupe. Une troupe composée de Nicolas Duvauchelle dans un numéro queer (les féministes n’ont pas grincé des dents), de Ben Attal, le prince héritier, comme l’écrit Le Monde, de la dynastie Attal-Gainsbourg-Birkin, en petit-fils rebelle et Mathieu Kassovitz en fils dépressif constamment sous cachets. Ce qui n’empêche évidemment pas son Sam de tomber amoureux de Céleste/Nelly à laquelle Laetitia Dosch apporte son habituel grain de fantaisie. Un divertissement « qualité France » comme aurait dit, en d’autres temps, François Truffaut.

Un maître de la musique et un héros du quotidien  

"Boléro": Misia Sert (Doria Tillier) et Maurice Ravel (Raphaël Personnaz). DR

« Boléro »: Misia Sert (Doria Tillier)
et Maurice Ravel (Raphaël Personnaz). DR

SUCCES.- « Que faisons-nous dans cette décharge ? » Les bottines de la danseuse Ida Rubinstein sautent dans des flaques d’eau tandis que Maurice Ravel l’entraîne dans une usine pour y entendre « les sons d’une symphonie mécanique », ceux de la marche du temps qui avance. L’exubérante et baroque Ida a lancé au compositeur, « Je veux que vous écriviez la musique de mon prochain ballet ». Avec une exigence : qu’il soit à la fois « charnel, envoûtant et érotique ». Sans vraiment se faire tirer l’oreille, Ravel repousse le projet de loin en loin car il ne trouve pas le point de départ de cette pièce. Il n’arrive pas, dit-il, « à faire surgir l’idée tapie dans un coin… » Mais, en 1928, harcelé par Ida Rubinstein qui veut son ballet dans les deux mois, Maurice Ravel va écrire ce Boléro qui sera l’instrument de sa consécration internationale même s’il ne le considère que comme une expérimentation d’orchestration. Si, dans sa carrière, Ravel (1875-1937) a signé nombre d’oeuvres majeures comme le Concerto pour la main gauche ou l’éclatant Concerto en sol, son nom demeure, pour toujours accolé à cette transe répétitive et hypnotique dont il dit : « Cette rengaine va avaler toutes mes œuvres ! »
Après la séquence « industrielle » en prégénérique, c’est une belle compilation d’extraits, dans tous les genres et sur tous les tons (y compris le désopilant Parti d’en rire du duo Dac/Blanche), du plus fameux morceau de Ravel qui compose cette fois le générique du Boléro (France – 2h. Dans les salles le 6 mars), le 19e long-métrage d’Anne Fontaine. Cette cinéaste éclectique s’il en est, propose, ici, une belle variation autour du biopic. Souvent pesant, parfois compassé ou carrément à côté de la plaque, le genre est, ici, abordé sous l’angle -franchement romantique- de Ravel et les femmes. Après avoir orchestré, en 2021 dans Présidents, un biopic… humoristique sur la rencontre de deux anciens présidents prénommés Nicolas et François, Anne Fontaine emporte, ici, le spectateur dans les pas d’un homme à la frêle stature, compositeur aussi exigeant que talentueux et personnage cerné par les femmes.

"Boléro": Maurice Ravel avec les filles d'une maison close. DR

« Boléro »: Maurice Ravel
avec les filles d’une maison close. DR

La première n’est autre que sa mère persuadée que le monde reconnaîtra son excellence alors même que son Maurice est retoqué au Prix de Rome… Il y a bien sûr Ida Rubinstein mais aussi Marguerite Long, la célèbre pianiste, qui sera toujours proche de Ravel et convaincue qu’un jour, il apprendra « à aimer sa musique », Madame Revelot, la fidèle gouvernante, qu’il accompagne au piano en chantant Valencia ou encore l’une des filles de la maison close où Ravel a ses habitudes. Quêteur de sons, il lui fait très lentement enfiler des gants pour entendre chanter le satin sur sa peau avant de se mettre au piano pour une joyeuse interprétation, en bonne compagnie, de La Madelon. Et puis, il y a la séduisante Misia Sert, surnommée « la reine de Paris », amie et muse amoureuse, toujours présente et qui lui glisse : « Ce que vous demandez à la musique, je le demande à l’amour… »
Entouré d’Anne Alvaro, Jeanne Balibar, Emmanuelle Devos, Sophie Guillemin, Mélodie Adda et Doria Tillier, Raphaël Personnaz (qui a perdu dix kilos pour le rôle) incarne cet artiste taraudé par les doutes. Malgré son allure d’éternel et fringant jeune homme, Ravel ne se départit jamais d’une certaine sécheresse masquant une discrète bonté. Parlant de son Boléro, il glisse : « Je lui en veux un peu d’avoir mieux réussi que moi ».
Déjà directeur de la photo d’Anne Fontaine pour Coco avant Chanel (2009), Perfect Mothers (2013) et Gemma Bovery (2014), Christophe Beaucarne signe enfin une image aux teintes chaudes et aux couleurs vivantes qui écartent agréablement Boléro de l’ambiance des films dits d’époque.
Comme le rappelle le générique de fin, il ne se passe pas un quart d’heure sans qu’une interprétation du Boléro ne se fasse quelque part dans le monde !

"Comme un fils": Victor (Stefan Virgil Stoica) et Jacques (Vincent Lindon). DR

« Comme un fils »: Victor (Stefan Virgil Stoica)
et Jacques (Vincent Lindon). DR

EDUCATION.- Dans une vaste salle des profs déserte, Jacques Romand récupère un carton, le remplit de dossiers, de copies, de quelques livres, de matériel de bureau. Il quitte les lieux sans croiser personne. Pour lui, l’enseignement, c’est terminé. On apprendra plus tard que le prof a eu droit à des milliers de vues sur les réseaux sociaux pour s’être retrouvé au coeur d’une bagarre entre deux lycéens qu’il tentait de séparer. De retour dans la vaste maison dans laquelle il vit seul et qu’il s’apprête, à contre-coeur, à mettre en vente, le prof s’occupe de remettre en état la reliure d’un vieil ouvrage rare…
Un soi alors qu’il fait ses courses dans une petite supérette de quartier, Jacques est témoin d’un vol commis par trois individus. Deux réussissent à s’enfuir mais Jacques ceinture le troisième, un adolescent de 14 ans. Il est sans papiers, sans adresse, sans doute Rom et la police botte en touche lorsque le prof demande ce qu’il va advenir du gamin. Une nuit au poste, le passage devant un juge, un placement dans un centre d’où il n’aura aucun mal à filer…
Un jour ou deux plus tard, Jacques constate qu’il a été victime d’un cambriolage. Dans une chambre, il trouve son jeune voleur endormi. Un médecin constate qu’il porte des traces de coups et de multiples hématomes… Jacques va alors complètement s’investir dans le « sauvetage » de Victor.
En exergue de Comme un fils (France – 1h42. Dans les salles le 6 mars), Nicolas Boukhrief a placé le propos d’un nommé Borocco, probablement l’un de ses profs, qui disait : « Les professeurs ouvrent des portes mais vous devez entrer vous-mêmes ! » C’est bien, ici, le parcours d’un enseignant qui a perdu sa vocation que brosse le réalisateur du Convoyeur (2003), Made in France (2015) ou Trois jours et une vie (2019).
« Comme un fils est né de deux idées, dit le cinéaste. Après l’assassinat de Samuel Paty, je voulais tout d’abord écrire un film sur l’importance de la figure du professeur. Et rendre hommage à ceux qui m’ont aidé à me constituer. Nous avons tous en mémoire des professeurs, des maîtres, qui ont très fortement influé sur notre destin. Mais beaucoup de longs-métrages ayant déjà été faits sur le sujet, et des très bons, je cherchais dans mon histoire à sortir de la structure professionnelle dans laquelle ce personnage évolue la plupart du temps pour parler de la figure d’un professeur en soi, hors de son contexte… » Le film s’attache donc à l’un de ces « piliers de la République » dans sa vie quotidienne. Une existence évidemment bouleversée par Victor, jeune Rom sauvage et soupçonneux qui va, petit à petit, passer de la survie dans la rue à une approche, d’abord timide puis prometteuse, de cette éducation qui permet d’être dans la société et non pas à côté.

"Comme un fils": Harmel Kirschner (Karole Rocher). DR

« Comme un fils »: Harmel Kirschner
(Karole Rocher). DR

Dans un rôle écrit pour lui, le monstre sacré Vincent Lindon se glisse, avec son habituelle aisance, dans la peau d’un héros du quotidien confronté aux silences et aux non-dits d’un Victor qui explique qu’il vole pour éviter de se faire battre par son oncle. On songe souvent à son personnage de maître-nageur dans Welcome (2010) aux prises avec un jeune Kurde qui veut passer à la nage de Calais en Angleterre. Ici, c’est donc Victor (Stefan Virgil Stoica, recruté dans une école d’art dramatique de Roumanie) représentatif d’un peuple nomade rejeté et pauvre, qui devient la première préoccupation de l’ancien prof. Cependant, alors que Victor et les siens disparaissent de leur campement, l’histoire se met un peu à tourner à vide. Recruté par Harmel Kirschner, sa responsable (Karole Rocher), Jacques devient bénévole dans une association d’aide à l’enfance en danger. Et on voit sans peine se pointer une romance entre Jacques et la responsable de l’association… Mais l’hommage à l’éducation reste évidemment bienvenu.

Des femmes en quête d’harmonie  

"Black Tea": Cai (Han Chang) et Aya (Nina Mélo) dans les plantations de thé. DR

« Black Tea »: Cai (Han Chang) et Aya (Nina Mélo) dans les plantations de thé. DR

GESTES.- Une fourmi se déplace vers un tissu crème… On découvre qu’il s’agit d’une robe de mariée. Nous sommes dans une mairie en Côte d’Ivoire où un certain nombre de couples attendent de convoler devant le premier magistrat local. Les époux s’aèrent avec de petits ventilateurs. L’ambiance est à la joie autant chez les futurs mariés que dans les familles. La seule qui ne sourit pas sous son voile blanc, c’est Aya. Alors que son costaud de promis vient d’écraser la fourmi et de s’exprimer : « Oui, je consens ! », la belle jeune femme tarde, elle, à consentir. A une parente, elle a glissé : « Je ne veux pas vivre mon futur dans le mensonge. » Alors, dignement, Aya se lève et, devant l’assistance médusée, s’éloigne… On la retrouve dans les rues de Canton où elle a trouvé un travail dans la boutique de thé du taiseux Cai, un Chinois de la quarantaine…
Largement célébré au festival de Cannes 2014 pour l’impressionnant Timbuktu, son cinquième film, qui mettait en lumière les sinistres exactions des islamistes dans la ville malienne, le cinéaste Abderrahmane Sissako signe, cette fois, avec Black Tea (France/Taïwan – 1h49. Dans les salles le 28 février), une déambulation grave et poétique, entre la Côte d’Ivoire, la Chine et le Cap-Vert, au coeur de laquelle Aya va tenter de trouver ses marques. Certes, pratiquant bien le mandarin, elle est aussi à l’aise dans la boutique de thé où elle s’imprègne constamment des parfums que parmi la communauté d’expatriés africains qui tiennent, ici, le salon de coiffure Chez Trésor, là, le petit boui-boui Chez Ambroise… Pourtant, tout en savourant les attentions de Cai, Aya s’interroge sur leur liaison et se demande si elle pourra survivre autant aux préjugés qu’aux tumultes de leurs passés. En tout cas, les deux personnages centraux de Black Tea incarnent la rencontre sociale, politique et économique entre l’Afrique et la Chine mais le cinéaste qui souhaitait surtout nourrir son cinéma d’un imaginaire inattendu, observe :  « J’aurais très bien pu raconter cette histoire dans un autre contexte géographique. […] Pour ce qui est de l’identité culturelle, je ne réfléchis jamais à des personnages définis par leur appartenance à un peuple particulier. » De fait, Aya et Cai se retrouvent surtout dans l’envie d’une vie harmonieuse à travers une entente et une compréhension des autres.

"Black Tea": les gestes de la cérémonie du thé. DR

« Black Tea »: les gestes
de la cérémonie du thé. DR

En refusant le folklore, façon carte postale, Sissako met en scène une œuvre fortement contemplative traversée par des émotions, des sentiments, des sensations mais aussi par une douceur charnelle, ainsi les séquences dans les vertes collines des plantations de thé ou dans l’arrière-boutique où Cai initie Aya aux gestes immuables et précis de la cérémonie du thé. Et ces gestes semblent appartenir aussi à un rituel amoureux.
A cause des lumières chaudes de la photographie (signées Aymerick Pilarski), des nombreux surcadrages, du rythme souvent languide, on pense parfois au In the Mood for Love de Wong Kar-wai. Impression renforcée par la musique. On songe aux accents très saudade de la morna cap-verdienne ou encore à la reprise du Feeling Good de Nina Simone par Fatoumata Diawara. « Autant par la force de cette chanson, dit le metteur en scène, que par la personnalité de Fatoumata, qui est une femme extraordinaire, qui mène un combat pour les femmes. Qu’elle chante Nina Simone en bambara rejoint mon moteur sur ce film : l’envie de raconter la possibilité d’un monde en mouvement vers une harmonie. » Une harmonie qui doit beaucoup à Nina Mélo qui incarne superbement Aya. Sa gravité et sa grâce font énormément pour l’attrait de cette œuvre singulière et belle.

"Madame de...": Madame de Sévigné (Karin Viard) et Françoise (Ana Girardot).

« Madame de… »: Madame de Sévigné
(Karin Viard) et Françoise (Ana Girardot).

LETTRES.- « Où est la marquise de Sévigné qui m’enchantait ? » Françoise de Grignan se désole. Elles sont loin, les heures indolentes et ensoleillées où, sur les bords d’un fleuve, la mère promettait : « Je vous veux heureuse, indépendante et maîtresse de votre destinée. » Une destinée qui passe par la fréquentation de la Cour et la perspective d’un beau parti. Las, par une nuit de fête et sous les éclats des feux d’artifice, le roi croise la jeune Françoise et la bouscule dans un fourré. Marie de Sévigné, en réussissant à arracher sa fille aux ardeurs royales, signe aussi une forme de disgrâce. La ravissante Françoise devient difficile à marier. En 1669, Françoise épouse le comte de Grignan, déjà veuf deux fois et nettement plus âgé qu’elle. Dans ce mariage, elle apporte l’argent, lui le nom… Très rapidement le comte est nommé Lieutenant général de Provence par le roi et il doit aller occuper cette charge prestigieuse mais très lourde. Il veut évidemment que sa femme l’accompagne et c’est le début d’une série de longues séparations entre la mère et la fille qui donneront lieu à une correspondance fameuse, riche de plus de mille lettres…
Avec Madame de Sévigné (France – 1h32. Dans les salles le 28 février), Isabelle Brocard donne son second long-métrage de fiction après Ma compagne de nuit (2011) qui déjà mettait aux prises deux femmes (Emmanuelle Béart et Hafsia Herzi) dans un drame de la fin de vie. Ici, dans une mise en scène fluide qui privilégie l’intime, la cinéaste orchestre le duo mère-fille le plus célèbre de la littérature française mais montre surtout les tourments d’une relation fusionnelle et finalement dévastatrice. Car, en ce milieu du 17e siècle, plus la marquise veut faire de sa fille une femme brillante et libre, à son image. Plus elle tente d’avoir une emprise sur le destin de la jeune femme, plus celle-ci se rebelle… « Les contraintes, dit la cinéaste, qui pèsent sur le corps, le destin, la liberté des femmes, sont en partie à l’origine de cette relation ravageante, et c’est encore le cas aujourd’hui évidemment. J’ai eu le désir de parler du présent à travers l’acuité de ce siècle passionnant qu’est le 17e siècle sur la question des femmes. »

"Madame de...": Françoise et sa mère à la Cour. Photos Julien Panié

« Madame de… »: Françoise et sa mère à la Cour.
Photos Julien Panié

En s’appuyant sur deux comédiennes qui se glissent avec aisance dans leurs personnages, Isabelle Brocard décrit une relation emplie de déception, de provocations entre les deux femmes. Madame de Grignan (Ana Girardot tout en grâce fragile) n’hésite pas à provoquer Madame de Sévigné (Karin Viard, flamboyante et énergique): elle fait circuler ses lettres, court les routes de Provence avec son mari, multiplie les grossesses…
Françoise pourrait tout à fait se séparer de sa mère : elle préfère adopter une posture de victime permanente, accuser, culpabiliser, demander de l’aide parfois…. Madame de Sévigné pourrait écouter son amie Madame de La Fayette qui lui fait remarquer qu’elle est littéralement obsédée et la conjure de prendre ses distances et de cesser d’empiéter sur la vie de sa fille… Mais l’une et l’autre en sont incapables.

Un héros discret et des chevaliers venus d’ailleurs  

"Une vie": Nicholas Winton (Anthony Hopkins). DR

« Une vie »: Nicholas Winton
(Anthony Hopkins). DR

MEMOIRE.- Fin septembre 1938, Hitler, en champion du principe des nationalités, décide de « libérer les Allemands des Sudètes » de l’« oppression » tchécoslovaque et exige de Prague l’annexion au Reich de cette région frontalère stratégique. Ainsi, dit-il aux Français et aux Britanniques, ce problème territorial résolu, « l’Europe connaîtra ensuite la paix pour mille ans ».
Mais, du côté de la capitale tchèque, nul n’est dupe des visées du Führer. Et les familles juives ne doutent pas de la solution finale même si elle ne sera formellement décrite qu’en 1942 à la conférence de Wannsee… Pourtant, en 1938, entre Londres et Prague, un courtier britannique (Johnny Flynn en Winton jeune) décide de tout mettre en œuvre, dans les mois précédents la déclaration de guerre, pour sauver le plus d’enfants tchécoslovaques. Il se rapproche du Comité britannique pour les réfugiés de Tchécoslovaquie et s’active pour obtenir des visas, de l’argent pour le transport et un accueil dans des familles de Grande-Bretagne. Cet homme, Nicholas Winton, on le retrouve, dans l’Angleterre de 1987, dans sa belle maison avec piscine… Même âgé, Winton ne cesse de penser aux autres en militant dans des associations caritatives. Son épouse, elle, se désole de voir s’accumuler partout des cartons de documents, d’autant qu’ils attendent la venue de leur fille qui a récemment accouché. Alors Nicholas décide de tout brûler. Mais pas question de faire disparaître une mallette en cuir. Elle contient le précieux « livre de Prague » avec des coupures de presse, des courriers, des listes avec des milliers de noms et surtout les photos des visages tristes des enfants tchèques…

"Une vie": Nicholas Winton jeune (Johnny Flynn). DR

« Une vie »: Nicholas Winton jeune
(Johnny Flynn). DR

Pour son premier long-métrage, le cinéaste anglais James Hawes donne, avec Une vie (Grande-Bretagne – 1h49. Dans les salles le 21 février) un bon biopic qui, même s’il n’est pas extraordinaire dans sa mise en images, réussit d’une part à rendre hommage à Nicholas Winton dont l’action, durant la dernière guerre, n’était guère connue et d’autre part à provoquer l’émotion, notamment grâce au jeu sensible de cet immense comédien qu’est Anthony Hopkins. Il incarne le vieil homme qui se retourne sur ses souvenirs, hanté par les noms et les photos des enfants qu’il n’a pu arracher à l’ignominie nazie. Un homme qui, dans la tourmente guerrière, s’est dit : « Je dois le faire ! » Et qui entendra un rabbin praguois qu’il doit convaincre de lui donner une liste d’enfants juifs à emmener vers l’Angleterre, lui enjoindre : « Si tu commences, tu achèves ! » Avec fougue et peut-être même un peu d’ingénuité, Nicholas Winton sauvera 669 enfants juifs.
Une vie, fondé sur le livre écrit par Barbara, la fille de Winton, reprend aussi l’événement qui a conduit à faire connaître cet Oskar Schindler britannique du grand public. En 1988, l’émission That’s Life de la BBC consacre une partie de son programme à Winton et à son « livre de Prague » qu’il avait confié à Betty, l’épouse française de Robert Maxwell, le magnat de la presse anglaise, avant de le déposer au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. A cette occasion, Winton (disparu en 2015 à l’âge de 106 ans) retrouvera des enfants, désormais adultes, qui ont survécu grâce à lui.
Alors, on peut entendre la litanie des noms des « enfants de Nicky » : Elsie, Petr, Jan, Marta, Esther, Vera, Hanus…

"L'empire": Jane (Anamaria Vartolomei), Jony (Brandon Vlieghe), Line (Lyna Khoudri). DR

« L’empire »: Jane (Anamaria Vartolomei), Jony (Brandon Vlieghe), Line (Lyna Khoudri). DR

APOCALYPSE.- Jeune marin-pêcheur sur la mer du Nord, Jony mène une existence paisible auprès de sa mère et de son jeune fils, le blond Freddy. A proximité de sa maison donnant sur les dunes, passe parfois la mignonne et assez délurée Line, constamment en train de se filmer avec son portable. Ce jour-là, son ex-femme, accompagné d’un certain Rudi, passe récupérer Freddy. Las, leur voiture fait soudain des tonneaux dans un champ. Alors que Freddy est indemne, sa mère est éjectée du véhicule et git, mourante, dans l’herbe. C’est alors que Rudi dégaine un sable laser et décapite la jeune femme… L’apocalypse serait-elle en marche ?
Avec L’empire (France – 1h50. Dans les salles le 21 février), Bruno Dumont est de retour sur le grand écran après un France (2021) qui nous avait quelque peu laissé sur notre faim. En son temps, à Cannes, le cinéaste avait sacrément défrayé la chronique avec des films remarqués comme La vie de Jésus (1997) et L’humanité (1999), tous deux primés sur la Croisette. Ici, il ne va manquer d’être très clivant, comme on dit aujourd’hui… Car, dans cette réflexion sur l’amour et la mort mais aussi sur la lutte du Bien et du Mal, le nouveau film de Bruno Dumont tient tout à la fois d’une aventure… galactique et d’une chronique du Boulonnais avec ces petites gens de la Côte d’Opale et des Hauts de France auquel le cinéaste est très attaché. « Le Bien et le Mal, dit Dumont, n’existent pas en soi ; dans le réel et le commun, c’est juste l’humain qui se dresse ou s’abaisse, ici et là. La conduite morale n’est pas une balance : c’est une bascule…. »

"L'empire": Fabrice Luchini en Belzébuth. DR

« L’empire »: Fabrice Luchini en Belzébuth. DR

S’il risque assurément de défriser les tenants purs et durs de la saga Star Wars, Bruno Dumont s’amuse cependant à dézinguer les mythes dans une guerre des mondes burlesque. On est alors invité à le suivre dans une narration volontiers bouffonne et parfois franchement hilarante. Mais comme le film a aussi des coups de moins bien, on peut être enclin alors à décrocher. Reste à se délecter de situations loufoques, du passage de vaisseaux spatiaux ou d’un cyclone mais essentiellement de personnages que le cinéaste trousse avec une belle aisance surtout lorsqu’il s’agit d’individus constamment décalés comme le couple de gendarmes en civil déjà présents dans la mini-série P’tit Quinquin (2014). Autour de Jony (Brandon Vlieghe), on remarque deux jeunes femmes, potentiellement dangereuses mais très séduisantes, incarnées par Lyna Khoudri et Anamaria Vartolomei. Au passage, Dumont montre qu’il n’a rien de sa capacité à filmer des scènes purement sexuelles… Camille Cottin fait une apparition en reine/maire mais c’est surtout Fabrice Luchini qui s’en donne à coeur-joie. Délaissant la retenue adoptée naguère dans La petite de Guillaume Nicloux, Luchini apparaît complètement en roue libre dans un Belzébuth ricanant et vociférant et portant un invraisemblable pyjama molletonné. Le dernier mot appartient au petit Freddy qui, apaisé, lâche : « C’est tout ».

 

Foooooolie dupienne !  

Dali (Edouard Baer) en entretien avec Judith (Anaïs Demoustier). DR

Dali (Edouard Baer) en entretien
avec Judith (Anaïs Demoustier). DR

Ne dites pas à Quentin Dupieux que son film est surréaliste. Ca le met en colère parce que le mot, aujourd’hui, ne veut plus rien dire. On l’utilise à toutes les sauces dès qu’on ne comprend pas quelque chose. A peu près autant que le terme absurde. Du temps de Dali, oui, le surréalisme était un combat, une envie de changer le monde, de le regarder autrement.
Avec le premier plan du film sur un piano-fontaine, Quentin Dupieux, d’entrée, ramène le spectateur à l’oeuvre de Salvador Dali et donne les règles du jeu. « On entre dans un monde où les pianos sont des fontaines infinies, où poussent des arbres, sur fond de paysage doré ». Invitation à monter à bord !
Alors, si le mot surréalisme ne convient pas, on dira quand même que ce douzième long-métrage est complètement foutraque, carrément délirant, positivement barré ! Mais sans jamais verser dans le n’importe quoi. Comment en aurait-il pu être autrement puisque le cinéaste confie : « Pour écrire et réaliser cet hommage, je suis entré en connexion avec la conscience cosmique de Salvador Dali et je me suis laissé guider, les yeux fermés. »
Après avoir été, pendant quatre ans, pharmacienne (mais en détestant cela), Judith Rochant a choisi le beau mais difficile métier de journaliste. Elle a pas mal galéré mais elle semble tenir le bon bout puisqu’elle a l’inestimable chance de pouvoir interviewer l’immense Salvador Dali. Certes, la première rencontre se passe mal car le maître s’attendait à trouver des caméras. Et Judith n’a que son style et son carnet de notes. Qu’importe, Judith n’entend pas lâcher le morceau. C’est désormais un film documentaire qu’elle lui propose. Las, lorsque Dali, au volant de sa Rolls-Royce, arrive sur la plage, il démolit la caméra avant même le début du tournage.

Judith et son producteur (Romain Duris). DR

Judith et son producteur (Romain Duris). DR

Voilà pour un semblant de trame car Daaaaaali ! s’embarque joyeusement sur ces brisées loufoques qui font le sel (et l’ordinaire!) des œuvres de Quentin Dupieux. Il faut bien cela pour cerner un personnage « excentrique et concentrique, à la fois anarchiste et monarchiste ». Bien sûr, le propos de Dupieux n’est pas de raconter l’homme de Cadaquès et on ne trouve pas trace ici de la gare de Perpignan pourtant considérée comme le « centre de l’univers ». Le cinéaste sait bien qu’un projet de biopic est absurde mais il joue en permanence la carte de la métamorphose. Ici, à chaque tentative de faire parler Dali, il s’échappe. Et le film avec.
D’autant que, soudain, Dupieux passe à table. Dali est invité à dîner chez son jardinier. Parmi les convives, se trouve le père Jacques, un ecclésiastique, qui demande à l’artiste, s’il peut lui raconter un rêve récent. Il y est question des flammes de l’enfer mais aussi d’un cow-boy armé et tireur redoutable. Mais le rêve de l’évêque, plusieurs fois achevé en apparence, est à chaque fois repris et prolongé, le repas ne semblant pas s’achever non plus…

Dali (Gilles Lellouche) en Rolls. DR

Dali (Gilles Lellouche) en Rolls. DR

Un évêque sur un âne, une pluie de chiens morts, un repas qui prend une étrange tournure… On a compris que, dans sa connexion avec le cinéaste, Dali l’a emmené voir ce cher Luis Bunuel avec lequel il signa, il y a fort longtemps -c’était en 1929- un fameux Chien andalou entré définitivement au panthéon du 7e art. Pas de doute, Dupieux a subtilisé quelques images et quelques idées qui n’enlèvent rien à l’originalité de son Daaaaaali ! Qu’on se rassure, le cinéaste réussit à reprendre (de justesse?) le contrôle de son film pour en faire une déclaration d’amour à ce Dali qui l’a conduit de force dans les tréfonds de ses angoisses morbides et de ses rêves.
Mais on s’amuse tout autant des séquences consacrées au producteur (savoureux Romain Duris) du film documentaire réalisé par Judith. Comme Cédric Khan dans le récent Making of, Dupieux a probablement puisé dans ses souvenirs et ses angoisses de tournage pour nourrir ses dialogues. Lorsque ce producteur veut augmenter le nombre d’assistants qui cavalent dans tous les sens sur le plateau… pour faire riche, Dupieux parle-t-il en connaissance de cause ? Et quand ce même producteur affirme qu’il faut une maquilleuse dans l’équipe parce que « les vedettes adorent qu’on leur torche le cul », on sourit en douce. La maquilleuse, elle, se fiche que Dali, dont elle poudre le front, reluque son décolleté. Le cinéaste pousse même le bouchon plus loin, l’extravagant Dali demandant s’il peut y poser ses mains. Iiiiiiiidée subliiiiiiime ! La maquilleuse pourra vendre ses seins touchés par les mains du maître. Dali avait compris, avant beaucoup de monde, les vertus de la communication !

Dali (Jonathan Cohen) circonspect? DR

Dali (Jonathan Cohen) circonspect? DR

Enfin, on ignore si c’est le maître qui a soufflé à Queeeeeentin, l’idée de convoquer cinq comédiens pour interpréter son personnage, évidemment trop complexe pour un seul homme… Gilles Lellouche, Pio Marmaï, Jonathan Cohen, Didier Flamand et le toujours épatant Edouard Baer s’emparent de Dali avec une joie manifeste. Quant à Quentin Dupieux, il s’amuse comme un fou à changer, d’un plan à un autre, d’interprète pour son singulier artiste. Présente pour la quatrième fois dans le cinéma de Dupieux, Anaïs Demoustier, dans le rôle de Judith, participe avec grâce au généreux vent de folie qui traverse Daaaaaali !
Dali le disait lui-même, sa personnalité était probablement son plus grand chef d’oeuvre. Avec drôlerie et déférence, mais oui, Dupieux nous le raconte ! On monte à bord de cette aventure surréaliste avec ravissement.

DAAAAAALI ! Comédie dramatique (France – 1h18) de Quentin Dupieux avec Anaïs Demoustier, Gilles Lellouche, Edouard Baer, Jonathan Cohen, Pio Marmaï, Didier Flamand, Romain Duris, Agnès Hurstel. Dans les salles le 7 février.

La vie paradisiaque de la famille Höss  

Le jardin de la famille Höss à Auschwitz. DR

Le jardin de la famille Höss à Auschwitz. DR

Des azalées et des roses, des phlox et des dahlias ! Dans le joli jardin de la famille Höss, il y a de quoi réaliser de ravissants bouquets pour embellir une grande maison propre et claire. Et, dans le potager, poussent des tomates et des choux-rave, du fenouil, du romarin, des citrouilles et des haricots qui feront d’excellents repas pour papa Rudolf, maman Hedwig et leurs petits Johann, Hans, Inge-Brigit, Annagret et Heideraut…
C’est sur des images parfaitement bucoliques que s’ouvre La zone d’intérêt. Un fleuve tranquille, des abords ombragés, de la verdure et de la forêt alentour. La famille Höss vient s’y détendre et s’y baigner avant de regagner ses pénates.
Nous sommes pourtant en Pologne. Là où, durant la guerre, le Reich hitlérien étend son espace vital. L’Obersturmbannführer Rudolf Höss n’est autre que le commandant du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz. Mari tranquille et attentionné, il veille au bien-être et au confort des siens et laisse à son épouse Hedwig le soin d’élever sa petite troupe qui part, le matin, à l’école en faisant le salut hitlérien et joue, l’après-midi, sur la pelouse verte autour du toboggan et de la piscine.
Pourtant cette observation de la paisible vie quotidienne de la famille Höss se heurte constamment à un haut mur, à des barbelés, à des bâtiments surmontés de cheminées qui crachent nuit et jour des fumées rougeoyantes. De ce côté-ci du mur gris, Hedwig Höss et ses amies prennent le café et du strudel, de l’autre, on assassine de manière industrielle.

Hedwig (Sandra Hüller) dans son jardin. DR

Hedwig (Sandra Hüller) dans son jardin. DR

Avec un regard implacable autant qu’impassible, Jonathan Glazer, qui a consacré dix années de réflexion à ce sujet, orchestre la coexistence de deux extrêmes. Celui des Höss se déroule devant nos yeux. L’autre est dans un hors-champ d’autant plus terrifiant qu’il se résume à des sons. Optant pour une forme audacieuse d’inversion, Glazer conserve une horreur fugitive sans que son importance soit banalisée, ni sa capacité à déranger diluée. Car un bourdonnement ininterrompu traversé d’éclats brutaux, de coups de feu, de hurlements glace le sang.
Peut-on, hors le documentaire, filmer l’Holocauste ? Le cinéma s’est régulièrement posé la question. En 2015, en racontant deux jours dans la vie de Saul Ausländer, prisonnier juif hongrois oeuvrant dans un Sonderkommando de l’un des fours crématoires d’Auschwitz, Laszlo Nemes, avec Le fils de Saul, proposait une approche impressionnante par son réalisme mais aussi sa retenue. Si l’on était bien à l’intérieur du camp, c’est l’expérience sonore et sensorielle qui prenait le pas sur la représentation.
Jonathan Glazer va plus loin encore. Il demeure aux portes de l’enfer mais c’est pour mieux bousculer le spectateur confronté à l’innommable à travers les allers et venues de la famille Höss. Dans son uniforme impeccable, Rudolf Höss monte son cheval pour aller au travail. Le soir venu, il lit, dans leurs chambres, des contes à ses enfants pour les faire dormir. Et la sorcière d’Hansel et Gretel, brûlée dans son fourneau, prend une tonalité singulièrement effrayante.

Rudolf (Christian Friedel) et Hedwig se souviennent d'un beau voyage en Italie. DR

Rudolf (Christian Friedel) et Hedwig
se souviennent d’un beau voyage en Italie. DR

Quant à Hedwig, bonne mère de famille allemande dévouée à son époux, à ses enfants et à la cause national-socialiste, elle vaque aux tâches du foyer. A sa mère qui vient passer quelques jours dans la maison familiale, elle fait les honneurs de son jardin, de son potager. Un endroit, dit-elle, qu’elle a entièrement aménagé là où il n’y avait qu’un champ. Lorsque sa mère lui demande si les domestiques de la maison sont juifs, elle lance, joyeusement, « Les Juifs sont de l’autre côté du mur ». Hors de vue, hors de l’esprit. C’est pourtant la mère d’Hedwig qui disparaitra de la belle maison d’Auschwitz après des nuits sans sommeil à regarder les rideaux de sa chambre se teinter constamment d’un rouge funèbre.
A côté d’un Christian Friedel impressionnant dans la peau d’un Rudolf Höss, parfait et calme fonctionnaire de la banalité du Mal, on retrouve Sandra Hüller, déjà applaudie naguère dans Anatomie d’une chute. La comédienne, qui se refusait jusque là à incarner un personnage de nazi, est une Hedwig, véritable bobonne allemande, qui rit, en racontant, que son Rudi la surnomme « la reine d’Auschwitz ». Elle est quasiment touchante quand, dans son lit, elle demande à son mari s’il l’emmènera encore dans cet agréable spa en Italie. Elle révulse quand elle essaye, paisiblement, un manteau de vison arraché à une victime juive. Elle est effroyable de calme quand elle dit, à une domestique polonaise : « Si je voulais, mon mari pourrait répandre tes cendres à Babice… »

Essayage d'un manteau de vison venu... d'en face. DR

Essayage d’un manteau de vison
venu… d’en face. DR

Evoquant ses anxiétés devant le fait de travailler avec un matériau très chargé, le cinéaste anglais observe : « Je ne voulais pas avoir l’impression de faire un film sur cette période [de l’Histoire] pour le mettre dans un musée. Nous parlons ici de probablement l’une des pires périodes de l’histoire de l’humanité, mais nous ne pouvons pas dire ‘mettons-la au placard’ ou ‘il ne s’agit pas de nous, nous sommes à l’abri de tout ça, c’était il y a 80 ans’. Nous ne pouvons pas nous dire que cela ne nous concerne plus. Clairement, cela nous concerne, et c’est troublant de le constater, mais cela sera peut-être toujours le cas. Donc je voulais porter un regard moderne sur le sujet. »
Pour La zone d’intérêt (le titre fait référence à l’Interessengebiet, terme utilisé par les nazis pour décrire le périmètre de 40 km2 entourant le camp de concentration d’Auschwitz en périphérie d’Oświęcim en Pologne, un euphémisme aussi épouvantable que Endlösung), Jonathan Glazer s’est appuyé sur le roman éponyme (2014) de Martin Amis et a fait le choix de tourner sur les lieux même du drame, estimant que le sujet du film était ce lieu même.
Tandis que le directeur de la photographie Lukasz Zal signe une image à la froideur clinique et dépourvue de beauté, le cinéaste nous entraîne dans un univers « paradisiaque » qui s’effrite petit à petit. On ressent un évident malaise quand Höss traverse sa maison de part en part, la nuit, pour fermer à clé toutes les issues…
L’incrédulité naît aussi de cette ubuesque situation de couple où le mari est muté ailleurs (après quatre ans à Auschwitz, Höss sera déplacé à Oranienburg avec des responsabilités accrues) et où l’épouse fait une colère parce qu’elle n’entend pas quitter ce domicile qu’elle a modelé de ses mains. Et qu’importe si les fenêtres donnent sur des cheminées. On est définitivement glacé en voyant le commandant d’Auschwitz s’enfoncer, symboliquement, dans les profondeurs de l’enfer.
Grand prix du festival de Cannes 2023, La zone d’intérêt est à bien des égards, un film majeur et exceptionnel. Y compris par sa manière, aussi étrange que saisissante, de nous rappeler qu’il importe de ne jamais oublier l’Histoire. Au risque de la revivre.

LA ZONE D’INTERET Drame (USA – Grande-Bretagne – Pologne – 1h45) de Jonathan Glazer avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus, Luis Noah Witte, Nele Ahrensmeier, Lili Falk, Anastazja Drobniak, Cecylia Pekala, Kalman Wilson, Julia Polaszek, Imogen Kogge, Medusa Knopf, Zuzanna Kobiela, Martyna Poznanska, Stephanie Petrowicz, Max Beck, Andrey Isaev. Dans les salles le 31 janvier.