Une fière libertine dans la couche royale  

Jeanne (Maïwenn) et Louis (Johnny Depp), un couple qui s'aime.

Jeanne (Maïwenn) et Louis (Johnny Depp),
un couple qui s’aime.

Johnny Depp est une star. Sur la Croisette, les fans l’applaudissent et scandent son prénom. Les groupies se pâment à l’idée de faire un selfie avec lui. Son autographe est recherché aussi. Dans le grand auditorium Lumière, pour la projection officielle, tonnerre d’applaudissements et standing ovation. Dans la salle des conférences de presse même, la star a droit à un accueil chaleureux. Et le bon Johnny peut même observer : « Lors des cinq, six dernières années, l’essentiel de ce que vous avez pu lire concernant ma vie est une fiction horrible. » Jeanne du Barry n’est pas une horrible fiction.
Tout commence en 2006 lorsque Maïwenn va voir au cinéma le Marie-Antoinette de Sofia Coppola. La cinéaste est fascinée chaque fois que le personnage de Jeanne campée par Asia Argento paraît sur l’écran. La cinéaste se souvient  « Je me sens immédiatement en connivence avec elle, elle me manque dès qu’elle quitte l’écran. Jeanne du Barry me séduit car c’est une looseuse magnifique. Peut-être parce que sa vie a des similitudes avec la mienne, mais ce n’est pas la seule raison. »
Maïwenn tombe amoureuse de Jeanne et de l’époque. Une grosse biographie la renseigne. Le désir de faire un film sur elle est immédiat. Il sera contrarié pendant dix ans par un sentiment d’illégitimité de la part de la réalisatrice. Elle met en scène Le bal des actrices (2009), Polisse (2011), Mon roi (2015) et ADN (2020). À chaque fois qu’elle achève un film, elle revient à la biographie de Jeanne du Barry mais sans jamais parvenir à triompher de son complexe d’infériorité.
Voilà donc, désormais, qui est fait. Et avec quelle exposition ! L’ouverture de Cannes. Et, de fait, Maïwenn peut se prévaloir d’une certaine ressemblance avec cette Jeanne qui s’ingénie à bousculer les mœurs de la Cour. Dans une récente interview, ne disait-elle pas, que, lorsqu’elle était l’épouse de Luc Besson, le milieu du cinéma l’avait traitée avec beaucoup de condescendance et d’agressivité.
Avec Jeanne du Barry, la cinéaste se frotte à un genre fortement codifié, celui du film historique. Si elle transforme l’essai en matière de beauté des images, elle n’innove en rien. Pas de rupture pop comme dans le film de Sofia Coppola. Jeanne, à la Cour, ne porte pas de Converse. Jeanne du Barry est un luxueux Si Versailles m’était conté où Sacha Guitry aurait bénéficié de moyens techniques bien plus considérables qu’au mitan des années cinquante. Mais on peut souhaiter à Maïwenn le succès que connut le cher Sacha. Son Si Versailles… totalisa près de sept millions d’entrées…

Dans la Galerie des glaces...

Dans la Galerie des glaces…

Cela dit, la réalisatrice ne cherche pas du tout à brosser un tableau de la vie à la Cour de Louis XV. Ce qui l’intéresse -et elle a le mérite de s’y tenir de bout en bout- c’est le parcours d’une femme qui s’élève jusqu’au sommet du pouvoir royal tout en courant inexorablement à sa perte.
L’histoire de Jeanne Vaubernier vaut d’être contée. Et c’est une voix off qui en fait le récit. La première séquence du film montre une toute jeune fille pensive, voire rêveuse, qui pose, au milieu des champs, pour un peintre. Mais, née illégitime d’un moine et d’une cuisinière, Jeanne est ce que les croquants chers à Brassens nomment une fille de rien. Cette fille du peuple aura la chance de connaître Dumousseaux, un homme de bien qui lui apprend les usages, le bonheur des livres mais ne lui permet pas d’échapper à tous les prédateurs. Et Jean du Barry, charmeur et brutal, n’est pas l’un des moindres qui la poussera, moyennant finances, vers la couche de Louis XV.
Avec des lumières du directeur de la photo Laurent Dailland, qui font, selon les moments, penser aux éclairages de Barry Lyndon ou aux éclats profonds du rouge bergmanien, Maïwenn accompagne donc (non sans de bienvenues touches d’humour) cette Jeanne dont l’influent duc de Richelieu (Pierre Richard, excellent) organise la fameuse rencontre. Entre le monarque et la belle sortie du ruisseau, c’est l’inattendu coup de foudre. Là où le roi n’attendait qu’une nuit galante, voilà que s’ébauche une passion réciproque. Louis XV reprend soudain du plaisir à l’existence. Il ne peut plus se passer de Jeanne et décide, au grand dam de la famille royale, d’en faire sa favorite officielle…

La Borde (Benjamin Lavernhe) et Jeanne du Barry.

La Borde (Benjamin Lavernhe)
et Jeanne du Barry.

On comprend aisément que Maïwenn ait été sensible à une trajectoire sulfureuse, à une existence liée à jamais au scandale, celui du corps prostitué, de la sexualité chèrement tarifée. Il y a là, à l’évidence, une riche matière romanesque. Mais, comme l’écrit l’historienne Cécile Berly, Jeanne du Barry dépassionne la favorite royale. Plus qu’un créature du scandale, la cinéaste humanise « une femme qui a dû sans cesse faire montre de volonté, de courage et d’ambition. En un siècle où les femmes ne peuvent accéder au pouvoir politique, le lit du roi est le lieu de passage obligé pour connaître une telle élévation sociale. Satisfaire les sens du souverain, ne serait- ce que pour un temps, garantit à une jeune femme d’être à l’abri du besoin et ce pour le reste de ses jours. »
Evidemment surprenant en roi de France, Johnny Depp s’empare, avec une force grave, de Louis XV. La star américaine d’Edward aux mains d’argent et Arizona Dream joue du silence et des regards plus que des mots. Taiseux, massif, Louis est un monarque qui paraît contraint par les usages de la Cour et qui ne trouve l’apaisement qu’auprès de Jeanne, même s’il est rattrapé par son côté sombre et ses petites maîtresses éphémères…
Avec forcément dans son esprit une vision du féminisme moderne, Maïwenn incarne, avec une grâce à la fois carnassière et contemporaine, une libertine décidée à atteindre les sommets en méprisant les railleries et les coups bas. « A quoi bon être innocente si les autres ont pour vous des désirs coupables ? » Jeanne bouscule la Cour, en choque les mœurs. Mais la courtisane envisage aussi la chute lorsque le roi meurt de la vérole, qu’elle se retrouve exilée puis éloignée dans son château de Louveciennes et promise, le 8 décembre 1793, à la guillotine en lançant « « Encore un moment, Monsieur le bourreau ! »

Dans les allées de Versailles... Photos Stéphanie Branchu

Dans les allées de Versailles…
Photos Stéphanie Branchu

A leur côté, Benjamin Lavernhe tire magnifiquement son épingle du jeu en campant La Borde, le valet du roi. Le personnage est compassé, raide, attaché à la règle. A Jeanne, il intime l’ordre de ne jamais regarder le souverain dans les yeux. « Ce serait de l’arrogance ou… une invitation à la bagatelle ». Madame du Barry, apparue dans la Galerie des glaces comme un ange blanc flottant quasiment dans l’air, passera évidemment outre. Mais c’est finalement La Borde qui veille, avec le plus de sollicitude, voire de tendresse, sur Jeanne…
Un commentaire ? Sur le procès face à Amber Heard accusant Johnny Depp de violences conjugales ? Sur l’agression d’Edwy Plenel par Maïwenn ? Sur le fait que Thierry Frémaux, dans la masse monumentale des films possiblement sélectionnables pour l’ouverture de Cannes, aurait pu trouver autre chose que Jeanne du Barry ? Non.

JEANNE DU BARRY Comédie dramatique (France – 1h56) de et avec Maïwenn et Johnny Depp, Benjamin Lavernhe, Pierre Richard, Melvil Poupaud, Pascal Greggory, India Hair, Suzanne de Baecque, Capucine Valmary, Diego Le Fur , Pauline Pollmann, Micha Lescot, Noémie Lvovsky, Marianne Basler, Robin Renucci. Dans les salles le 16 mai.

Rosemay ou la quête obstinée  

 

Rosemay (Galatéa Bellugi), un bloc de douleur. DR

Rosemay (Galatéa Bellugi),
un bloc de douleur. DR

C’est une image quasiment bucolique qui ouvre La fille d’Albino Rodrigue… Une jeune fille montée sur un beau cheval traverse un coin de campagne bucolique. Mais cette image apparaît rapidement comme le reflet d’un paradis perdu. Car la gare de Metz où elle débarque n’est pas plus charmante que cela. Pire encore, Albino Rodrigue, son père, n’est pas là à l’attendre. Alors, Rosemay va rejoindre le domicile familial par ses propres moyens…
Pourquoi cette adolescente est-elle placée dans une famille d’accueil ? On ne le saura jamais. On note simplement que Rosemay peut voir ses parents biologiques pendant les vacances scolaires. Et c’est donc pour cela qu’elle débarque chez elle. Personne n’est là non plus pour la recevoir mais elle sait par quelles portes passer pour entrer… Et lorsque Marga, sa mère, rentre enfin, Rosemay apprend que son père est à l’hôpital…
Aux Rencontres de Gérardmer (voir ci-dessous), Christine Dory disait, malicieuse, « C’est un film où il faut bosser quand on le regarde… » En tout cas, la cinéaste réussit d’emblée à nous plonger dans un univers qui n’a rien d’amical ou de bienveillant. Car Rosemay veut comprendre. Dans quel hôpital se trouve son père ? De quoi souffre-t-il ? Peut-on lui rendre visite ? Et pourquoi donc se trouve-t-il dans un centre hospitalier à Mâcon ?

Marga (Emilie Dequenne), une mère toxique. DR

Marga (Emilie Dequenne), une mère toxique. DR

Autant de questions auxquelles Marga répond de manière plus qu’évasive. Suscitant évidemment l’inquiétude puis les soupçons de Rosemay. Même si elle doit retourner chez Samy et Valérie, les parents de sa famille d’accueil, la jeune fille veut en avoir le coeur net. Petit à petit, ne se fiant qu’à elle-même, elle avance dans son enquête, par ses propres moyens.
Christine Dory qui songeait d’abord à tourner chez elle, du côté de Saint-Etienne, a finalement fait le choix du Grand Est. Elle a trouvé du côté de Metz et de ses environs des décors qui racontent une certaine France, des lieux désolés, oubliés des politiques, des vestiges d’une société industrielle qui n’est plus. Ce n’est pas une terre de misère mais c’est clairement la France pauvre.
C’est dans ce cadre, sinon oppressant, du moins singulièrement morose, que Christine Dory orchestre, avec une solide maîtrise cinématographique et une forte humanité, l’affrontement de Rosemay et Marga. Car, face à une mère fuyante, Rosemay est de plus en plus déterminée dans sa quête, petite Antigone messine loyale, obstinée mais dévouée à cet Albino disparu.

Rosemay dans sa famille d'accueil. DR

Rosemay dans sa famille d’accueil. DR

Superbement incarnée par une Emilie Dequenne qui lui donne forcément un petit côté Rosetta qui a mal tourné, Marga est évidemment un personnage très fort. Elle dispose d’une impressionnante capacité à louvoyer, à mentir, à berner et à instrumentaliser… C’est la banalité du mal, l’abjection et la monstruosité « près de chez vous ». Face à elle, Rosemay doit tenir bon, surtout quand Marga tente de la « séduire » comme avec un billet pour se payer un nouveau téléphone. Cette mère toxique contraint sa fille à devenir un bloc de souffrance et elle enfonce le clou en évoquant son difficile passé pour montrer à sa fille qu’elle a bien de la chance de n’avoir pas vécu la même vie qu’elle. A de rares occasions seulement, Rosemay peut s’ouvrir. Auprès de son grand frère ou de la petite Sosha, nouvelle venue dans la famille d’accueil…

Valérie (Romane Bohringer)  et Samy (Samir Guesmi), les parents de la famille d'accueil. DR

Valérie (Romane Bohringer) et Samy (Samir Guesmi), les parents de la famille d’accueil. DR

Le directeur de la photographie Jean-Marc Fabre, coutumier d’un travail au long cours avec des réalisatrices (Nicole Garcia pour L’adversaire ou Un balcon sur la mer, Danièle Thompson pour Fauteuils d’orchestre ou Le code a changé, Noémie Lvovsky pour Les sentiments ou Faut que ça danse, Anne Fontaine pour Nathalie… ou Mon pire cauchemar) signe, ici, une image de belle qualité qui met aux prises deux personnages féminins en lutte. A Rosemay, les gros plans qui saisissent une immobilité douloureuse, celle d’une adolescente confrontée à l’incompréhensible. A Marga, sa mère, des cadres beaucoup plus larges dans lesquelles elle navigue constamment, tentant de sortir symboliquement du cadre comme pour échapper aux questions et au regard dur de Rosemay…
Toujours à l’affiche dans l’intéressant Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand, Galatéa Bellugi, découverte dans L’Apparition (2018), campe brillamment une Rosemay timide et résolue alors qu’Emilie Dequenne est remarquable en mère intrigante, désinvolte et avec un côté No future, rien à foutre de rien…

LA FILLE D’ALBINO RODRIGUE Drame (France – 1h33) de Christine Dory avec Galatea Bellugi, Emilie Dequenne, Samir Guesmi, Romane Bohringer, Matthieu Lucci, Elsa Hyvaert, Joël Clabault, Catherine Salée. Dans les salles le 10 mai.

RENCONTRE «  Le regard d’une jeune fille qui a survécu à quelque chose de terrible »

Bien des années après Les inséparables, mis en scène en 2008 et l’un des derniers rôles de Guillaume Depardieu, Christine Dory est de retour derrière la caméra… Dans les salons de l’hôtel Beau Rivage à Gérardmer, la cinéaste, née au coeur de la Saône et Loire rurale, est l’invitée des Rencontres où La fille d’Albino Rodrigue était présenté en avant-première au début du mois d’avril… Christine Dory sourit. Non, elle n’est pas restée sans rien faire entre ces deux films. D’abord, après ses études de philosophie, elle a longtemps enseigné. Ensuite, elle a travaillé comme scénariste sur des films de Mathieu Amalric ou Emmanuel Salinger…

Christine Dory. DR

Christine Dory. DR

Le désir de se pencher sur Rosemay, le jeune et tragique personnage de son nouveau film, est né d’une histoire vraie : « J’ai été longtemps addicte aux émissions télé sur les fait-divers. Celui-ci s’est déroulé du côté de Nice et d’Antibes. J’ai vu le visage de la vraie Rosemay à la télévision et il m’a bouleversé. » La cinéaste se met alors à creuser le sujet et à décortiquer l’histoire. « La jeune fille avait le regard de celle qui a survécu à quelque chose de terrible… » Christine Dory s’attache évidemment aussi à l’autre grand personnage du film, une mère très toxique. « Les journalistes ont dit, au procès, n’avoir jamais vu une mère charger autant son fils qu’elle avait poussée au crime… ».
Mais Christine Dory fait le choix de simplifier son récit : « J’ai pris mes aises dans le scénario tout en m’appliquant à conserver le potentiel tragique du fait-divers. J’ai décidé ainsi de supprimer le personnage d’Albino Rodrigue, le père… Et puis, dans le vrai fait-divers, il y avait aussi deux mères toxiques… » Pour la mère, Christine Dory écrit le personnage de Marga en pensant à Emilie Dequenne. « Ca l’amusait de jouer une méchante ! » Le réalisatrice lui explique : « Tu vas incarner un monstre mais il ne faut pas le jouer comme ça… »

Mirales, Dog, Elsa, Tridan, Louis et Violette  

"Chien...": Dog (Anthony Bajon), Elsa (Galatea Bellugi) et Mirales (Raphaël Quenard). Photo Camille Sonally

« Chien… »: Dog (Anthony Bajon),
Elsa (Galatea Bellugi)
et Mirales (Raphaël Quenard).
Photo Camille Sonally

AMIS.- Chez moi, ça vend la coco, chez moi, ça vend l’bédo
J’suis un vrai mec du ghetto, elle kiffe la dégaine du négro
J’dois gérer l’réseau, j’revends la résine
M’en fout d’avoir tord ou raison, faire du biff : y’a qu’ça qui m’résonne
Dans la zone avec OD, toujours on est opé
Pour le blé, j’peux pas renoncer, quitte à m’faire péter
Est-c’que t’as capté l’système, j’fais mon biff en vitesse
Ma chérie, t’es trop fraiche, j’te la glisse en finesse
J’suis un chien d’la casse qui a d’la classe
J’ai sorti la nouvelle paire, tu la salie, j’me fâche…

Chien de la casse, le rap de Diddi Trix, résonne, au générique de fin, sur les images de Chien de la casse. Pourtant, l’action se déroule non pas dans le 9-3 mais dans un tout petit village paisible à quelques encablures de Montpellier. C’est là que vivent Dog et Mirales, amis d’enfance, qui passent la majeure partie de leurs journées à traîner ou à jouer au foot sur une playstation… Le petit jeu entre les deux, c’est que Mirales ne cesse de taquiner Dog, de le mettre mal à l’aise, de lui clouer le bec… Mais cet automne-là, sur une petite route, Dog s’arrête pour prendre Elsa en stop. Etudiante en littérature comparée à Rennes, elle vient vivre quelque temps chez une parente. Entre Dog et Elsa, s’esquisse une histoire d’amour. Peu à peu, Doge prend ses distances avec Mirales…
Premier long-métrage de Jean-Baptiste Durand, Chien de la casse (France – 1h33. Dans les salles le 19 avril) est une véritable réussite ! Dans un village quasiment désert (on n’aperçoit que la mère, peintre, de Mirales, une vieille dame pianiste et un joueur de loto un peu perdu) l’action se concentre sur deux jeunes hommes dont le cinéaste s’applique à dessiner de solides portraits.
Névrosé, déjà cabossé, Mirales est un type à fleur qui ne sait pas aimer car même s’il aime profondément son pote, il veut le changer, l’insulte et n’œuvre pas pour son bien. Son univers est à l’envi : il est mal dans sa peau, mal dans sa place et porte un regard abimé sur son monde qu’il aimerait aussi transformer, ou quitter. Bien sûr, il a Malabar, son chien qu’il maîtrise et qui finira par faire changer son monde en profondeur. Loin du cliché qui serait de croire que la littérature est réservée aux citadins, Mirales est cultivé. Il lit et cite volontiers Montaigne pour faire la « leçon » à Dog. Mais tout chez Mirales semble retenu. Au lieu d’essayer de devenir adulte, de se transformer et de mieux s’aimer, il cherche à changer les autres. Sa retenue, certes, l’empêche d’exploser. Mais Durand capte avec brio un personnage constamment au bord du gouffre et de l’explosion.

"Chien...": Mirales et Malabar. Photo Sylvère Petit

« Chien… »: Mirales et Malabar.
Photo Sylvère Petit

Tout à côté de lui, Dog est quelqu’un de simple dans le bon sens du terme. C’est-à-dire qu’il est aussi intelligent que Mirales mais comme il ne parle pas, on lui prête quelque chose de plus instinctif et animal. « Pour brosser son portrait, dit le cinéaste, je me suis un peu appuyé sur l’image des loups. Dog est le loup Omega, s’il se fait brutaliser par la meute, c’est parce qu’au fond, c’est le seul capable de supporter la frustration des autres. Dog n’est donc pas sous emprise, c’est un Stoïcien, un gars plutôt solide qui a été capable, par amour, d’encaisser la douleur de son ami pendant des années.»
Avec l’arrivée d’Elsa, le film file la métaphore amoureuse. Car la jeune femme met en lumière les rapports dans lesquels Dog et Mirales sont englués. Au côté de Dog, elle se pose presque en «rivale» de Mirales. La bromance, cette relation émotionnelle puissante, mais sans composante sexuelle, que vivent Mirales et Dog éclaire la puissance des liens d’amitié qui unissent des êtres qui se construisent dans l’univers clos d’un village. Cela d’autant plus fortement que les relations avec les autres, notamment une bande voisine, se traduisent par des rapports de meute.
Avec une évidente bienveillance pour ses personnages, Jean-Baptiste Durand signe un film régionaliste au meilleur sens du terme. Et il bénéficie pour cela de trois jeunes comédiens simplement remarquables : Anthony Bajon (Dog), Galatéa Bellugi (Elsa) et la révélation du film : Raphaël Quenard, l’impressionnant Mirales dont la gouaille fait étrangement froid dans le dos…

"La vie...": Roxane (Charlotte Gainsbourg) et Tridan (Dany Boon).

« La vie… »: Roxane (Charlotte Gainsbourg)
et Tridan (Dany Boon).

AMOUR.- C’est pas compliqué… Le moindre bus qui quitte son arrêt arrache des larmes au malheureux Tridan Lagache. Il est vrai qu’il a de bonnes excuses. Le bonhomme est né dans un Club Med du Mexique. Et il a toujours vécu là avec ses parents. Et toujours, le gamin a été désespéré de voir partir, par le bus du retour, des amis qu’il avait connus pendant leurs huit jours de vacances…
A cinquante ans, Tridan a décidé de tourner la page. Au grand dam de sa mère, il démissionne du Club Med avec une idée précise et… fixe en tête : retrouver la petite Violette dont il était tombé à 8 ans à Los Feliz.
Alors, naïf et perdu, il débarque à Paris. Aussitôt, il se fait dépouiller par un chauffeur de taxi. Heureusement, il a une adresse en poche. Celle du petit appartement que lui a légué son père avant de mourir dans des conditions tragiques au Mexique… Lorsqu’il sonne, il se retrouve nez à nez avec Louis. Plutôt mal embouché, ce chauffeur de VTC apprend ainsi l’existence d’un demi-frère très vite encombrant. D’autant que l’ex-GO ne démord pas de trouver la piste de son amour d’enfance… Alors Louis a une idée… S’il faut une Violette, on va en trouver une…
Cinéaste à très très gros succès avec Bienvenue chez les Ch’tis (2008) et ses plus de vingt millions de spectateurs, Dany Boon signe, avec La vie pour de vrai (France – 1h50. Dans les salles le 19 avril), son huitième long-métrage en tant que metteur en scène. C’est lors d’un séjour en famille au Club Med que l’idée du film prend corps. Dany Boon bavarde avec le directeur d’un restaurant d’origine française mais n’ayant jamais vécu en France. « Pour blaguer, je lui dis « Mais en fait, vous ne connaissez pas la vie dehors ? ». Évidemment, ce n’était pas vraiment le cas mais j’ai tout de suite pensé que ça serait une bonne idée, un bon point de départ pour un scénario… »
Heureusement, La vie pour de vrai ne s’en tient pas aux gags sur un GO qui sort du Club Med et se retrouve totalement inadapté à la vie extérieure… Le cinéaste développe ici deux pistes. Celle de la quête de Violette par un Tridan qui a une vision pure et quasiment naïve de l’amour et celle de la rencontre de deux demi-frères plutôt mal assortis.

"La vie...": Louis (Kad Merad). Photos Denis Tribhou

« La vie… »: Louis (Kad Merad).
Photos Denis Tribhou

Mais, évidemment, la comédie va les rapprocher. Non sans que Louis et Tridan se soient bien pris la tête. Car, pour se débarrasser de Tridan, Louis imagine un stratagème : coller dans les pattes de l’amoureux transi une Violette qui n’est autre que Roxane, l’une de ses « dates » croisées sur Fruitz, un site de rencontres du net où les envies se déclinent sous le signe des fruits : cerise, raisin, pastèque et pêche…. Publicité gratuite !
Mais, évidemment le plan de Louis ne va pas porter les fruits qu’il attendait. Dany Boon qui campe un Tridan plein de drôlerie et d’humanité, retrouve, pour un Louis grincheux, Kad Merad, son comédien de Bienvenue… et de Supercondriaque (2014). Et puis Charlotte Gainsbourg fait ses premiers pas dans l’univers boonesque. Actrice rare dans le domaine de la comédie, Charlotte Gainsbourg se régale clairement, ici, en prenant à bras-le-corps une Roxane pétulante qui vit ses envies de sexe de manière très joyeuse, voire même avec un bon grain de folie. Au total, cela donne une comédie sentimentale plutôt enlevée et agréable…

L’Ehpad joyeusement envahi par les écoliers  

Yannick (Vincent Macaigne, au centre) et les résidents.

Yannick (Vincent Macaigne, au centre) et les résidents.

Non, trop, c’est trop ! Aide-soignant dans une maison de retraite, Yannick est un type barbu à la bonne humeur contagieuse. Il est prêt à donner le meilleur de son temps pour s’occuper des personnes âgées qui forment le petit peuple trop anonyme de son Ehpad. Mais là Yannick craque. Le directeur de l’établissement a donné son accord pour que le réfectoire des résidents soit provisoirement ouvert à une classe d’enfants en panne de cantine. La réunion des aide-soignants avec un directeur, au demeurant plus préoccupé par les questions de rentabilité de son établissement, s’achève par une fin de non-recevoir. Les gamins vont bien investir l’univers, encore feutré, des « vieux »…
Andréa Bescond se souvient qu’il y a quelques années, sa grand-mère avait été placée en Ehpad : « Quand nous sommes venus la voir avec nos enfants, nous avons remarqué à quel point leur présence faisait réagir les personnes âgées. Tout à coup, elles pétillaient de nouveau. Cela nous a beaucoup émus. » Et Eric Métayer de reprendre: « Voir se rallumer une étincelle dans leurs yeux grâce à la présence d’enfants, a sans doute créé un déclic en nous. »

Les scolaires et leur enseignante (Aïssa Maïga) à l'Ehpad.

Les scolaires et leur enseignante (Aïssa Maïga) à l’Ehpad.

C’est ainsi que les deux cinéastes donnent un film qui évolue, non pas dangereusement mais délicatement, sur le fil du rasoir. Car Quand tu seras grand n’est ni franchement une comédie, ni clairement un drame. De plus, ce film choral qui mêle comédiens professionnels et un nombre important de figurants, ne fait pas le choix d’être soit du côté des résidents, soit du côté de cette classe « envahissante ». Et par ailleurs, l’accent est mis aussi -et c’est sans doute là que le film est le plus novateur- sur le quotidien du personnel de notre Ehpad…
Même si la gouaille du personnage de Yannick semble atténuer un peu le poids de ce labeur répétitif, force est de constater que le personnel des Ehpad, celui du film tout du moins, ne vit pas sur une île paradisiaque. Voilà les appels, les urgences, les courses dans les couloirs, les résidents qu’il faut ramener dans leur chambre, non sans prêter attention à des désirs ou des envies sans doute légitimes mais évidemment dévoreuses de temps. Mais il y a aussi les constats, qu’il s’agisse du manque de couches ou, plus tragiquement, d’un produit absorbé par erreur… Les cinéastes n’ont rien inventé. On a connu un fait-divers tragique où une personne âgée avait ingéré un liquide toxique destiné à déboucher des toilettes…

Brieuc (Kristen Billon) et Yvon... Une amitié naissante.

Brieuc (Kristen Billon) et Yvon… Une amitié naissante.

Alors, presque à contrario les personnages des résidents, transfigurés par le cinéma, viennent apporter une sorte de fraîcheur dans le tableau. Bescond et Métayer mettent volontiers en avant le couple formé par Yvon et Gigi… A la suite d’un AVC, elle est clouée dans un fauteuil roulant mais, bien qu’aucun son ne sorte plus de sa bouche, un sourire radieux éclaire son visage. Yvon, qui fut manifestement une force de la nature, l’entoure d’un amour tendre et permanent. C’est cet homme massif qui va prendre sous un aile (à moins que ce soit l’inverse?) un jeune skateur prénommé Brieuc. Ancien artiste de cirque, Yvon apparaît comme une figure (grand)paternelle forte pour un gamin teigneux mais fragile et délaissé affectivement. Ensemble, ils feront un bout de chemin sur fond de tendresse, de partage et de transmission…
Outre Gigi et Yvon (Evelyne Istria et Christian Sinninger), Quand tu seras grand rassemble quelques portraits rapidement menés avec des aide-soignantes impliquées mais surmenées et manquant de moyens incarnées par Marie Gillian ou Carole Franck, un pensionnaire fort en gueule (le Mulhousien Bernard Bloch) qui annoncent « Les Soixante-huitards arrivent ! », l’enseignante (Aïssa Maïga) des élèves qui déjeunent à la cantine et bien sûr Yannick auquel Vincent Macaigne apporte un supplément d’humanité…

Gigi (Evelyne Istria) et Yvon (Christian Sinninger). Photos Renaud Konopnicki

Gigi (Evelyne Istria) et Yvon (Christian Sinninger).
Photos Renaud Konopnicki

Avec Les chatouilles, son premier long-métrage en 2018, le duo s’était fait remarquer en racontant l’histoire d’Odette, 8 ans, passionnée de danse, et victime de violences sexuelles commises par un ami de sa famille. Inspiré du drame vécu dans son enfance par Andréa Bescond, le film avait impressionné par un récit coup de poing dénonçant la pédophilie. Quand tu seras grand n’atteint pas la puissance d’évocation des Chatouilles. Mais il reste, en évoquant l’enfance et la vieillesse, deux maillons manquants de la société, selon Bescond et Metayer, un agréable spectacle qui ménage de beaux moments d’émotion (la résidente qui chante Etoile des neiges), de drôlerie néo-réaliste, un peu à la manière de Ken Loach sans oublier de regarder la réalité en face. Car le film épouse le point de vue des pensionnaires qui ne s’échappent pour ainsi dire jamais de l’Ehpad. Ou alors définitivement…

QUAND TU SERAS GRAND Comédie dramatique (France – 1h39) d’Andréa Bescond et Eric Métayer avec Vincent Macaigne, Aïssa Maïga, Evelyse Istria, Christian Sinniger, Kristen Billon, Marie Gillain, Carole Franck, Eric Métayer, Sylvie Artel, Bernard Bloch. Dans les salles le 26 avril.

RENCONTRE « Il faut cesser de mettre les gens dans des cases… »

Sur la scène du casino Joa, sous le regard amusé d’Andréa Bescond, Eric Métayer, en digne fils de son père, l’humoriste Alex Métayer, séduit par le rire le nombreux public des Rencontres du cinéma de Gérardmer où Quand tu seras grand était présenté en avant-première au début avril… Pourtant, de prime abord, le nouveau film du duo ne prête pas vraiment à la rigolade… D’ailleurs, les deux cinéastes questionnent : « Que veut-on faire de notre 3e ou 4e âge ? »
Après Les chatouilles, le couple Bescond-Métayer installe donc son second long-métrage dans le cadre d’une maison de retraite… « C’est vrai qu’il y a des choses très noires dans les Ehpad mais nous avons aussi voulu y mettre de la poésie. Deux personnes âgées qui s’embrassent tendrement, ça existe… Même si on ne s’y attarde pas dans la vie. » Et Andréa Bescond de rebondir : « J’espère qu’à 90 ans, je ferai toujours de gros baisers à mon amoureux ! »

Eric Métayer et Andréa Bescond à Gérardmer DR

Eric Métayer et Andréa Bescond à Gérardmer
DR

En fait, pour les deux co-réalisateurs, il faut cesser de mettre les gens dans des cases. Et il en va de même pour… la musique puisque se côtoient, dans le film, le métal allemand de Rammstein et la célèbre Etoile des neiges. Eric Métayer s’esclaffe : « On a mis le prix pour avoir cette chanson. Mais il nous la fallait ! » Andréa Bescond : « Cette valse, c’est aussi un souvenir personnel de jeunesse avec ma mamie la chantant dans toutes les fêtes de famille… » A propos du tournage, les deux cinéastes observent : « De façon générale, nous sommes ouverts aux propositions mais quand même plutôt directifs. On est attentif au rythme, au dynamisme, à l’urgence… On vient du théâtre. La notion de troupe est importante pour nous. Enfants, acteurs figurants, techniciens, on est tous sur le même bateau. » Enfin, Andréa Bescond et Eric Métayer remarquent : « Notre souci, c’était d’être ultra-précis et respectueux du travail des soignants. Heureusement le personnel est venu nous dire : vous touchez juste… Il n’y a pas encore eu de film représentant leur souffrance… »

 

La solution finale comme une simple formalité  

Des "fonctionnaires" en réunion... DR

Des « fonctionnaires » en réunion… DR

Ce pourrait être la réunion d’un conseil d’administration… Une grande table dans une vaste villa. On installe les cartons des invités, on place des blocs de papier avec des crayons. Dans la pièce d’à-côté, on a prévu des rafraîchissements et un grand buffet bien garni. Une réunion comme une autre ? Pas vraiment. Nous sommes le 20 janvier 1942, au bord du lac de Wannsee, à seulement un vingtaine de kilomètres de Unter den Linden à Berlin. L’imposante villa Marlier a été construite en 1914-1915 par un commerçant berlinois. Elle sera rachetée en 1940 par la Nordhav-Stiftung, une fondation SS créée par Reinhard Heydrich pour la construction et la gestion de centres de vacances du Sicherheitsdienst (SD), le service de renseignement et de maintien de l’ordre de la SS…
C’est précisément Reinhard Heydrich que tous les invités à la réunion attendent… Tous ont reçu un courrier les convoquant à se rendre, sans délai, au bord du lac pour une conférence plutôt mystérieuse dont ils vont rapidement découvrir l’importance historique puisqu’il s’agit de planifier la fameuse et tragique Endlösung der Judenfrage c’est-à-dire la solution finale de la question juive.
Fils de parents comédiens, Matti Geschonneck, 70 ans, a grandi à Berlin. Il étudie la réalisation pendant quatre ans à l’Institut national de la cinématographie à Moscou. Il doit arrêter ses études et est radié du Parti socialiste unifié d’Allemagne à cause de ses liens avec des artistes hostiles au parti. En 1978, il quitte la RDA et s’installe en l’Allemagne de l’Ouest. En 1991, il réalise son premier long métrage, Moebius, suivi de plusieurs épisodes de la série policière Tatort. Après des années de travail exclusif à la télévision, son second film, la comédie Boxhagener Platz est sélectionnée à la Berlinale 2010. Tout comme In Zeiten des abnehmenden Lichts (2017) qui s’inspire de sa propre histoire : le jour des 90 ans de son doyen, une famille est-allemande communiste découvre le passage à l’Ouest d’un de ses membres.

Reinhard Heydrich (Philipp Hochmair) discute avec ses hommes de main. DR

Reinhard Heydrich (Philipp Hochmair, à droite)
discute avec ses hommes de main. DR

Avec Die Wannseekonferenz, le cinéaste allemand se penche sur le symptôme le plus éclatant de l’inhumanité de l’entreprise nazie. « Pour moi, dit-il, il s’agit de faire connaître cet événement inimaginable et révoltant, cette conférence au cours de laquelle a été concerté, planifié et mis en œuvre, avec la plus grande efficacité possible, le meurtre de masse de onze millions de personnes, onze millions de Juifs. Certes, cela demeure, par sa nature même, un événement singulier dans l’histoire des hommes. Il n’en demeure pas moins que c’est un génocide et qu’il s’est produit à une époque pas si lointaine. Nous devrions tous en être conscients. C’est un événement qui a encore des répercussions sur notre présent. »
Si un procès-verbal de cette conférence existe bien, il n’en demeure pas moins que Geschonneck a choisi la fiction pour mettre en scène cet évènement historique et tellement représentatif de la banalité du mal décrite par Hannah Arendt. Mais il prend, ici, la voie de l’épure. Aucune musique (trop séductrice pour le cinéaste), aucun flash-back sur des lieux d’extermination comme Chelmno, Sobibor, Auschwitz, Belzec ou Treblinka, aucun plan même sur le lac, aucune image documentaire d’époque, aucun comédien « reconnaissable »…
La conférence, c’est un rendez-vous de dignitaires nazis auxquels le général SS Heydrich, activement secondé par Adolf Eichmann et le gestapiste Heinrich Müller, entend faire « avaler » l’idée de l’extermination systématique des Juifs d’Europe. Et cela en les bousculant (un peu) dans leurs convictions, scrupules ou états d’âme mais aussi en les associant, au travers d’une réunion d’une apparente normalité administrative, à la décision afin qu’aucun ne puisse dire qu’il ne savait pas…

Adolf Eichmann (Johannes Allmayer) en scribe de la conférence. DR

Adolf Eichmann (Johannes Allmayer)
en scribe de la conférence. DR

Alors, en quelque deux heures de débats et de jeux de pouvoir, on observe comment les nazis règlent une partition administrative et technique considérée comme une épopée historique. Ce qui, aux yeux des nazis, était une grande tâche millénaire ne pouvait être accomplie de façon efficace et totale que dans le cadre de procédures normées, réglées, qui étaient celles de la Geschäftsführung, la conduite des affaires et des dossiers. « De ce point de vue-là, observe l’historien Johann Chapoutot, Wannsee a été la mise en œuvre de l’antisémitisme dit « de raison ». Dès les années 20, les principaux cadres nazis opposent l’antisémitisme désordonné des pogroms, de la violence qui n’aboutit à rien, et qui est une déperdition d’énergie à l’antisémitisme de raison, froid, coordonné, et porteur de résultats. Une telle attitude n’est possible qu’après une lente conformation, une lente normation des individus par des organisations. Ce qui est terrifiant dans le pilotage de la Shoah, c’est que le passage des individus au tamis des organisations peut aboutir à ce genre de comportements : sérieux, abstrait, chiffré, dépassionné, et, en même temps, lâche. La haine est métamorphosée par le traitement institutionnel. À Wannsee, on est dans l’ordre du jour, rien d’autre. »
Ce qui fascine en effet, dans La conférence, c’est le calme organisationnel et l’absolu détachement qui règnent sur les bords du Wannsee. Autour de la table, entourant Heydrich, Eichmann et Müller, on trouve Otto Hofmann, dirigeant du bureau pour la race et le peuplement ; le dr Alfred Meyer, secrétaire d’État au ministère du Reich aux Territoires occupés de l’Est ; le dr Eberhard Schöngarth, commandant de la SiPo (police de sûreté) et du SD au sein du gouvernement général (partie de la Pologne occupée par les Allemands) ; le dr Rudolf Lange, commandant de la SiPo et du SD en Lettonie ; le dr Wilhelm Stuckart, secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur du Reich ; Friedrich Wilhelm Kritzinger, secrétaire d’Etat adjoint à la Chancellerie du Reich ; le dr Gerhard Klopfer, secrétaire d’État à la chancellerie du NSDAP (Parti nazi) ; Erich Neumann, sous-secrétaire d’État au Bureau du Plan de quatre ans ; Martin Luther, sous-secrétaire au ministère des Affaires étrangères ; le dr Roland Freisler, secrétaire d’Etat au ministère de la Justice du Reich ; le dr Georg Leibbrandt, secrétaire d’Etat adjoint au ministère du Reich pour les territoires orientaux occupés ; le dr Josef Bühler, secrétaire d’État au bureau du Gouvernement général (partie de la Pologne occupée par les Allemands), enfin Ingeburg Werlemann, la secrétaire d’Eichmann.

Au bord du Wannsee, une villa entrée dans l'Histoire. DR

Au bord du Wannsee, une villa
entrée dans l’Histoire. DR

Autant de « fonctionnaires » qui s’inquiètent de « méthodes trop crues », se réjouissent de ne « plus tenir compte de ce que pense l’étranger », saluent le Volk und Vaterland cher au Führer, remarquent que « les Juifs nous ont imposé cette guerre », constatent que « tout le monde souhaite se débarrasser des Juifs mais personne n’en veut », notent que l’extermination par balles risque d’être sans fin et se renseignent sur l’efficacité du Zyklon B contre « l’éternel parasite » qu’est le Juif, tout cela dans le cadre d’une bonne hygiène raciale, nationale et socialiste… A Wannsee, les nazis ont estimé à onze millions le nombre de Juifs à éliminer. Ils en ont assassiné six millions.
Comme le disait Winston Churchill « Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre »

LA CONFERENCE Drame (Allemagne – 1h48) de Matti Geschonneck avec Phlipp Hochmair, Johannes Allmayer, Maximilian Brückner, Matthias Bundschuh, Fabian Busch, Jakob Diehl, Godehard Giese, Peter Jordan, Arnd Klawitter, Frederic Linkemann, Thomas Loibl, Sacha Nathan, Markus Schleinze, Simon Schwarz, Rafael Stachowiak, Martin Bishop, Lili Fichtner. Dans les salles le 19 avril.

Comme une délicieuse madeleine de Proust !  

D'Artagnan (François Civil), un sacré combattant. Photo Ben King

D’Artagnan (François Civil), un sacré combattant.
Photo Ben King

Brumes, pluie, tonnerre… Il ne fait pas un temps à mettre un Gascon dehors… Mais, dans la France de 1627, propice aux complots et aux révoltes, Charles d’Artagnan n’a qu’une idée en tête : rejoindre Paris et la compagnie des mousquetaires du roi au sein de laquelle il compte bien faire carrière. Et voilà que le jeune gaillard tombe sur un vilain guet-apens. « Passe ton chemin ! » lui intime un malandrin. Mais D’Artagnan ne l’entend pas de cette oreille. Il va tenter d’intervenir, épée au poing. Un coup de pistolet -première rencontre avec la vénéneuse Milady de Winter- le laisse pour mort. Enterré dans une sombre forêt, le jeune Gascon sort de terre, toussant, crachant, la main crispée dans la nuit. Hommage pré-générique aux codes du film d’horreur américain !
Alexandre Dumas et ses mousquetaires, c’est une madeleine de Proust pour bien des lecteurs qui ont grandi avec les aventures d’Athos, Porthos, Aramis et leur jeune compagnon. Alors, forcément, on prête attention quand, mis en selle par le producteur Dimitri Rassam et la société Pathé, Martin Bourboulon relève le gant du film de cape et d’épée…
Car il s’agit bien d’une forme de défi si l’on sait, tout à la fois, que le film de cape et d’épée a quelque chose de quand même bien désuet aujourd’hui et qu’il y a eu, rien qu’au cinéma, seize versions (française, américaine, italienne, austro-allemande, mexicaine, russe, danoise) de l’aventure entre 1909 et 2013…
Scénaristes de ce nouveau Trois mousquetaires, Alexandre de la Patellière et Matthieu Delaporte le disent clairement : « Dumas représente un fantasme, une sorte de totem (…) depuis très longtemps. Nous avons grandi avec ses livres. Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo, La Reine Margot reviennent régulièrement dans nos conversations. Dumas est l’inventeur du feuilleton, de la scénarisation, du romanesque. C’était un personnage à lui tout seul. C’était un grand amoureux, un jouisseur, un aventurier du quotidien. Un être à part. Il a créé des théâtres, des journaux. C’était aussi un métisse, qui a dû affronter le regard des Blancs corsetés du XIXe siècle. Il a réussi à créer une œuvre profondément populaire et des personnages mythiques « bigger than life » à son image. C’était le Spielberg littéraire de son époque ! Un véritable showrunner, qui avait trop d’idées pour pouvoir toutes les développer et qui, par conséquent, faisait travailler les autres. Il aurait très certainement adoré le cinéma… »

Athos (Vincent Cassel), Aramis (Romain Duris) et Porthos (Pio Marmaï). Photo Julien Panié

Athos (Vincent Cassel), Aramis (Romain Duris)
et Porthos (Pio Marmaï).
Photo Julien Panié

Nous voilà donc au Louvre où le roi Louis XIII, pourtant poussé par le cardinal de Richelieu et son entourage, n’a guère envie de déclencher une nouvelle Saint Barthélémy. A la cour, l’ambiance est délétère. Louis XIII ne sait plus trop sur qui compter. D’autant que le fielleux Richelieu observe : « Le roi n’a pas d’amis. Il n’a que des sujets et des ennemis ».
Mais si, bien sûr, le jeune monarque a des gens qui lui sont totalement dévoués. Ce sont, évidemment, les mousquetaires, la troupe dirigée par le capitaine de Tréville. Celui-là justement que D’Artagnan cherche à rencontrer pour lui remettre une lettre de recommandation rédigé par son vieux père, ami de Tréville.
Fougueux, le Gascon, dans sa hâte, bouscule Athos, se prend la tête avec Porthos et ramasse un mouchoir compromettant au pied d’Aramis. Les trois le somment d’en répondre. Au calvaire de Saint Sulpice pour Athos qui arrive avec ses deux témoins… Porthos et Aramis ! D’Artagnan s’apprête à tirer son épée quand les hommes du cardinal déboulent. Les duels sont interdits. Les mousquetaires sont sommés de se rendre. Tous pour un ! Un pour tous ! Les bretteurs de Richelieu sont mis en déroute.

Louis XIII (Louis Garrel) et ses mousquetaires. Photo Ben King

Louis XIII (Louis Garrel) et ses mousquetaires.
Photo Ben King

Déjà réalisateur pour Pathé d’un Eiffel qui s’était bien fait étriller par la critique, Martin Bourboulon réussit, ici, son coup, non point en revisitant Dumas (même si la narration a été quelque peu retissée) mais en dépoussiérant le film de cape et d’épée. Exit les beaux costumes chamarrés et les couvre-chefs impeccables du film de Borderie (1961), voire même les élégants atours du film de Lester (1974). Ici, les mousquetaires portent des tenues informes et de vilains galurins. Mais cela n’altère en rien leur bravoure…
Le plaisir des Trois mousquetaires repose évidemment sur les péripéties conçues par Dumas et que l’on connaît bien. Mais c’est surtout le bonheur de retrouver des personnages simplement emblématiques. La preuve ? Enfant, nous jouions tous à être mousquetaire…
Voici donc D’Artagnan, condensé de courage sans borne, de joie de vivre en bande, d’optimisme, de loyauté, de naïveté et d’opiniâtreté. Un type jeune, de noble famille mais désargenté, dont le tempérament est la seule richesse. Il est loyal, honnête, insolent, téméraire, naïf, inexpérimenté. Tout est neuf pour lui. Paris, le corps des mousquetaires qu’il a tant fantasmé, l’amour soudain qui le bouleverse, les arcanes et les engrenages du pouvoir… Souvent filmé en contre-plongée (comme John Wayne dans ses westerns), François Civil, dans un rôle iconique, a des allures de Belmondo en héros d’un intense récit initiatique. Car, en moins d’une journée et d’une nuit, il frôle la mort, voyage, provoque, tombe amoureux, frôle la mort une seconde fois, tue un homme, rencontre un roi et se fait des amis qu’il gardera toujours…

Milady de Winter (Eva Green) et Richelieu (Eric Ruf). Photo Ben King

Milady de Winter (Eva Green)
et Richelieu (Eric Ruf).
Photo Ben King

Ces amis, ce sont Athos (Vincent Cassel), l’homme tourmenté, rongé par le remords, la honte et la culpabilité, Aramis (Romain Duris), le séducteur doublé d’un homme de foi, un dandy soucieux de son apparence mais pour lequel « chaque croix est une conquête », enfin Porthos (Pio Marmaï), l’épicurien pur et dur à l’appétit insatiable dont on nous laisse entendre qu’il serait… bi. Tous ont en commun de défier la mort et n’ont jamais peur de mourir. Des héros comme on n’en fait plus !
Si le film de cape et d’épée, ce sont de (beaux) décors, ici, les châteaux de Fontainebleau ou de Compiègne, l’abbaye de Royaumont, la cathédrale de Meaux ou l’Hôtel de Lauzun, des combats et des chausse-trappes jusqu’à ce mariage de Gaston de France avec la duchesse de Montpensier qui devient un piège mortel pour Louis XIII (Louis Garrel, excellent). Mais les mousquetaires sont là et ils protègent le roi comme le feraient les hommes du service de protection du président de la République !

Anne d'Autriche (Vicky Krieps) et Constance Bonacieux (Lyna Khoudri). Photo Julien Panié

Anne d’Autriche (Vicky Krieps)
et Constance Bonacieux (Lyna Khoudri).
Photo Julien Panié

Dans cette fameuse galerie de personnages qui donnent vie à une œuvre chorale et fortement romanesque sur fond de noirceur dans une époque dangereuse, on trouve, par bonheur, trois forts personnages féminins. Constance Bonacieux (Lyna Khoudri) est charmante, amoureuse de D’Artagnan et résolument courageuse. Anne d’Autriche (Vicky Krieps) est une souveraine troublée par Buckingham mais qui aime aussi Louis. L’affaire des ferrets pourrait la conduire au billot… Enfin, voici la méchante de l’aventure ! Milady est mystérieuse, intrépide, diabolique, prête à tout pour arriver à ses fins. Une guerrière « virile » et moderne, qui manie les armes aussi bien que les hommes.
Enfin, notons que Dumas et le film de cape et d’épée ont le vent en poupe dans un cinéma français avide de proposer de grandes productions sur grand écran. En effet on devrait voir, l’an prochain, Pierre Niney en tête d’affiche d’un Monte-Cristo.
Quant au second volet de la saga des Trois Mousquetaires, cette fois sous-titrée Milady, il sera dans tous les bons cinémas le 13 décembre prochain. On se régale d’avance de ce cadeau de Noël cinématographique !

LES TROIS MOUSQUETAIRES Aventures (France – 2h01) de Martin Bourboulon avec François Civil, Vincent Cassel, Romain Duris, Pio Marmaï, Eva Green, Louis Garrel, Vicky Krieps, Lyna Khoudri, Jacob Fortune-Lloyd, Eric Ruf, Marc Barbé, Patrick Mille, Julien Frison. Dans les salles le 5 avril

La royale obsession de Philippa Langley  

Philippa Langley (Sally Hawkins) en pleine recherche. DR

Philippa Langley (Sally Hawkins)
en pleine recherche. DR

Elle n’a pas la grande forme, la menue Philippa Langley ! Ce matin-là, elle se prépare à une journée spéciale à son boulot. Car son DRH doit nommer les six employées qui vont former la nouvelle « super équipe » de l’entreprise. Elle y croit… mais ce ne sera pas pour elle. Le DRH, auquel elle objecte qu’elle a toujours tenu ses objectifs, lui trouve l’air fatigué. Bref, Philippa n’a rien d’une battante. Il est vrai qu’elle souffre d’une maladie que d’aucuns, autour d’elle, ne prennent pas au sérieux. Mais son Syndrome de fatigue chronique est bien une réalité qui la laisse, malgré les médicaments, dans un état déplorable, surtout lorsqu’en plus le stress s’en mêle…
Avec The Lost King, le vétéran britannique Stephen Frears ajoute une nouvelle pièce à une filmographie déjà abondante et marquée par de considérables succès comme My Beautiful Laundrette (1985), Prick Up Yours Ears (1987), Sammy et Rosie s’envoient en l’air (1987), Les liaisons dangereuses (1988), The Snapper (1993), The Van (1996), High Fidelity (2000), The Queen (2006), Tamara Drewe (2010), Philomena (2013) ou Florence Foster Jenkins (2016). On se plaît à tous les citer parce qu’ils réveillent d’excellents moments de cinéma.
Depuis 2017 et Confident Royal consacré à la relation quelque peu mystérieuse entre la reine Victoria et son serviteur indien, Frears était silencieux. On se réjouit donc de le retrouver, à 81 ans, dans une aventure inattendue. Car le scénario de The Lost King est certainement l’un des plus surprenants de l’année. D’autant qu’il repose, en plus, sur une histoire vraie.

Philippa et son mari (Steve Coogan). DR

Philippa et son mari (Steve Coogan). DR

Frears se penche en effet sur l’extraordinaire quête de Philippa Langley, une quadragénaire ordinaire, employée, mère de deux garçons et qui cohabite régulièrement avec un ex-mari qui ne se prive pas de rencontrer de jeunes conquêtes. Cette petite femme, toute frêle, commence, au début des années 2010, à s’intéresser au roi Richard III en achetant une biographie signée Paul Murray Kendall dans laquelle il s’était servi de sources datant de l’époque de Richard pour évoquer l’homme. « C’est ce que j’ai trouvé, dit Mme Langley, de profondément fascinant car il en brossait un portrait aux antipodes de celui de Shakespeare. On a la preuve qu’il était loyal, courageux, pieux et juste ».
Parue en 1597, la célèbre pièce de Shakespeare met en scène l’ascension et la chute brutale du tyran Richard III, battu par le futur Henri VII d’Angleterre à la bataille de Bosworth. En cinq actes, le grand Will met très librement en scène des événements qui précèdent la fin de la guerre des Deux-Roses, en 1485, lorsque la dynastie des Plantagenêts fait place à celle des Tudors. La pièce a participé à ancrer dans l’imaginaire collectif la légende noire de Richard, roi sanguinaire, monstrueux mais séduisant, capable de toutes les audaces pour accéder au pouvoir.
Affreux bossu qui se décrit lui-même comme estropié et inachevé, Richard répond, chez Shakespeare, à l’angoisse que lui inspire son état, par le credo d’un paria : « J’ai bien l’intention de prouver que je suis un méchant. Et que je hais les plaisirs frivoles des jours actuels. »

Pendant les fouilles sur le parking de Leicester. DR

Pendant les fouilles
sur le parking de Leicester. DR

C’est donc pour prouver, après 500 ans de mensonges, que Richard III n’était ni un monstre, ni un usurpateur que Philippa Langley va retourner des montagnes et, in fine, le parking des services sociaux de la ville de Leicester. Tout cela en s’appuyant sur ses intuitions qui font grincer les dents des universitaires et déclenche l’ironie méprisante des experts. C’est cette intuition qui lui fait penser, en regardant la lettre R sur le fameux parking (le gardien lui répond que cela veut juste dire : place de parking réservée) qu’elle est en train de marcher sur la tombe de Richard III. Dont l’histoire officielle affirme que le corps a été jeté dans la rivière Soar…
Il n’est nul besoin d’être érudit et spécialiste de l’histoire britannique pour se glisser agréablement dans cette plaisante aventure quasiment familiale qu’est The Lost King. D’abord parce que Stephen Frears, en ne se privant pas d’éreinter Shakespeare, choisit de se mettre du côté d’une femme modeste toujours taraudée par les doutes. Mais à laquelle cette folle recherche historique apporte à la fois de l’énergie et du bonheur. Au passage, le cinéaste (natif de… Leicester!), bien dans l’esprit d’un cinéma anglais social, titille les sachants et les docteurs. D’abord sceptiques, condescendants et dédaigneux, les pontes de l’université de Leicester n’hésiteront pas à s’attribuer tous les mérites de la prestigieuse découverte…

Quand Philippa rencontre le roi Richard III. DR

Quand Philippa rencontre le roi Richard III. DR

Ce film qui est aussi une réflexion sur la manière d’appréhender l’Histoire, doit beaucoup au talent de Sally Hawkins entourée d’une belle troupe de seconds rôles so british dont Steve Coogan, l’ex-mari de Philippa, qui est également le co-scénariste du film. Elle campe une femme de 45 ans (« Parfois je peux en faire 37 mais aussi avoir l’impression d’en avoir 97 ») accompagnée dans son cheminement compliqué par une apparition qui n’est autre que Richard III lui-même. Révélée au grand public en 2008 dans Be Happy de Mike Leigh en fantasque et pétillante institutrice, Sally Hawkins fut, en 2017 devant la caméra de Guillermo del Toro dans La forme de l’eau, l’admirable Elisa, femme de ménage dans un laboratoire militaire, qui va connaître une merveilleuse idylle avec un amphibien… Avec ses yeux fatigués de panda, elle incarne un beau personnage généreux et fort qui, en recherchant Richard, découvre sa véritable identité…

THE LOST KING Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 1h48) de Stephen Frears avec Sally Hawkins, Steve Coogan, Harry Lloyd, Mark Addy, Benjamin Scanlan, Adam Robb, James Fleet, Julian Firth, Alasdair Hankinson, Ian Dunn, Phoebe Pryce. Dans les salles le 29 mars.

Madeleine et le cadavre dans le placard  

Madeleine Pastor (Rebecca Marder) en route vers les hautes sphères du pouvoir. DR

Madeleine Pastor (Rebecca Marder) en route
vers les hautes sphères du pouvoir. DR

Une plage au soleil de Corse… Madeleine Pastor sort de l’eau, se sèche dans une serviette. Son regard glisse sur les estivants. C’est l’été, il y a un parfum de vacances mais la jeune femme semble préoccupée… De fait, elle attend les résultats du concours de l’ENA. Sera-t-elle admise au grand oral ? La voie des grands corps de l’État va-t-elle s’ouvrir devant elle ?
Ce soir-là, dans la magnifique villa de Bertrand Mandeville, un financier de haut vol, au côté de son ami Antoine, le fils de cet homme de pouvoir, Madeleine rencontre Gabrielle Dervaz, ancienne ministre, députée de gauche et amie de la famille. Madeleine attire son attention en observant : « Je suis persuadée que l’homme ou la femme politique avec un vrai discours écologiste et féministe sera le prochain président… ou la prochaine présidente ».
« Appelez-moi après votre grand oral… » lui suggère Gabrielle. Las, sur une petite route déserte de l’île, Antoine et Madeleine circulent à vive allure. Devant eux, une camionnette n’avance pas vite. Un coup de klaxon, un dépassement brusque, un doigt d’honneur… Le drame guette. L’algarade prend une mauvaise tournure. Le conducteur de la camionnette moleste Antoine, déballe un fusil…
Remarqué avec Vendeur (2016) son premier long-métrage où Gilbert Melki incarnait un vendeur émérite aux prises avec un fils qui ne l’est pas, Sylvain Desclous signa ensuite La campagne de France (2022), un documentaire (salué par la critique) sur trois candidats qui s’affrontent lors de la campagne des municipales de 2020 à Preuilly-sur-Claise en Inde et Loire.

Madeleine et Antoine (Benjamin Laverhne). DR

Madeleine et Antoine (Benjamin Laverhne). DR

Avec De grandes espérances, le cinéaste, de retour à la fiction, développe une réflexion politique, au travers du thriller, en dessinant le portrait d’une jeune femme brillante et idéaliste. Madeleine sort de Sciences-Po. Sa mère est morte tôt et elle s’est affranchie de ses origines modestes. Elle a perdu le contact avec son père. Avec le sémillant Antoine qui, lui aussi, prépare l’ENA, elle forme un couple promis à un bel avenir du côté des hautes sphères du pouvoir. Même si Antoine est quand même un fils à papa, sous l’emprise de son père et de son milieu social. Sans doute est-ce aussi pour cela que, presque inconsciemment, il envoie se faire voir le conducteur autochtone…
Une altercation qui va précipiter Antoine et Madeleine dans un vertigineux tourbillon de secrets et de mensonges ! « Pendant toute l’écriture, remarque le cinéaste, une question me trottait dans la tête, comme un mantra : peut- on changer le monde si on a les mains sales ? Est-ce que le combat de Greta Thunberg se trouverait discrédité ou disqualifié si on découvrait quelque chose d’horrible sur elle ? Pour moi, non. Je considère qu’en matière politique, la justesse d’une cause justifie les moyens mis en œuvre pour que celle-ci triomphe. Sans conquête du pouvoir, il n’y a pas de pouvoir, et encore moins celui de changer les choses. »
Rejoignant l’équipe de la députée Dervaz, Madeleine Pastor va rapidement révéler ses talents. Toujours disponible, elle conseille judicieusement sa patronne en route vers un nouveau poste de ministre et montre qu’elle n’a pas froid aux yeux lors d’un conflit social dans une entreprise, n’hésitant pas à pratiquer un joli petit chantage sur le patron en lui rappelant quelques vilenies accomplies alors qu’il était DRH dans une autre boîte…
Face à ce petit soldat, selon l’expression de Sylvain Desclous, que rien ne ferait dévier de son objectif, va se dresser Antoine. Toujours amoureux de Madeleine mais complètement à la dérive, il a choisi un autre camp. Et voyant que Madeleine ne lui reviendra pas, il décide de porter des coups bas…

Emmanuelle Bercot dans le rôle de la députée Dervaz. DR

Emmanuelle Bercot dans le rôle
de la députée Dervaz. DR

Le cinéaste pose un regard quelque peu acéré sur la gauche et notamment sur le Parti socialiste, cette grande famille dysfonctionnelle, aujourd’hui noyée dans la Nupes. Ce n’est évidemment pas un hasard si Desclous a placé, dans le bureau de la députée Dervaz, une photo de Lionel Jospin qui vise quelque chose, ou quelqu’un, avec un fusil. « En voyant cette photo pour la première fois, se souvient le réalisateur, je me suis immédiatement raconté qu’elle résumait un moment clé de l’histoire politique récente : celle du premier tour des présidentielles de 2002. Si Jospin avait tiré, peut-être la gauche n’en serait-elle pas là où elle en est aujourd’hui. Pour moi cette photo raconte qu’il faut être en posture de combat, et en mesure d’appuyer sur la gâchette, si on veut l’emporter… » C’est évidemment la posture occupée par Madeleine Pastor en rejoignant l’équipe Dervaz. Sauf qu’elle est poursuivie et rattrapée par ses angoisses et ses cauchemars habités par un terrifiant fantôme… En se rapprochant de son père, Madeleine parviendra-t-elle à apaiser ses peurs ?
Alors qu’elle est toujours sur les écrans en jeune avocate dans Mon crime de François Ozon, l’incontournable Rebecca Marder ajoute, ici, une nouvelle corde à son arc avec sa Madeleine offensive et troublée. Avec brio, elle incarne une jeune femme complexe, animée de convictions fortes et qui lutte pour faire avancer les idées auxquelles elle croit. Ni sainte, ni arriviste, elle se bat autant contre le déterminisme social que contre les préjugés de classe et n’hésite pas pour cela à rendre coup pour coup et parfois plus.

Madeleine a retrouvé son père (Marc Barbé). DR

Madeleine a retrouvé son père (Marc Barbé). DR

Vu récemment dans Le sixième enfant, Benjamin Laverhne est un Antoine qui complètement perd pied alors que l’excellente Emmanuelle Bercot (on se souvient d’elle autant dans Polisse que dans Mon roi) est une députée Dervaz très pugnace. Enfin, même si son rôle est assez court mais hautement capital, on remarque le magnétique et parfois franchement inquiétant Marc Barbé en père de Madeleine.
Sylvain Desclous cite aussi Pablo Neruda et son poème qui dit :
« Du fond exigu de la mine
tel un utérus infernal,
j’ai entendu une voix s’élever,
puis j’ai vue remonter à la surface
un être sans visage,
un masque barbouillé
de sueur, de sang et de poussière.
Et ce masque m’a dit : Où tu iras,
parle de ces souffrances,
parle, mon frère, de ton frère
qui vit en bas, dans cet enfer. »

Voici donc un vrai thriller où il est question d’économie sociale et solidaire et de retraite à taux plein, il fallait le faire ! Et c’est très bien fait.

DE GRANDES ESPERANCES Drame (France – 1h4) de Sylvain Desclous avec Rebecca Mardder, Benjamn Laverhne, Emmanuelle Bercot, Marc Barbé, Pascal Eslo, Thomas Thevenoud, Cedric Appierro, Jean-Emmanuel Pagni, Pascal Reneric, Aurélie Marpeaux, Holy Fatma, Marie-Pierre Nouveau. Dans les salles le 22 mars.

 

Danser pour survivre à l’horreur  

Houria (Lyna Khoudri) ou le rêve fracassé de la ballerine. Photo Etienne Rougery

Houria (Lyna Khoudri)
ou le rêve fracassé de la ballerine.
Photo Etienne Rougery

Sur une terrasse, au soleil méditerranéen, Houria, superbe en cygne noir, un casque sur les oreilles, danse, dans la séquence d’ouverture du second long-métrage de fiction de Mounia Meddour, pour préparer le casting d’un chorégraphe qui va monter Le lac des cygnes… On retrouve la jeune femme, dans les images qui clôturent le film, sur cette même terrasse où flottent des voiles. Avec un groupe de femmes, elles dansent pour l’espoir et pour la vie. « Je respire, je tourne et je m’oublie ».
Entre ces deux temps baignés de musique, Houria va vivre de terribles déconvenues. Un véritable descente aux enfers pour cette jeune Algérienne qui travaille comme femme de ménage dans un hôtel en rêvant de devenir une grande ballerine. La nuit, pour s’offrir une voiture, Houria participe à des paris clandestins sur des affrontements de béliers surnommés Poutine, Shakira, Obama, Trump, Joker ou Danger nucléaire… Probablement de mèche avec l’organisateur de ces combats spécifiques de l’Algérie, Houria empoche une belle somme et disparaît dans la nuit. C’est sans compter avec Ali, un parieur qui s’estime floué. Il poursuit la jeune femme, la frappe violemment et la laisse sur le carreau…

Sur une terrasse face à la mer. DR

Sur une terrasse face à la mer. DR

Mère d’Houria et également sa professeur de danse, Sabrina (Rachida Brakni) la retrouve sur un lit d’hôpital, la cheville fracturée en deux endroits et surtout, à cause d’un oedème majeur, désormais muette. Le médecin des urgences promet de longues semaines de rééducation…
On avait découvert Mounia Meddour en 2019 avec Papicha qui, présenté à Un certain regard à Cannes et sélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood, remporta le César du meilleur premier film et le César du meilleur espoir féminin pour Lyna Khoudri. Celle-ci incarne alors Nedjma, une étudiante en français, qui, dans l’Algérie de la décennie noire (1991-2002), rêve de devenir styliste de mode. En butte aux violences de la guerre civile et aux pressions de plus en plus fortes pour qu’elle se conforme aux normes morales et vestimentaires dictées par les islamistes, Nedjma refuse de se soumettre. Elle décide d’organiser un défilé de mode au sein de sa résidence universitaire…
Avec Houria, la cinéaste poursuit donc l’exploration de la société algérienne contemporaine à travers l’histoire d’une jeune danseuse qui va se métamorphoser à la suite d’un accident, découvrant l’isolement, la solitude, le handicap mais aussi renaître plus forte dans la solidarité des femmes…
Si Houria est sans doute moins emballant que Papicha, le film se présente pourtant comme une œuvre bourrée d’énergie. Et il en faut pour Houria et Sabrina, danseuses, vivant sans hommes, ne portant pas le voile… Pour Mounia Meddour, le féminin, l’appétence artistique et l’aspiration à la liberté ne peuvent faire qu’un : « Pour moi , dit-elle, la liberté individuelle aspire à une envie de s’épanouir, à s’exprimer et à explorer des chemins artistiques variés. En Algérie, le poids des traditions et le patriarcat sont trop présents et il est très difficile de s’émanciper quand on est une femme. Dans le film, Sabrina est une femme cultivée, qui a du talent et qui gagne sa vie dignement même si pour certains danser dans des mariages est quelques chose de scandaleux. »

Houria et les femmes qui dansent... DR

Houria et les femmes qui dansent… DR

Si Houria s’ouvre sur une lumineuse passion pour la danse (« ce lieu du sacré » comme l’écrit la danseuse étoile Marie-Claude Pietragalla) dans un pays où le corps des femmes est tabou, le film développe ensuite, tandis que Houria bataille pour se reconstruire au sein d’un groupe de femmes handicapées et souvent muettes elles aussi, une réflexion sur l’Algérie vingt ans après la fin de la guerre civile alors que les familles des victimes exigent toujours la justice et la vérité. Ali, l’agresseur d’Houria, est un terroriste repenti qui, amnistié, se retrouve libre et métaphorise les désastres de la décennie noire comme un fantôme du passé qui ne cesse toujours de rôder.
Alors que Houria et sa mère bataillent pour faire reconnaître leurs droits, la cinéaste montrent deux séquences ubuesques de commissariat où les fonctionnaires ne peuvent prendre la plainte parce qu’il n’y a plus de papier pour la photocopieuse et se préoccupent surtout de savoir s’il y aura des frites dans leur casse-croûte. Des institutions passives qui se moquent de la façon dont le pouvoir a acheté la paix sociale en amnistiant les ex-islamistes.
Meilleure amie d’Houria, Sonia, elle, a décidé de quitter l’Algérie. Elle a trouvé un passeur, un bateau pour rejoindre l’Espagne dans l’espoir d’y faire un mariage blanc… Parce que, dit-elle, la vie, c’est maintenant. Pour Houria, dont le mutisme symbolise l’impossibilité pour les femmes de parler librement, il reste la danse dans une chorégraphie -au langage créatif secret et codé- où des corps blessés vont se réparer puis s’épanouir dans la beauté, la dignité et la liberté. Ne serait-ce que sur une terrasse face à la mer.

Houria habitée par la danse. DR

Houria habitée par la danse. DR

Sur de belles images, dans un montage vibrant et une bande-son où l’on entend La Felicità, Casta Diva et Gloria, voici un film où les femmes tiennent le haut du pavé. Il n’y a presque pas d’hommes dans Houria sinon l’ex-terroriste et quelques joyeux traîne-misère qui tiennent les murs.
Déjà vedette de Papicha, Lyna Khoudri est à nouveau tête d’affiche d’Houria. La comédienne qui commence à devenir incontournable dans le cinéma (on l’a vu récemment dans Gagarine, Haute couture, The French Dispatch, La place d’une autre, Nos frangins ou Novembre) incarne cette tonique jeune femme qui se retrouve fracassée mais qui parviendra à dépasser ses blessures. A ses côtés, Amira Hilda Douaouda est une Sonia joyeuse et émouvante. Quant à l’excellente Nadia Kaci, elle est Halima, une mère de famille « muette » depuis que ses deux enfants ont été tués dans un attentat pendant la guerre civile…
Leur terrasse est devenue une île, un refuge rien qu’à elles..

HOURIA Drame (France-Algérie – 1h38) de Mounia Meddour avec Lyna Khoudri, Rachida Brakni, Nadia Kaci, Hilda Amira Douaouda, Meriem Medjkane, Zahra Manel Doumandji, Sarah Guendouz, Marwan Fares. Dans les salles le 15 mars.

Madeleine et Pauline dans une folle aventure féministe  

Pauline Mauléon (Rebecca Marder) et Madeleine Verdier (Nadia Tereszkiewicz), deux amies complices. DR

Pauline Mauléon (Rebecca Marder)
et Madeleine Verdier (Nadia Tereszkiewicz),
deux amies complices. DR

Le bonheur, c’est un rien
Mais ce rien qui nous tient
A chassé toutes nos misères
Rien n’a pour nous deux
Et le ciel toujours bleu
C’est la plus belle des chimères…

Chantées par Danielle Darrieux, les paroles du Bonheur, c’est un rien extrait du film Mademoiselle Mozart (1936) traversent le nouveau film de François Ozon comme une bluette typique des années trente mais aussi probablement comme un hommage à la comédienne disparue en 2017 à l’âge de cent ans et qu’il mit en scène, en 2002, dans Huit femmes, l’un de ses plus grands succès… Et d’ailleurs, les deux héroïnes de Mon crime vont au cinéma voir Mauvaise graine (1934) réalisé par Alexandre Esway et Billy Wilder dans lequel la toute jeune Danielle Darrieux, 16 ans, est l’égérie d’une bande de voleurs de voitures…
Avec Mon crime, Ozon complète sa trilogie sur les femmes après, donc, Huit femmes et Potiche (2010) qui voyait la mémère Suzanne Pujol, lasse des vexations et des infidélités d’un mari réactionnaire et misogyne, prendre avec une certaine aisance la direction de l’entreprise familiale…
Une superbe propriété Art déco avec piscine dans un Paris cossu. Une jeune femme sort de la bâtisse, affolée. Elle s’enfuit. Elle erre dans la capitale avant de revenir au petit appartement de la rue Jacob qu’elle partage avec son amie Pauline Mauléon…
Au mitan des années 30, à Paris, Madeleine Verdier, jeune et jolie actrice sans le sou et sans grand talent, va être accusée du meurtre d’un riche et célèbre producteur. Elle nie les faits avant de craquer. Eh oui, c’est elle qui a commis le crime. Mais elle est aussi la victime d’un homme qui a tenté de s’en prendre à sa vertu. Le juge d’instruction Rabusset est aux anges. Enfin, il tient un dossier bien ficelé. Avec, en prime, des aveux. La reine des preuves.

Madeleine Verdier dans le box des accusés. DR

Madeleine Verdier dans le box des accusés. DR

Comparaissant devant les assises, Madeleine, droite dans le box, a enfin l’occasion d’être dans la lumière, tous les regards braqués sur elle. Et son amie Pauline Mauléon, jusque là jeune avocate au chômage, lui a carrément écrit des… dialogues qui lui permettent de briller. Car il en va de la cause des femmes dans ces années trente où les femmes sont mineures quant à leurs droits et majeures quant à leurs devoirs… Pour légitime défense, Madeleine sera acquittée, sinon avec les félicitations du jury, du moins sous les applaudissements du public féminin.
Pour la jeune femme, commence une nouvelle vie, faite de gloire et de succès. Mais la vérité va pourtant éclater au grand jour.
« Le cinéma parlant, explique le cinéaste, m’est toujours apparu comme l’art du mensonge par excellence, et depuis longtemps, je souhaitais raconter une histoire autour d’un faux coupable ou d’une fausse coupable. La découverte de la pièce de Georges Berr et Louis Verneuil, l’un des grands succès de 1934 (monté au théâtre des Variétés avec Edwige Feuillère en vedette, ndlr), m’a tout de suite semblé l’occasion de me confronter à ce thème. »

Madeleine, Odette Chaumette (Isabelle Huppert) et Pauline. DR

Madeleine, Odette Chaumette (Isabelle Huppert) et Pauline. DR

Si, ces dernières années, c’est plutôt le drame qui primait dans la filmographie d’Ozon avec notamment Grâce à Dieu (2018) sur les abus sexuels dans l’Église catholique autour de l’affaire de l’abbé Preynat ou encore Tout s’est bien passé (2021) sur un père malade qui demande à sa fille de l’aider à mourir, le réalisateur amorce un sympathique retour à la comédie fantaisiste. En se reposant sur une pièce du théâtre boulevardier, Ozon s’ingénie à tirer les fils d’une intrigue qui nous tient en haleine juste ce qu’il faut mais qui a le mérite de nous divertir autour des ambiguïtés de l’âme humaine, du statut des femmes et des frontières, ici plutôt floues, du bien et du mal.
Mon crime est un film où l’on goûte les décors, les voitures d’époque, une musique volontiers lyrique au parfum nostalgique, les dialogues ciselés, les reconstitutions du Paris des années folles, les beaux costumes et bien évidemment une photographie (du Belge Manu Dacosse, collaborateur régulier d’Ozon) qui retrouve l’esprit, sans chercher la référence ou le pastiche, des œuvres du Lubitsch de Haute pègre ou du Guitry de Quadrille.
Tout cela servant d’écrin à de joyeux personnages féminins qui font bloc contre les hommes tout en étant, il faut bien le dire, passablement manipulatrices. Nadia Tereszkiewicz (Madeleine) et Rebecca Marder (Pauline) font partie des jeunes comédiennes actuelles qui grimpent à belle allure les échelons du succès… La première est une Madeleine qui joue sa vie sur la scène du théâtre comme face à ses juges. La seconde est dans le registre de l’amitié. Elle est la confidente et le soutien de Madeleine. Une jeune femme qui paraît forte mais qu’on découvre fragile, derrière son caractère, tranché, notamment par rapport à ses amours… Et puis il y a le feu d’artifice Isabelle Huppert. On la sait à l’aise dans la comédie (on l’a constaté chez Ozon dans Huit femmes) et son Odette Chaumette, survivante du cinéma muet, est un mélange détonnant de la folle de Chaillot et de Sarah Bernhardt qui va bouleverser la trajectoire des personnages…

Palmarède (Dany Boon) et Rabusset (Fabrice Luchini). DR

Palmarède (Dany Boon)
et Rabusset (Fabrice Luchini). DR

Enfin, il faut citer tous les hommes de cette aventure cocasse autour des rapports de pouvoir et d’emprise dans les relations hommes/femmes. Fabrice Luchini, petite moustache et lunettes, est un magistrat crétin, champion de l’erreur judiciaire. Dany Boon est épatant en patron à l’accent marseillais, André Dussollier savoureux en futur beau-père berné. Et puis il y a aussi Daniel Prévost et Michel Fau en magistrats à robe rouge, Olivier Broche en greffier malicieux ou Régis Laspalès (avec un amusant faux air de Francis Blanche) en inspecteur de la Sûreté un peu trop sûr de lui…
Frank Capra disait, en substance, que le pêché capital au cinéma, c’est l’ennui. De ce point de vue, François Ozon a tout juste.

MON CRIME Comédie dramatique (France – 1h42) de François Ozon avec Nadia Tereszkiewicz, Rebecca Marder, Isabelle Huppert, Fabrice Luchini, Dany Boon, André Dussollier, Edouard Sulpice, Régis Laspalès, Olivier Broche, Evelyne Buyle, Michel Fau, Daniel Prévost, Myriam Boyer. Dans les salles le 8 mars.