De violences et de vengeance  

"Sons": Eva (Sidse Babett Knudsen), une surveillante bouleversée.

« Sons »: Eva (Sidse Babett Knudsen),
une surveillante bouleversée.

PRISON.- Fonctionnaire de l’administration pénitentiaire danoise, Eva est une surveillante de prison aguerrie et tout à fait exemplaire. Cependant cette femme cache un secret. Et celui-ci va revenir la bouleverser lorsque Mikkel, un jeune homme de son passé, est transféré dans le quartier de haute sécurité de l’établissement où Eva travaille… C’est un véritable dilemme qui se présente à cette femme marquée par une profonde blessure. Sans dévoiler son secret et arguant d’une liaison malheureuse avec un collègue de son quartier, Eva sollicite sa mutation dans le QHS, unité réputée comme la plus violente de la prison. Bientôt, elle se retrouve face à Mikkel.
On avait découvert le cinéaste suédois Gustav Möller en 2018 avec The Guilty, un passionnant thriller autour d’un répartiteur d’appels d’urgence au 112 qui tente, avec son seul téléphone, de résoudre le kidnapping d’une femme. C’était déjà un huis-clos reposant sur un brillant travail sonore.
Avec Sons (Danemark – 1h40. Dans les salles le 10 juillet), son second long-métrage, Möller s’inscrit à nouveau dans un huis-clos en revisitant ce sous-genre du thriller qu’est le film de prison. Le cinéaste avoue une fascination pour le monde carcéral : « Je trouve que la prison est un espace cinématographique très fort. Elle abrite toutes sortes de personnages au comportement extrême, les règles y sont clairement définies et les rapports de force dominent. En outre, le lieu lui-même est empreint de symboles et d’archétypes. »
Mais si l’univers carcéral offre un cadre propice à la dramaturgie, les récits qui s’y déroulent se ressemblent souvent beaucoup. Möller, en observant au plus près le personnage d’Eva, invite le spectateur à entrer, avec elle, dans le contexte d’une authentique prison mais également dans celui d’une prison métaphorique.
Ce personnage de surveillante qui accomplissait paisiblement mais aussi avec une humanité non feinte, son job, va basculer dans la violence. Celle-ci a quasiment un effet physique sur elle. Elle la transforme, la pousse dans ses retranchements et finit par bousculer ses valeurs. Quant à Mikkel (Sebastian Bull, très inquiétant), le détenu toujours prêt à exploser, il ne comprend pas ce qui anime Eva mais il devine aisément le parti qu’il peut tirer des errements d’Eva.

"Sons": Eva face à Mikkel (Sebastian Bull). Photos Nikolaj Möller

« Sons »: Eva face à Mikkel (Sebastian Bull).
Photos Nikolaj Möller

Evidemment Sons doit beaucoup à Sidse Babett Knudsen, l’inoubliable interprète de la Première ministre Birgitte Nyborg dans la série Borgen. La plus grande actrice danoise de sa génération (vue en France dans L’Hermine et La fille de Brest), sanglée dans l’uniforme d’Eva, campe une femme d’apparence minérale dont le visage demeure opaque tout en laissant apparaître de brèves et subtiles émotions. Quand elle cède à la violence envers Mikkel, on a le sentiment d’avoir affaire à une femme à la fois exaltée et terrorisée par son geste, dont elle est à la fois fière et honteuse.
Enfin, Gustav Möller, à travers sa fiction, interroge aussi le spectateur : « Nous n’avons toujours pas décidé du modèle de prisons qu’on veut mettre en place et, par extension, de notre modèle de société. Sommes-nous des êtres rationnels ou émotionnels ? Croyons-nous au pardon et à la réinsertion ? Ou préférons-nous la vengeance et la punition ? À l’heure actuelle, le système judiciaire tente de satisfaire ces deux approches, même si elles sont en totale contradiction ».

"Le comte...": Pierre Niney incarne un innocent taraudé par un désir de vengeance.

« Le comte… »: Pierre Niney incarne un innocent taraudé par un désir de vengeance.

AVENTURES.- C’est une Méditerranée démontée que doit affronter le navire à bord duquel Edmond Dantès est marin. En ces jours de 1815, n’écoutant que son courage et contre les ordres de son capitaine, Edmond sauve une naufragée nommée Angèle. La jeune femme est porteuse d’une lettre de Napoléon que le capitaine Danglars lui dérobe. Arrivé à Marseille, Danglars se plaint du comportement de Dantès auprès de l’armateur Morrel qui lui retire son poste de capitaine pour avoir manqué à son devoir de sauver les naufragés. Dans la foulée, l’armateur nomme Edmond à sa place. Au château des Morcerf où son père travaille comme majordome, Edmond retrouve ce dernier avec une vive émotion. Il revoit aussi la belle Mercédès de Morcerf (Anaïs Demoustier) à qui il annonce qu’il va devenir capitaine, ce qui lui permettra de l’épouser. Puis, il annonce ce mariage à son ami et cousin de Mercédès, Fernand de Morcerf, ce qui semble désespérer ce dernier. Le jour de la cérémonie à l’église, alors qu’il est sur le point de convoler, Edmond Dantès est arrêté et emmené devant Gérard de Villefort, substitut du procureur du roi à Marseille, qui lui apprend qu’il est accusé de bonapartisme… Dantès a beau clamer son innocence, il se retrouve bientôt dans un cul-de-basse-fosse au château d’If.
Avec Le comte de Monte-Cristo (France – 2h58. Dans les salles le 28 juin), les producteurs Dimitri Rassam et Ardavan Safaee poursuivent leur quête de Dumas et trouvent, avec les aventures d’Edmond Dantès, l’occasion de mettre au grand écran, un vengeur masqué aux allures de héros contemporain. Déjà aux manettes d’un précédent Dumas de cinéma (le diptyque des Trois mousquetaires de Martin Bourboulon dont ils étaient les scénaristes), Alexandre de la Patellière et Matthieu Delaporte endossent, cette fois, la casquette de réalisateurs. Ils observent que Le comte… est « un véritable mythe qui permet de traverser plusieurs genres du cinéma : l’aventure, le thriller, sur fond d’une très grande histoire d’amour ».

"Le comte...": Danglars (Patrick Mille), Villefort (Laurent Lafitte) et Moncerf (Bastien Bouillon", trois crapules. Photos Jérôme Prébois

« Le comte… »: Danglars (Patrick Mille), Villefort (Laurent Lafitte) et Moncerf (Bastien Bouillon), trois crapules.
Photos Jérôme Prébois

Après de nombreux autres cinéastes, de Francis Boggs et Thomas Persons en 1908 à André Hunebelle en 1968, le tandem De la Patellière/Delaporte puise dans un riche matériau littéraire, de quoi alimenter une épopée de trois heures sans épuiser toutes les péripéties d’un énorme roman. Alors on retrouve bien sûr les geôles du château d’If, la rencontre avec l’abbé Faria, la découverte du trésor des Templiers sur l’île de Montecristo, la transformation d’Edmond Dantès en mystérieux et inquiétant personnage dont l’immense fortune lui permet de peaufiner une terrible vengeance. Car Edmond est bien décidé à faire rendre gorge à Danglars, Fernand de Morcef et Villefort.
Travaillant une image volontiers en clair-obscur, les cinéastes développent donc essentiellement le thème de l’implacable vengeance d’un homme blessé qui va punir méthodiquement un sacré trio de traîtres doublés de crapules. Dantès (incarné par un Pierre Niney crédible) pense que sa rédemption est impossible mais il lance quand même à une Mercédès toujours amoureuse, ces derniers mots : « Attendre et espérer ».

Pas de gentillesses pour Lanthimos  

Margaret Qualley, Jesse Plemons et Willem Dafoe. DR

Margaret Qualley, Jesse Plemons
et Willem Dafoe. DR

On avait découvert Yorgos Lanthimos en 2015 avec The Lobster et on avait été immédiatement séduit par l’univers sérieusement barré du cinéaste grec. Sans (déjà) fournir de clé à son public, il distillait une fable sur les avatars de la question amoureuse. On avait ensuite remonté le temps pour voir son Canine (2009), étrange et inquiétant huis-clos familial…
A partir de là, on attendait les moments où Lanthimos se manifestait, le plus souvent dans des festivals comme à Cannes 2017 avec Mise à mort du cerf sacré. Et enfin, on allait fêter, dans les grandes largeurs, le réalisateur avec La favorite (2018), savoureuse semi-biographie de la boulimique et instable reine Anne dans l’Angleterre du 18e siècle. Trois femmes se livraient là à un formidable jeu de massacre qui permettaient à Olivia Colman, Emma Stone et Rachel Weisz de distiller le meilleur de leur talent.
Quant à Pauvres créatures (2023), on écrivait, ici, que le cinéaste « maîtrise avec aisance la démesure (la surenchère, diront certains) de ce conte de fées mâtiné de fantastique, de science-fiction et d’horreur. Bien sûr, on peut trouver ça un peu too much mais aussi se laisser embarquer dans ce périple joyeusement coloré. »
Tout cela pour dire que Kinds of Kindness nous a, cette fois, laissé de marbre. Tout commence pourtant bien avec Sweet Dreams, ce bon vieux tube d’Eurythmics qui coule sur les images du générique. Mais ce bref sentiment de satisfaction musicale s’estompe dans une perplexité grandissante. Et là, déjà, on se dit, avec une perplexité anxieuse, qu’on est parti pour 164 minutes de film. Et à n’y rien comprendre.

Willem Dafoe et Margaret Qualley. DR

Willem Dafoe et Margaret Qualley. DR

Dans ces cas-là, on est tenté de recourir à quelques béquilles comme la lecture du dossier de presse de Kinds… Où l’on relève qu’ « une grande partie du travail de Yorgos consiste à explorer la façon dont les gens vivent leur existence en fonction de leurs propres règles et de celles que la société ou une autorité supérieure leur imposent. Ces thèmes sont souvent portés à des niveaux absurdes (proches de l’humour noir) et sont au centre du film. »
Le producteur Ed Guiney poursuit : « Chaque histoire joue avec les notions de foi et de confiance dans les relations humaines. Toutes se déroulent dans un lieu non spécifique paraissant éloigné du nôtre, ce qui accroît notre intérêt. Les scénarios de Yorgos et Efthimis traitent toujours de la dynamique du pouvoir dans les relations humaines, utilisant le comportement des personnages pour nous forcer à réfléchir à nos propres vies, nos relations et à ce que nous croyons être vrai. »
Présenté au Festival de Cannes, en compétition officielle, Kinds of Kindness (traduction littérale : Sortes de gentillesses) se présente comme une fable en triptyque qui suit : un homme sans choix qui tente de prendre le contrôle de sa propre vie; un policier inquiet parce que sa femme disparue en mer est de retour et semble une personne différente, enfin une femme déterminée à trouver une personne bien précise dotée d’un pouvoir spécial, destinée à devenir un chef spirituel prodigieux.
Le metteur en scène qui affirme : « Vous passez à côté d’un pan entier de l’expérience humaine si vous vous prenez trop au sérieux », nous embarque donc dans trois univers successifs, marqués par des chapitres (La mort de RMF, RMF vole et RMF mange un sandwich) et souhaite nous faire rire, sachant qu’une des caractéristiques de l’être humain est de rire face à l’adversité. Las, encore, cet humour nous passe à des lieues au-dessus de la tête.

Mamoudou Athie. DR

Mamoudou Athie. DR

On cherche alors à comprendre pourquoi Robert, type complètement sous emprise, doit absolument éliminer un pauvre type qu’il finira quand même par écraser sous les roues de son 4×4 ou encore pourquoi Emily s’ingénie à trouver une femme capable de « réveiller » un mort…
Dans ce fatras quand même très indigeste sur le pouvoir, le contrôle, le libre arbitre et la dynamique des relations humaines, seul le chapitre central pourrait, à la rigueur, tirer son épingle du jeu. Daniel, le brave flic un peu bas du front, s’inquiète -légitimement- de la disparition de sa femme partie pour une expédition en mer. Il s’inquiète encore plus quand Liz, indemne, est de retour à la maison mais qu’il remarque la taille anormale de ses pieds et son goût inattendu pour le gâteau au chocolat, dessert qu’elle exécrait jusque là… Pour ne pas gâcher le plaisir des fans absolus de Lanthimos (et qui, donc, iront voir Kinds…) on se contentera de dire que la fin de cette séquence est étrangement animale et résolument fantastique.

Emma Stone et Jesse Plemons. DR

Emma Stone et Jesse Plemons. DR

Que nous reste-t-il alors à faire en attendant que Kinds of Kindness se déroule sur l’écran ? Regarder les performances d’acteur dont les trois principaux jouent, chacun, trois personnages différents? L’excellent Willem Dafoe semble complètement perdu dans cette galère. Emma Stone, actrice fétiche de Lanthimos avec lequel elle décrocha l’Oscar de meilleure actrice pour Pauvres créatures, en fait beaucoup, ici, sans convaincre vraiment. Celui qui parvient à tirer son épingle du jeu, c’est Jesse Plemons. Vu dans une courte mais terrifiante apparition récemment dans Civil War et couronné meilleur acteur à Cannes pour ses trois personnages de Kinds…, le comédien américain impose une impressionnante masse quasiment minérale.
Un cinéaste qui a -aussi- joué quelques matches dans la première division grecque de basket-ball (celle du Panathinaïkos, de l’Aris, de l’AEK ou de l’Olympiakos) mérite notre respect. Autant dire qu’on attend maintenant avec impatience son prochain opus. Pour rapidement oublier celui-là.

KINDS OF KINDNESS Drame (USA – 2h44) de Yorgos Lanthimos avec Emma Stone, Jesse Plemons, Willem Dafoe, Margaret Qualley, Hong Chau, Joe Alwyn, Mamoudou Athie, Hunter Schafer. Dans les salles le 26 juin.

La triste et tragique histoire de Maria S.  

Maria Schneider (Anamaria Vartolomei), une comédienne qui débute. DR

Maria Schneider (Anamaria Vartolomei),
une comédienne qui débute. DR

C’est l’histoire d’une belle adolescente brune de 16 ans qui vit chez sa mère dans le Paris des années 68. Une mère avec laquelle elle va se prendre très sérieusement la tête lorsqu’elle lui annonce qu’elle a retrouvé son père. « J’ai vu Daniel » dit la jeune Maria et sa mère de rétorquer : « Il n’a jamais voulu de toi ! » Le père de cette jeune femme n’est autre que le comédien Daniel Gélin. Qui ouvrira les portes des plateaux de cinéma à celle qui allait devenir, à son corps défendant, une actrice très sulfureuse à cause du Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci.
Avec Maria, son second long-métrage après Revenir (2019) qui obtint le prix du meilleur scénario à la Mostra de Venise, la cinéaste française Jessica Palud s’empare d’une aventure tragique, celle de Maria Schneider, belle actrice dont la trajectoire fut complètement saccagée, un jour de 1972, lors du tournage du Dernier tango à Paris.
Porté par une Anamaria Vartolomei vibrante, farouche et fragile et un épatant Matt Dillon en Marlon Brando, le film prend évidemment une résonance particulière en ces temps où le cinéma français, comme le cinéma américain avant lui à partir de l’affaire Weinstein, traverse de sérieuses turbulences liées à la fois à la question du consentement sur un tournage ou au cours d’un casting mais aussi, plus globalement, aux affaires de violences sexuelles.
Si le scénario de Maria a parfois des allures de fiche Wikipedia et si la mise en scène est gentiment classique, le film de Jessica Palud a cependant la vertu de nous tenir en haleine parce que la cinéaste nous entraîne dans une redoutable mécanique qui va broyer la jeune comédienne. Et pourtant, tout commence sous les meilleurs auspices. Bertolucci dit à celle qui sera sa Jeanne dans une relation torride et impossible: « Je vois en vous une page blanche, quelqu’un de blessé qui me plaît beaucoup ! »

Marlon Brando (Matt Dillon) et Jeanne tournent "Le dernier tango à Paris". DR

Marlon Brando (Matt Dillon) et Jeanne tournent « Le dernier tango à Paris ». DR

La réalisatrice fait le choix, en s’appuyant librement sur Tu t’appelais Maria Schneider (2018 chez Grasset et Fasquelle), le roman de Vanessa Schneider, journaliste au Monde et cousine de l’actrice, de se focaliser sur son personnage central : « Être dans son regard et ne jamais l’abandonner, faire la traversée avec elle. Le film est donc raconté uniquement à travers les yeux de Maria Schneider. Elle est de toutes les séquences. Il y a quelque chose chez elle qui me touchait profondément, sa liberté, ses choix et leurs conséquences. Maria est une des premières comédiennes à avoir parlé, elle a dénoncé les abus, et personne ne l’a écoutée. »
Tandis que nous reviennent en mémoire les images du Tango bertoluccien, on retrouve une époque où il était impossible de remettre en cause la parole, la position de certains réalisateurs, de l’artiste tout puissant, ni même de seulement évoquer la place de la femme dans le cinéma oue les dérives que l’on passait sous silence au nom de l’art. La création, interroge ainsi Jessica Palud, peut-elle émerger de l’humiliation, de la douleur et du mépris ?
Longtemps assistante mise en scène (et stagiaire sur The Dreamers de… Bertolucci), la cinéaste explique que l’histoire de l’actrice l’a percutée, sans doute parce qu’elle faisait écho à son expérience des plateaux de tournage : « Il y a encore une dizaine d’années, sur un plateau, il y avait peu de femmes. J’étais souvent la plus jeune et toujours entourée d’hommes. J’ai assisté à des scènes compliquées, des acteurs et des actrices humiliés et j’ai ressenti moi-même l’emprise dont certains réalisateurs abusaient. J’ai vécu des situations qu’aujourd’hui je qualifierais d’anormales, sans pour autant parvenir à m’exprimer. Alors, c’est vrai que l’histoire de Maria Schneider m’a bouleversée. Je ne cherche pas à accuser, ni à juger, mais à faire avec l’héritage et à offrir un portrait de cette société, à travers un regard inédit, celui de Maria Schneider. »
Si l’on se souvient du Dernier tango comme d’un grand poème plus funèbre que sexuel porté par la musique de Gato Barbieri, il apparaît clairement que ce film a fini par se résumer à cette fameuse scène dite du beurre. D’ailleurs, à l’époque, certains spectateurs demandaient, à la caisse des cinémas, « le film du beurre » !

Sur le plateau du "Dernier tango..." DR

Sur le plateau du « Dernier tango… » DR

C’est donc bien cette scène qui est centrale dans Maria. Jessica Palud précise : «  J’ai eu accès au scénario original du Dernier tango à Paris, l’exemplaire utilisé sur le plateau et annoté par la scripte. La scène n’était pas dans le scénario. Telle qu’elle est écrite, cette séquence devait s’arrêter sur un geste violent. Mais le jour du tournage, la scripte fait des annotations dans la marge, pour consigner tout ce qui a été ajouté. Avant de tourner, Bernardo Bertolucci a seulement dit à Maria que ça irait plus loin. Il avait l’habitude de rajouter des scènes, de susciter l’improvisation, de chercher «l’accidentel» qui nourrit le cinéma. Mais là, avec le beurre, il y a une limite franchie. Lorsque Marlon Brando baisse le pantalon de Maria et prend le beurre, ce n’est pas écrit. La jeune femme est prise par surprise et plaquée au sol. Bernardo Bertolucci lui-même, dans ses propos à posteriori, l’a reconnu clairement. Il a dit qu’il voulait les vraies larmes de Maria, une réelle humiliation… »
La cinéaste va filmer le ressenti d’une actrice dominée par deux regards masculins, le basculement de la scène, la violence envers Maria Schneider et surtout le silence du plateau. D’ailleurs la séquence s’achève avec un panoramique, évidemment imaginé par Jessica Palud, sur l’équipe technique autour de Bertolucci et des visages inquiets, troublés, atterrés, bouleversés.

Maria s'étourdit dans la nuit... DR

Maria s’étourdit dans la nuit… DR

L’après-Tango, ce sera la campagne de promotion du film qui tourne au tribunal médiatique condamnant « une putain universelle » et la descente aux enfers de la drogue pour Maria Schneider. Malgré le soutien de son amie Noor avec laquelle elle entretient une relation amoureuse, la comédienne ne reprendra jamais vraiment le dessus dans une carrière brinquebalante dont elle ne retiendra que le beau Profession reporter (1975) d’Antonioni et la classe généreuse de Jacques Rivette avec lequel elle tourne Merry-Go-Round en 1982.
Jessica Palud souligne enfin que la trahison et la manipulation ne sont pas des outils nécessaires à la mise en scène de cinéma. « Tout le monde – moi y compris – cherche la magie au tournage, l’accident, l’émotion qui surgit. Mais je suis certaine qu’on peut y parvenir sans humiliation. Je pense même que cette forme de direction d’acteur est d’autant plus passionnante : chercher et y arriver ensemble, sans recourir à une quelque forme de violence que ce soit. »
Dans une ultime scène, alors que Maria Schneider enchaîne les interviews dans un press-junket, on lui glisse à l’oreille que Bertolucci est dans un salon voisin. Veut-elle qu’on organise une rencontre, une séance photo ? Elle lâche : « Je ne sais pas qui est cet homme. »

MARIA Comédie dramatique (France – 1h40) de Jessica Palud avec Anamaria Vartolomei, Matt Dillon, Céleste Brunnquell, Giuseppe Maggio, Yvan Attal, Marie Gillain, Jonathan Couzinié, Stanislas Merhar, Judith Henry. Dans les salles le 19 juin.

Teresa, Lucia, Prudenza, Bettina, Marietta, Juliette, Lou et Jackie  

L’une est italienne, l’autre française, la troisième britannique. Trois réalisatrices dont les films sortent au même moment et qui donnent le sentiment que le mouvement MeToo influe désormais largement sur le cinéma. Et d’ailleurs, la semaine prochaine, dans le même rythme, on attend, cette fois, Jessica Palud et Maria sur la trajectoire tragique de la comédienne Maria Schneider.

"Gloria!": Teresa (Galatéa Bellugi). DR

« Gloria! »: Teresa (Galatéa Bellugi). DR

MUSIQUE.- Dans la Venise du 18e siècle, l’Institut Sant’Ignazio bruisse des courses et des cris des jeunes pensionnaires. Depuis l’annonce de la visite imminente du nouveau Pape, c’est l’effervescence car les autorités de la cité des Doges ont demandé qu’un grand concert soit donné en l’honneur du pontife. Las, le maestro Perlina est incapable d’écrire une nouvelle partition pour cet événement. Dans le même temps, dans la cave de cet orphelinat qui se double d’un conservatoire de musique pour jeunes filles, Teresa, une jeune domestique silencieuse et solitaire, fait une découverte exceptionnelle qui va révolutionner la vie de Sant’Ignazio : un piano-forte. Bientôt les pensionnaires, avec à leur tête Lucia et ses soeurs, vont se trouver en concurrence avec Teresa pour décider qui pourra se mettre au clavier. Mais c’est ensemble qu’elles s’élèveront dans la musique.
Pour son premier passage derrière la caméra, Margherita Vicario signe ce beau Gloria! (Italie – 1h46. Dans les salles le 12 juin), véritable célébration de la musique et plus encore de la place des femmes dans cet art. Actrice, auteure, compositrice et interprète, l’artiste romaine de 36 ans explique qu’elle a été confrontée pendant des années à la même question : que pensez-vous de la place des femmes dans la musique aujourd’hui ? La fille de Rosanna Podesta, vedette du cinéma italien populaire des années cinquante, se lance alors dans des recherches qui l’amèneront à écrire Gloria !
« En retraçant l’histoire des compositrices italiennes et européennes, dit la cinéaste, la découverte qui m’a le plus intriguée a été le monde fascinant des quatre Ospedali, les orphelinats de Venise et des Figlie di Choro, les filles de chœur. »

"Gloria!": des artistes en devenir. DR

« Gloria! »: des artistes en devenir. DR

Les orphelinats étaient des institutions d’aide aux femmes qui dispensaient une formation musicale de haut niveau (le plus connu d’entre eux, l’Ospedale della Pietà, a eu Vivaldi comme enseignant). Etrangement, les seules personnes qui pouvaient se permettre d’étudier la musique au plus haut niveau, à l’apogée de la splendeur de la Venise baroque du 18e siècle, étaient les nobles et les orphelins ! Mais, malgré leur excellente formation, ces artistes ne pouvaient pas faire de la musique leur profession. Alors que les musiciens professionnels étaient formés dans des conservatoires masculins de Naples, les jeunes femmes des orphelinats vénitiens ne pouvaient aspirer qu’à un bon mariage ou à jouer toute leur vie pour la gloire de Dieu.
Persuadée qu’il était impossible qu’il n’y ait pas eu d’ambitions créatives chez ces filles, Margherita Vicario a donc écrit une vibrante composition musicale et imaginé une fiction autour de cette Teresa à l’oreille fine et à la perception musicale libre. A travers cette rencontre magique de Teresa (la belle Galatéa Bellugi), avec un piano, c’est une exploration de la créativité dans sa dimension la plus pure, en dehors des canons de son époque, à laquelle nous invite la cinéaste. Dans une Venise grise, loin des images touristiques, Gloria ! est une ode aux femmes artistes et un grand cri de liberté qui éclate dans une musique libre, joyeuse, irrévérencieuse !

"Juliette...": Léonard (Jean-Pierre Darroussin), Nathalie (Noémie Lvovsky), Marylou (Sophie Guillemin) et Juliette (Izïa Higelin). DR

« Juliette… »: Léonard (Jean-Pierre Darroussin), Nathalie (Noémie Lvovsky), Marylou (Sophie Guillemin) et Juliette (Izïa Higelin). DR

FAMILLE.- Jeune illustratrice de livres pour enfants, Juliette débarque à la gare de Sant André de Corcy, au coeur des Dombes, dans l’Ain. Elle revient vers sa famille et s’installe chez Léonard son père auquel elle confie : « J’ai fait un genre de dépression. Mais ça va mieux maintenant. » Pudique, le père constate : « C’est vrai que c’est pas facile, la vie ». Au fil de quelques jours, Juliette va retrouver Marylou, sa sœur aînée, une mère de famille débordée par un quotidien qui la dévore. Alors cette belle femme ronde se risque à des parenthèses charnelles. Et puis il y a Nathalie, la mère de Juliette et Marylou, une artiste-peintre qui croque la vie à pleines dents, sans oublier Simone, dite Nona, la grand-mère chérie qui perd un peu pied… Comme Nona est maintenant installée dans une maison de retraite, on s’apprête à vendre sa maison. Et puis un échange à propos de cette grande demeure va amener Juliette à découvrir un secret qui traumatise depuis toujours la famille…
Avec Juliette au printemps (France – 1h36. Dans les salles le 12 juin), la cinéaste Blandine Lenoir réalise son quatrième long-métrage après Zouzou (2014), Aurore (2017) et Annie Colère (2022), trois films qui faisaient déjà la part belle à des personnages féminins : d’abord une sexagénaire qui annonce à ses trois filles qu’elle a un homme dans sa vie, puis une quinquagénaire divorcée qui a perdu son travail et se prépare à être grand-mère, enfin, une ouvrière d’usine confrontée à une grossesse non désirée…

"Juliette...": Juliette et Nona (Liliane Rovère). DR

« Juliette… »: Juliette et Nona (Liliane Rovère). DR

Ici, en adaptant Juliette, les fantômes reviennent au printemps, le roman graphique de Camille Jourdy, paru chez Actes Sud, Blandine Lenoir s’inscrit plus dans une chronique familiale qui joue tout à la fois la carte de la tendresse, de la mélancolie et de la comédie pour aborder une série de sujets comme la dépression, la place qu’on occupe dans une famille sans parvenir à la déplacer malgré les années, la pudeur, l’amour, la sexualité, le deuil, la maternité… « Je suis tombée, dit la réalisatrice, sous le charme de cette histoire riche en dialogues sur une famille qui ne parvient pas à communiquer, et des personnages de Camille Jourdy, très bien dessinés, fantaisistes et désespérés, pétris d’imperfections. »
Le récit choral s’ordonne alors d’un père (Jean-Pierre Darroussin) si pudique qu’il ne peut s’exprimer qu’en blagues et d’une grande fille (Izïa Higelin) qui est comme arrêtée dans sa vie. On croise aussi, dans ce joyeux bazar, une drôle de grand-mère (Liliane Rovère), une aînée hyperactive (magnifique Sophie Guillemin), Pollux, un jeune homme poétique et attachant et même un sautillant petit canard. Agréablement touchant.

"Love Lies..." Jackie (Katy O'Brian) et Lou (Kristen Stewart). DR

« Love Lies… » Jackie (Katy O’Brian)
et Lou (Kristen Stewart). DR

PASSION.- C’est un club de gym perdu au milieu de nulle part. Pas l’établissement bon chic bon genre mais plutôt l’entrepôt assez miteux. Ce qui n’empêche pas des costauds de pousser de la fonte. Frêle jeune femme, Lou gère la salle et on la découvre, accroupie dans les toilettes, en train de déboucher difficilement une cuvette… Un soir, alors qu’elle ferme la boîte, elle remarque, sur le parking désert, Jackie, une ravissante culturiste. Immédiatement amoureuse, Lou l’invite à venir s’entraîner au club. Rapidement, les deux femmes vont être emportées dans une liaison explosive. Bientôt aussi, les ennuis commencent dans une spirale de pure violence où les morts brutales s’enchaînent.
Second long-métrage de la cinéaste anglaise Rose Glass, Love Lies Bleeding (USA – 1h44. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 12 juin) n’y va pas avec le dos de la cuillère. Parce que les étreintes passionnées de Lou et Jackie ne seront rien à côté de l’enfer qui s’ouvre devant elles. Embauchée comme serveuse dans un club de tir, Jackie découvre que Langdon, le patron, n’est autre que le père de Lou avec lequel cette dernière est complètement en froid. Il faut dire que ce type au crâne chauve et aux longs cheveux dans le cou (le vétéran Ed Harris) est un vrai et dangereux fêlé qui cultive le goût des armes. Tandis que Lou tente de sauver son aventure avec Jackie, celle-ci rêve de participer à un concours de body-building à Las Vegas.

"Love Lies...": Lou Langdon (Ed Harris). DR

« Love Lies… »: Lou Langdon (Ed Harris). DR

Love Lies… semble condenser, dans l’Amérique de 1989, l’ambiance hot de Bound, le côté gore des films de zombies et l’atmosphère très roady de Thelma et Louise, le tout avec un traitement visuel qui puise ses références chez Cronenberg et Lynch. Et quand, soudain, le personnage de Jackie devient gigantesque, on songe à L, sinon que Katy O’Brian qui l’incarne, est charmante. En face d’elle, Kristen Stewart s’empare avec force d’une Lou malmenée par les mauvais coups de la vie.
Ces deux-là, malgré un scénario souvent défaillant, tiennent brillamment la baraque. Rose Glass: « Je voulais surtout m’interroger sur ce que signifiait réellement un ‘personnage féminin fort’. Je voulais faire quelque chose autour d’une bodybuildeuse, un personnage féminin fort, à la fois mentalement et physiquement, mais aussi montrer comment sa force peut être exploitée et manipulée. » Loufoque, disparate, inquiétant, troublant.

Un pigeon sur une péniche  

Justine (Sandrine Kiberlain) et Albin (Denis Podalydès): une arnaque en route...

Justine (Sandrine Kiberlain)
et Albin (Denis Podalydès):
une arnaque en route…

Le cinéma de Bruno Podalydès est un cinéma qui aime à musarder. Verbe intransitif qui se définit de la sorte : Passer son temps à rêvasser, flâner en s’attardant à des riens. Et c’est bien ce qui caractérise cette petite vadrouille dont on connaît avec précision, le rythme auquel elle avance. Exactement 9 km/heure, la vitesse maximale autorisée sur les canaux français. On n’a pas vérifié l’info mais on se plaît à croire sur parole le capitaine Jocelyn, tout blanc et tout plein de lui-même à la barre de La Pénichette.
Il est beaucoup question d’argent dans les premières séquences du quinzième film de l’aîné de la fratrie Podalydès. Parce que d’un côté, nous avons un gros investisseur et patron assez content de lui qui peut mettre quatorze mille euros dans un week-end insolite en amoureux et, de l’autre, une troupe de solides pieds-nickelés qui se disent, avec un bel enthousiasme, qu’il y a sûrement une bonne marge à se faire pour remettre à flot leurs comptes bien défaillants.
Lorsque Franck, le patron, confie une épaisse enveloppe à Justine, sa collaboratrice avec mission d’organiser le fameux week-end, la jeune femme, Albin, son mari et leurs amis vont organiser une fausse croisière romantique. Mais tout se gâte lorsque la « proie » de Franck n’est pas celle que l’on croit. Mais, pour Albin et Justine, impossible de faire machine arrière. Ils n’ont pas dit toute la vérité à leur bande d’amis sur la manière de se partager le potentiel pactole…

Les "arnaqueurs" et le pigeon (Daniel Auteuil).

Les « arnaqueurs » et le pigeon (Daniel Auteuil).

Ce sont de petites croisières fluviales en famille à bord d’une péniche qui ont donné, voilà longtemps déjà, à Bruno Podalydès, l’idée de son film : « J’ai adoré ce mode de vacances. Petit à petit, j’ai découvert une multitude de canaux – il est extrêmement facile de circuler en bateau du sud de la France jusqu’en Allemagne, et même au-delà, tant le réseau de ces canaux est riche. Mais il faut un rapport au temps apaisé pour ce genre de voyage. Je rêvais d’une histoire qui puisse se dérouler dans ce rythme et ce cadre… »
Le cinéaste a donc bâti une comédie complètement fantaisiste dans laquelle il invite à embarquer en compagnie de personnages évidemment loufoques. Il y a bien sûr le capitaine Jocelyn, uniforme immaculé et son inénarrable « Enjoy ! » lancé à Franck mais aussi Albin, faux organisateur mais vrai ronchon, Justine en executive woman qui ne se laisse pas faire tout en étant quand même un rien déstabilisée, Sandra en cantinière gitane, Rosine en serveuse « spécialiste »… de l’hypnose sur les réseaux sociaux ou encore Caramel qui joue les éclusiers tout en étant un gardien de musée peu banal puisqu’il profite de son job pour exposer l’une ou l’autre de ses propres toiles sans oublier Ifus le mousse mutique qui va faire lien avec d’autres plaisanciers.

Lorsque le bateau est ensablé...

Lorsque le bateau est ensablé…

Sur leur route, les gens de La Pénichette vont en effet rencontrer un groupe de jeunes gens à bord d’un voilier. D’emblée le capitaine Jocelyn constate, en voyant le voilier, doubler son bateau, « Ben, quoi, ils ne respectent même pas la vitesse réglementaire ! » Petite observation réac de héros renvoyés à leur finitude. Car, au nom du « Puisque tout est foutu, tout est permis », ces gamins réunis sous la bannière Epilogue vont vers la mer, vers l’avenir, affrontant un monde de tourments avec lucidité et poésie tandis que la vieille bande, d’écluse en écluse, suit un chemin plus attendu. Comme le dit encore le metteur en scène : « Ils nous révèlent ce sur quoi tous nous cliquons à chaque entrée sur un site : « Continuer sans accepter ». Ils ne cherchent pas à améliorer les choses, plutôt à créer, ouvrir une autre voie. C’est un peu ce qu’on espère des jeunes, non ? »
Cette friction générationnelle un brin nostalgique envolée, on vogue encore un peu avec La Pénichette, pour le plaisir aussi d’écouter La petite vadrouille. Depuis un bout de temps, précisément depuis Bancs publics (2009), Bruno Podalydès a renoncé à la b.o. pour puiser dans un répertoire de musiques et de chansons qui agrémentent agréablement son propos. On entend ainsi aussi bien L’Hymne à la joie de la 9e de Beethoven que le très marin Santiano d’Hugues Aufray en passant par Ah !, le petit vin blanc, le tube des guinguettes ou l’immortel Elle était si jolie d’Alain Barrière qui s’intègre à l’intrigue…

Tous à bord pour une croisière paisible. Photos Anne-Françoise Brillot

Tous à bord pour une croisière paisible.
Photos Anne-Françoise Brillot

Même si, depuis quelques films (Wahou, le dernier en date, était une toute petite chose), Bruno Podalydès semble ronronner, demeure enfin le plaisir d’admirer des comédiens en joie. On pense évidemment aux habitués que sont Denis Podalydès, Isabelle Candelier, Jean-Noël Brouté, rejoints depuis trois films, par Sandrine Kiberlain. Le nouveau-venu, ici, c’est Daniel Auteuil plutôt en roue libre.
Et si nous avions là un paisible éloge de la lenteur dans un monde qui va toujours plus vite ?

LA PETITE VADROUILLE Comédie (France – 1h36) de et avec Bruno Podalydès et Sandrine Kiberlain, Daniel Auteuil, Denis Podalydès, Florence Muller, Isabelle Candelier, Jean-Noël Brouté, Dimitri Doré. Dans les salles le 5 juin.

Elle était si jolie
Que je n’osais l’aimer,
Elle était si jolie,
Je ne peux l’oublier.
Elle était trop jolie
Quand le vent l’emmenait,
Elle fuyait ravie
Et le vent me disait…
Elle est bien trop jolie
Et toi je te connais,
L’aimer toute une vie,
Tu ne pourras jamais.
Oui mais elle est partie,
C’est bête mais c’est vrai.
Elle était si jolie,
Je n’oublierais jamais…

 

A la poursuite du fantôme de Marcello  

"Marcello Mio": Chiara Mastroianni en... Marcello. DR

« Marcello Mio »: Chiara Mastroianni
en… Marcello. DR

ACTEUR.- C’est une comédienne coiffée d’une lourde perruque blonde qui se prépare dans sa loge. Elle s’apprête, sous les cris d’une cinéaste hystérique, à tourner quelques plans dans une fontaine… parisienne. On a compris d’emblée le clin d’oeil à la Dolce Vita et à Marcello Mastroianni sinon que l’actrice malmenée qui ressemble à une Anita Ekberg du pauvre n’est autre que Chiara Mastroianni, la fille de son père. Et d’ailleurs, pendant un casting où elle joue une scène avec Fabrice Luchini, la cinéaste, en l’occurrence Nicole Garcia, après moult hésitations, lui suggère de l’incarner « plutôt Mastroianni que Deneuve »… Rien d’étonnant alors qu’un soir, dans sa salle de bain, Chiara soit prise de malaise en voyant dans sa glace le visage de son père se dessiner à la place du sien. Alors, le temps d’un été, chahutée dans sa propre vie, elle se raconte qu’elle devrait plutôt vivre la vie de son père. Elle s’habille désormais comme lui, parle comme lui, respire comme lui et elle le fait avec une telle force qu’autour d’elle, les autres finissent par y croire et se mettent à l’appeler « Marcello ». Au premier chef, Fabrice Luchini, ami par excellence, trop heureux d’être au côté de Marcello. Si Benjamin Biolay ne s’offusque pas trop de la chose, Melvil Poupaud, lui, ne supporte pas cette transformation…
Marcello mio (France – 2h01. Dans les salles le 21 mai), le dernier film en date (en compétition officielle à Cannes) de Christophe Honoré, tombe bien sûr à pic en cette année où l’on célèbre le centième anniversaire de la naissance de Marcello Mastroianni. Si le réalisateur de Plaire, aimer et courir vite salue l’immensité et l’intensité de l’acteur d’Une journée particulière, son idée de départ « était, dit-il, de raconter le quotidien des acteurs quand ils ne sont pas en train de travailler sur un tournage. Ce temps « mort » occupe quand même 95% de leur vie. Mais un acteur ne cesse pas de l’être quand il ne tourne pas. C’est un rapport au monde si particulier… »

"Marcello Mio": Benjamin Biolay, Nicole Garcia, Fabrice Luchini, Catherine Deneuve, Melvil Poupaud et Hugh Skinner. Photo Louis Fernandez

« Marcello Mio »: Benjamin Biolay, Nicole Garcia, Fabrice Luchini, Catherine Deneuve,
Melvil Poupaud et Hugh Skinner.
Photo Louis Fernandez

Alors, on observe Chiara Mastroianni, l’actrice préférée du cinéaste, dans ce troublant exercice où il faut bien dire qu’elle ressemble de manière impressionnante, à Marcello Mastroianni. Emporté(e) par son élan, Marcello/Chiara entraîne le spectateur dans une mise en abime du métier de comédien, l’histoire aussi d’une actrice qui se demande si pour elle une carrière d’acteur est possible. Pourtant cette histoire de fou totalement ludique qui jongle avec les identités, va petit à petit se mettre à tourner à vide. Certes l’épisode romain de l’émission de téléréalité est agréablement satirique mais ensuite, la fable ou l’illusion s’évapore doucement.
Pour finir, Honoré envoie tous ses personnages se baigner dans la mer à la suite de Chiara qui a abandonné ses oripeaux paternels. Une manière de bain de jouvence pour une fantaisie cinématographique, un film de maturité juvénile, vaguement schizophrénique… Esprit de Marcello, es-tu là ?

"Un p'tit truc...": Sylvain (Artus) et Orpi (Clovis Cornillac). DR

« Un p’tit truc… »: Sylvain (Artus)
et Orpi (Clovis Cornillac). DR

HUMANITE.- La Fraise et Paulo, père et fils, sont des braqueurs qui s’attaquent à une bijouterie. Ils réussissent leur casse mais, dans leur fuite, ils constatent que leur voiture, laissée sur un parking handicapé, a été mise en fourrière. Pour échapper à la police qui débarque de toutes parts, ils se glissent dans un bus en partance pour une colonie de vacances pour jeunes adultes en situation de handicap mental. A bord, ils deviennent Sylvain et Orpi, le premier se faisant passer pour un pensionnaire et le second pour son éducateur spécialisé. Commence alors une extravagante cavale faite d’emmerdes mais surtout d’une inestimable expérience humaine qui va changer à jamais le duo de bandits.
Un p’tit truc en plus (France – 1h39. Dans les salles le 1er mai), c’est la comédie française qui fait courir les foules. Plus de 4,5 millions de spectateurs ont déjà vu, en salles, la première mise en scène pour le grand écran d’Artus qui a réalisé, avec 500.000 entrées en trois jours, le meilleur démarrage de l’histoire du cinéma français depuis Bienvenue chez les Ch’tis (2008). Bien sûr, cette comédie a peu de chances d’entrer dans le palmarès BFI des cent meilleurs films de l’histoire du 7eart. En même temps, on se doute bien que l’ambition d’Artus (qui incarne Paulo/Sylvain) est ailleurs. « J’ai toujours eu envie, dit le cinéaste, de montrer ce dont sont capables les personnes porteuses d’un handicap mental : elles ont un imaginaire incroyable, une magie, ou une folie, qu’on ne rencontre pas ailleurs. C’est avec elles que je voulais faire un film. Pas sur elles. » Effectivement, le film, c’est une colonie de vacances, avec tous les moments de vie que cela suppose, mais puissance mille parce que l’histoire, est portée et jouée, par des gens qu’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma.

"Un p'tit truc...": en route pour la colo. Photos David Koskas

« Un p’tit truc… »: en route pour la colo.
Photos David Koskas

De fait, les comédiens professionnels (Artus, Clovis Cornillac, Alice Belaïdi en tête) sont entourés d’onze acteurs en situation de handicap mental. Et la grande réussite d’Un p’tit truc… c’est qu’on s’attache très rapidement à Arnaud, fan de Dalida et de… Marie, à Baptiste, fan de Ronaldo, Alexandre, fan de Sarkozy, à Sofian et à son regard lumineux ou encore à Ludo, complètement sans filtre. Tous ensemble, ils embarquent le spectateur dans une sympathique comédie sur l’inclusion sociale où les rôles s’inversent. Au bout de quinze minutes de film, les pensionnaires ont compris que Sylvain joue l’handicapé. Ils deviennent alors complices et, dit Artus, ce sont les éducateurs, valides, qu’on prend pour des cons…

"Jusqu'au bout...": Vivienne (Vicky Krieps) et Olsen (Viggo Mortensen).

« Jusqu’au bout… »: Vivienne (Vicky Krieps)
et Olsen (Viggo Mortensen).

WESTERN.- Dans l’Ouest américain des années 1860, l’aventure est partout. Et le danger aussi. Jeune femme résolument indépendante, Vivienne Le Coudy fait la rencontre d’Holger Olsen, un immigré d’origine danoise. Elle choisit de quitter son Québec natal pour le suivre dans le Nevada et vivre avec lui. Mais lorsque la guerre de Sécession éclate, Olsen, qui fut un soldat exemplaire, ne conçoit pas de ne pas s’engager au côté de l’Union pour défendre sa patrie. Restée seule dans sa petite maison, Vivienne cherche du travail. Elle en trouve au saloon de la ville voisine. Mais elle va devoir face au maire corrompu, à un important propriétaire terrien et surtout à Weston, gaillard brutal et imprévisible, qui la presse d’avances plus qu’insistantes. Quand Olsen rentre du front, il découvre un petit garçon au côté de Vivienne. Désormais, ils vont devoir réapprendre à se connaître pour s’accepter tels qu’ils sont devenus…

"Jusqu'au bout...": dans des paysages westerniens. Photos Marcel Zyskind

« Jusqu’au bout… »:
dans des paysages westerniens.
Photos Marcel Zyskind

Après Falling (2020), drame familial inspiré par la disparition de sa mère, Viggo Mortensen revient derrière la caméra avec Jusqu’au bout du monde (USA – 2h09. Dans les salles le 1er mai), un western aux accents fortement contemplatifs qui est aussi un beau portrait de femme. Dans la mythologie westernienne, la femme occupe une place réduite. Souvent mère anxieuse, volontiers femme fatale ou entraîneuse de saloon. Ici, le comédien américano-danois, tout en adoptant les codes esthétiques du western classique, a réussi, avec le personnage de Vivienne, à dessiner une femme résolument indépendante et moderne qui refuse de se plier aux conventions sociales de son époque et connaîtra le pire dans un monde d’hommes traversé par la tension entre désir, vengeance et pardon. Découverte sur le plan international grâce à Phantom Thread (2017), Vicky Krieps est remarquable de sensibilité dans le rôle de Vivienne. Pour sa part, Mortensen incarne un Olsen taiseux et toujours à l’écoute de la femme qu’il aime…

"Memory": Sylvia (Jessica Chastain) dans le métro. DR

« Memory »: Sylvia (Jessica Chastain)
dans le métro. DR

SECRET.- La vie simple de Sylvia est réglée comme du papier à musique. Elle s’occupe avec attention de sa fille adolescente, travaille dans un centre d’aide pour handicapés adultes et suit avec régularité les réunions des Alcooliques anonymes. Elle, que rien ne semble devoir faire sortir de ses rails, accepte un soir, à l’instigation de sa sœur aînée, d’assister à une fête organisée par les anciens de son lycée. Sylvia s’y ennuie ferme mais lorsqu’un homme vient s’asseoir à ses côtés, elle se lève et rentre chez elle. L’homme la suit dans la rue, le métro et jusqu’à sa porte. Au matin, l’homme est toujours là, endormi sous des sacs de plastique. Sylvia décide d’aller voir qui est ce mystérieux individu…

"Memory":  Saul (Peter Sarsgaard) et Sylvia. DR

« Memory »: Saul (Peter Sarsgaard) et Sylvia. DR

Dans un premier temps, Michel Franco songeait à tourner un polar sur le thème de la vengeance autour d’un homme qui suit une femme dans la rue. Et puis il a changé complètement son fusil d’épaule pour, avec en référence le Minnie and Moskowitz (1971) de Jon Cassavetes, filmer une sorte de love story entre deux solitudes bouleversées, l’une par un terrible secret, l’autre par une démence qui gagne, même si Saul Shapiro est encore lucide et sa mémoire émotionnelle intacte. Huitième long-métrage du cinéaste mexicain, Memory (USA – 1h42. Dans les salles le 29 mai) apparaît alors comme une « parenthèse enchantée » où Sylvia et Saul vont doucement aller l’un vers l’autre. Engoncée volontairement dans une stricte routine quotidienne qui est une forme de thérapie, Sylvia va d’abord intervenir, avec l’accord de la famille Shapiro, comme aide à la personne. Mais le fragile et tendre Saul va parvenir à « attendrir » Sylvia au point d’entrer ensemble, aux accents de A Whiter Stade of Pale de Procol Harum, dans une relation amoureuse. Couronné meilleur acteur à la Mostra de Venise 2023 pour sa sensible interprétation de Saul, Peter Sarsgaard donne la réplique à une remarquable Jessica Chastain. Visage dur et émacié, sa Sylvia est une bonne personne que la vie (et sa famille) a rudement maltraité.

« Votre avis personnel n’est pas pris en compte »  

Florence (Léa Seydoux) et Willy (Raphaël Quenard). DR

Florence (Léa Seydoux)
et Willy (Raphaël Quenard). DR

« Il est temps pour moi de fermer mon clapet. » C’est Quentin Dupieux qui le dit, lui qui affirme, qu’avec l’accélération de la cadence de sorties de ses films (Daaaaali ! est sorti en février dernier), il a accumulé sans s’en rendre compte « un temps de parole dans les médias probablement supérieur à la durée de (ses) 12 films réunis. » Un comble donc pour le musicien-cinéaste qui n’entend pas paraphraser « un film dans lequel tout est tout le temps dit et commenté en temps réel. »
On respecte bien volontiers le choix du silence de Dupieux puisque son film, très bavard, dit avec des mots bien choisis tout ce qu’il a envie d’exprimer et contient déjà de façon extrêmement limpide sa propre analyse. Ayant été retenu hors compétition en ouverture du Festival de Cannes, le film produira assurément d’abondants commentaires. Probablement aussi quelques solides insultes.
Dans un petit matin brumeux et triste, un gros type barbu arrête sa voiture dans un coin de campagne. L’homme, manifestement extrêmement stressé, va ouvrir les portes du Deuxième acte, un restaurant au look de Dinner américain, installé au milieu de nulle part.
Non loin de là, David et son copain Willy marchent dans cette campagne. David a un gros problème. Il s’estime harcelé par Florence, une fille follement amoureuse de lui. Mais David n’éprouve rien pour elle. Surtout il n’arrive pas à se débarrasser de l’importune. Son idée, c’est de jeter Florence dans les bras de Willy, dragueur semble-t-il émérite… Mais Willy flaire un piège, une mascarade : « Il est bizarre, ton plan ». Et si Florence était moche ? Et si Florence était en fait un homme ? Et ça, Willy ne le conçoit pas. Pas question pour lui de batifoler avec un mec. Pire, il balance à la figure de David sa bisexualité : « Toi, tu joues dans les deux camps ! ». David le somme de cesser de suite : « Tu veux qu’on se fasse cancel ! » C’est alors que David s’adresse, hors champ, à l’équipe du film. On a compris que les deux compères sont comédiens et qu’ils tournent un plan dans un film.

David (Louis Garrel) et Guillaume (Vincent Lindon). DR

David (Louis Garrel)
et Guillaume (Vincent Lindon). DR

Tout Le deuxième acte va alors se développer autour de cette dualité entre la vraie vie et l’illusion d’une vie filmée, donc constamment réinventée. Même si, en ces temps délicats dans l’univers du cinéma, ses dialogues paraîtront clivants à d’aucuns, Dupieux peut cependant s’amuser à distiller sa satire sur ce mensonge éminemment séduisant qu’est la fiction. On assiste alors à un jeu souvent savoureux où, par exemple, Guillaume, le père de Florence, s’indigne de la futilité du cinéma alors que le monde n’est plus qu’un grand chaos. Mais le même oublie très vite toutes ces questions lorsqu’il apprend que le brillant cinéaste hollywoodien Paul Thomas Anderson veut l’engager pour sa prochaine production.
Ah, la vie d’acteur n’est pas un long fleuve tranquille. Et les egos sont à fleur de peau. Guillaume et Willy en viennent aux mains. Dans les toilettes, Florence panse le nez sanglant de Willy qui tente de l’embrasser. « Un geste de plus, assure Florence, et tu ne travailleras plus jamais ! » Et que dire du malheureux Stéphane, stressé parce que, pour la première fois de sa vie, il est figurant dans un film ! Tellement tendu qu’il ne parviendra jamais à verser du vin dans quelques verres…

Stéphane (Manuel Guillot), un figurant très stressé. DR

Stéphane (Manuel Guillot),
un figurant très stressé. DR

Dans la hiérarchie des films de Dupieux, ce 13e opus n’est sans doute pas le plus enlevé. On a parfois l’impression que la mécanique tourne à vide et que le capital d’absurdité, propre à ce cinéma, s’épuise.
Evidemment, Quentin Dupieux peut toujours compter sur des comédiens en verve pour défendre ses belles fantaisies. On retrouve ainsi l’épatant Raphaël Quenard auquel le cinéaste, après déjà deux apparitions dans ses films, avait offert un premier rôle dans Yannick (2023). Comme chez Woody Allen en son temps, on imagine volontiers que les vedettes se pressent désormais au portillon pour figurer dans la distribution d’un Dupieux. Cette fois, c’est Louis Garrel, Léa Seydoux et Vincent Lindon qui viennent faire un tour dans cet univers déjanté…
Enfin, le réalisateur, qui semble toujours travailler avec la décontraction (apparente) d’un joyeux artisan, porte, à notre connaissance, le premier coup cinématographique à une inquiétante évolution qui touche notre société. On parle évidemment de l’IA. Car on apprend que le film qui se fabrique sous nos yeux est produit et réalisé par la fameuse Intelligence artificielle. Lors de la fin de journée de tournage, un assistant présente aux comédiens un ordinateur sur lequel s’affiche un metteur en scène de synthèse qui se réjouit que la charte artistique définie par la production a été respectée à 92 %.
Mais Willy se fait réprimander pour avoir bâclé douze lignes de dialogues. Pour cela, la retenue sur son cachet sera de 460 euros hors taxe. Lorsque Guillaume propose une suggestion, la voix métallique lui répond : « Votre avis personnel n’est pas pris en compte ». Florence, elle, a beau trouver « hyperexcitante, cette nouvelle façon de faire du cinéma », on n’y croit qu’à moitié.
Quant au dernier (très long) plan – un travelling porté par une musique jazzy sur des rails de cinéma-, il atteste de la permanence de la magie du 7e art. D’ailleurs, répondant à son collègue qui affirme que les gens « s’en foutent de nous. Ils sont passés à autre chose », David préfère croire au cinéma : « Il y a plein de merveilleux cinéphiles qui nous regardent ». Mais oui !

LE DEUXIEME ACTE Comédie dramatique (France – 1h20) de Quentin Dupieux avec Léa Seydoux, Vincent Lindon, Louis Garrel, Raphaël Quenard, Manuel Guillot. Dans les salles le 14 mai.

Un restaurant comme lieu de tournage... DR

Un restaurant comme lieu de tournage… DR

Le Schiele, le marché de l’art et la vie de Martin Keller  

André Masson (Alex Lutz) pendant la vente aux enchères du tableau de Schiele. DR

André Masson (Alex Lutz) pendant la vente
aux enchères du tableau de Schiele. DR

Dans une riche demeure aux vastes espaces, grands miroirs et belles tentures, une vieille dame, bien sous tous rapports, l’affirme : « Un commissaire priseur, c’est comme un chirurgien esthétique, il fut lui faire confiance !  » Autant dire que le sémillant André Masson, commissaire-priseur dans la célèbre maison de ventes Scottie’s, apprécie… Mais il va tordre le nez quand la rombière explique qu’elle se sépare de ses œuvres d’art pour éviter que sa… trainée de fille en hérite. Car la fille en question sort avec des Noirs et la mère n’aime pas du tout les Noirs. Cela lancé sous le regard muet de la bonne, une jeune femme de couleur…
La première séquence du Tableau volé n’a pas de lien avec le coeur du film sinon qu’elle installe, de manière plutôt humoristique, le spectateur dans le quotidien du marché de l’art. Justement André Masson, malgré son relatif jeune âge, gravite depuis un petit moment déjà dans cet univers feutré, très bon chic bon genre mais où tous les coups sont permis, surtout quand il en va de milliers ou, plus certainement, de millions d’euros.
Un jour, notre homme reçoit un appel d’une avocat mulhousienne qui l’informe qu’une toile d’Egon Schiele aurait été découverte à Mulhouse chez Martin Keller, un jeune ouvrier. Experte installée à Genève et ex-femme de Masson, Bertina tranche depuis son bain : « A 99 %, c’est un faux ». Même s’il est très sceptique, Masson rejoint Mulhouse où l’attend Bertina. Sur place, Me Egerman les prévient : « Ce sont des gens simples. Ils sont très inquiets… » Devant le grand Schiele qui représente des tournesols (peint en 1914 d’après Van Gogh) et même s’il est sale pour être resté des années dans une pièce chauffée au charbon, l’expert et le commissaire-priseur sont bouche bée. Ils doivent se rendre à l’évidence : le tableau est authentique. « Combien peut-il valoir ? » demande Me Egerman. « 10 » glisse Bertina. « 12… millions » estime Masson. La maman de Martin s’évanouit.

Aurore (Louise Chevillotte), la stagiaire très fantasque d'André Masson. DR

Aurore (Louise Chevillotte), la stagiaire
très fantasque d’André Masson. DR

Au départ du scénario écrit par Pascal Bonitzer, il y a une histoire vraie, en l’occurrence la découverte, au début des années 2000, d’un tableau d’Egon Schiele dans le pavillon d’un jeune ouvrier chimiste de la banlieue de Mulhouse par un spécialiste d’art moderne d’une grande maison de vente internationale. Mais le cinéaste, qui signe là, son huitième long-métrage, ne s’attache pas précisément à l’histoire vraie du jeune ouvrier. Ce qui l’intéresse avant tout (le premier titre du film était Salle des ventes, certes un titre très plat et surtout peu vendeur), c’est de plonger dans les arcanes du marché de l’art. Ainsi, André Masson s’impose comme le fil conducteur d’un récit allègre pour lequel Bonitzer a bénéficié de l’expérience de Thomas Seydoux, l’un des grands spécialistes mondiaux du commerce de l’art. De passage naguère au Palace à Mulhouse pour une avant-première du Tableau, l’ancien critique des Cahiers du cinéma a rapporté que ce marchand d’art résumait son activité par trois F : Filou, Fayot, Faux-cul…
« Il y a toujours, dit le réalisateur, quelque chose de cynique et de dégueulasse dans le monde de l’argent, c’est comme ça. Ça m’amusait, s’agissant d’une œuvre d’art, qu’on ne l’envisage jamais autrement que sur le mode : combien ça va rapporter. André Masson est capable d’apprécier la beauté d’une œuvre d’Egon Schiele, mais ce qui l’intéresse essentiellement, c’est sa valeur monétaire et marchande et ce que la boîte qui l’emploie va en retirer comme bénéfice et comme gloire dans ce milieu de rivalités féroces entre maisons ennemies. »

Martin Keller (Arcadi Radeff), l'ouvrier mulhousien. DR

Martin Keller (Arcadi Radeff),
l’ouvrier mulhousien. DR

Scénariste au long cours pour Allio, Ruiz, Schroeder, Rivette, Deray, Pisier, Jacquot, Ackerman, Peck, Salinger, Téchiné ou Anne Fontaine, Pascal Bonitzer sait donner le bon rythme à cette mini-saga de l’art et de l’argent. Il glisse ainsi, autour du Schiele, quelques infos sur l’art dégénéré, sur les spoliations par les nazis et puis il détaille les stratégies à l’oeuvre dans ce milieu constamment traversé par la menace du faux mais aussi le jeu des rumeurs et des fausses informations distillées par des concurrents potentiels pour faire baisser le prix de vente.

Bettina (Léa Drucker), une experte du marché de l'art. DR

Bettina (Léa Drucker), une experte
du marché de l’art. DR

Enfin Bonitzer a dessiné d’intéressants personnages. C’est évidemment le cas d’André Masson que l’on va voir en action dans la salle des ventes de Scottie’s où il fait grimper les enchères pour le Schiele tout en savourant d’être, à cet instant, au sommet de sa carrière. Le Strasbourgeois Alex Lutz est excellent dans le rôle de ce type à la fois brutal, froid et fragile. Léa Drucker (Bertina) comme Nora Hamzawi (Me Egerman) sont au diapason même si, sans être bégueule, on peut s’interroger sur l’intérêt de leur séquence saphique. Mais c’est avec Aurore, la stagiaire de Masson, que le cinéaste réussit son personnage le plus fantaisiste. L’excellente Louis Chevillotte (vue récemment au théâtre dans Des femmes qui nagent de Pauline Peyrade et Emilie Capliez) campe une jeune femme fantasque, imprévisible doublée d’une menteuse pathologique et dotée d’un père touchant et fantomatique joliment incarné par Alain Chamfort. En plus, Aurore sauvera la mise à André Masson au meilleur moment. Enfin, il y a même, ici, la dimension du conte avec ce Martin Keller, personnage intègre et mystérieux (Arcadi Radeff) auquel les neuf héritiers légaux et américains du tableau vont faire un don généreux…
Actuellement, on ignore dans quelle collection se trouve le Schiele…

LE TABLEAU VOLE Comédie dramatique (France – 1h31) de Pascal Bonitzer avec Alex Lutz, Léa Drucker, Nora Hamzawi, Louise Chevillotte, Arcadi Radeff, Laurence Côte, Olivier Rabourdin, Alain Chamfort, Marisa Borini. Dans les salles le 1er mai.

La matonne, les secrets d’Annie et les amours de la coach  

"Borgo": Melissa (Hafsia Herzi) dans l'unité 2. DR

« Borgo »: Melissa (Hafsia Herzi)
dans l’unité 2. DR

SPIRALE.- Surveillante pénitentiaire expérimentée, Melissa Dahleb a tourné le dos à l’épuisante vie parisienne et plus encore à la difficile pression de la prison de Fleury-Mérogis. Cette jeune femme de 32 ans s’installe en Corse avec ses deux jeunes enfants et Djibrill, son mari. Tous espèrent ainsi vivre un nouveau départ. Melissa intègre les équipes d’un centre pénitentiaire pas tout à fait comme les autres. Ici, on dit que ce sont les prisonniers qui surveillent les gardiens. Rapidement, la matonne est surnommée Ibiza en référence à la chanson de Julien Clerc. Tandis que Djibrill galère pour décrocher une formation à la menuiserie et que la famille s’embrouille avec un voisin à cause d’un chien, à l’Unité 2 de la prison (où sont regroupés uniquement les Corses), l’intégration de Melissa est facilitée par Saveriu. Ce jeune détenu semble influent et la place sous sa protection. Sa peine purgée, Saveriu reprend contact avec Melissa. Il a un service à lui demander… Oh, trop fois rien, faire parvenir une montre à l’un de ses amis détenus… Pendant ce temps, la police détaille les images de caméras de surveillance et se casse la tête sur un double assassinat à l’aéroport d’Ajaccio.
En 2019, on avait beaucoup apprécié La fille au bracelet, le précédent film de Stéphane Demoustier, un film de procès autour de la question « Qui a tué ? » Déjà, le cinéaste proposait une approche singulière du film de genre. Et il le fait encore avec Borgo (France – 1h57. Dans les salles le 17 avril) qui n’est pas tout à fait un film sur la prison, pas vraiment un film policier mais plutôt une réflexion, au coeur d’une action de plus en plus palpitante et angoissante, sur la hiérarchie sociale, la notion d’éthique et aussi le fait d’être étranger à une communauté.
« On a tous déjà ressenti, explique le cinéaste, à des degrés différents bien sûr, l’impression d’être un étranger ou un minoritaire quelque part, au sens où la langue mais parfois simplement les codes ou la culture d’un groupe nous échappe. Le fait de prendre une Française, d’origine maghrébine et de la faire entrer dans un endroit insulaire comme la Corse plaçait d’emblée, et de manière exacerbée, le personnage de Melissa dans la peau d’une étrangère. »

"Borgo": Melissa en compagnie de Saveriu (Louis Memmi). DR

« Borgo »: Melissa en compagnie
de Saveriu (Louis Memmi). DR

En allant au-delà des grilles de son nouveau lieu de travail, Melissa découvre vite une autre « appréciation des problématiques » comme le souligne la directrice de l’établissement. Outre le fait que la prison fonctionne selon un régime ouvert où les détenus vivent « librement » leur vie, la matonne va constater que, dans ces lieux, les rivalités des bandes sont mise de côté le temps de l’incarcération. Mais, hors les murs, ce n’est pas vraiment la même chose. D’abord parce qu’on sait tout d’elle. Ainsi l’aimable Saveriu va régler aussi bien le conflit de voisinage dans la cité que l’accès à la formation de Djibrill. Ensuite, la redoutable spirale des services rendus se met en place. Saveriu invite Melissa à venir tirer au fusil automatique et lui demande la date de sortie en permission pour un détenu. Bientôt, c’est un beaucoup plus gros service qu’on va demander à la surveillante…
L’excellente Hafsia Herzi incarne cette Melissa tout le temps prise dans un rapport de forces entre les injonctions de sa hiérarchie et les sollicitations (doucement) pressantes de Saveriu et d’autres. Et ce n’est pas parce que Melissa sourit en entendant, de cellule en cellule, les détenus chanter en corse Melissa, métisse d’Ibiza, que la tension qui traverse constamment Borgo chute d’une once !

"N'avoue...": Annie (Sabine Azéma) et François (André Dussollier). DR

« N’avoue… »: Annie (Sabine Azéma)
et François (André Dussollier). DR

MENSONGES.- Dans la famille Marsault, c’est jour de liesse. Dans une grande et belle maison, on fête l’anniversaire d’Annie, épouse de François et mère heureuse de trois grands enfants déjà entourés de leurs propres enfants. Bien sûr, quand, devant les bougies du gâteau, François entonne une version arrangée de Happy Birthday aux accents de la Marseillaise, ça vanne un peu. Il est vrai que François a été général dans l’armée française et qu’il prône toujours des valeurs d’honneur, de droiture, de respect et de courage. C’est lorsque François entreprend des aménagements dans les combles de la maison que les choses vont prendre une tournure une peu spéciale. Un vieux carton cède. Un coffret tombe et répand des lettres serrées dans un ruban rouge. Les courriers sont adressés à Annie. Ils datent de quarante ans mais François s’étrangle à l’évocation de la poitrine incandescente de sa femme ou de son triangle de Vénus en éruption ! Annie, elle, affecte d’avoir oublié : « C’est loin tout ça ! » Mais, pour François, c’est maintenant que son infortune lui tombe sur la tête et il ne supporte pas d’avoir été la victime des mensonges de son épouse…

"N'avoue...": Boris (Thierry Lhermitte), l'amant d'antan. DR

« N’avoue… »: Boris (Thierry Lhermitte),
l’amant d’antan. DR

C’est une histoire vraie qui a été le déclencheur de N’avoue jamais (France – 1h34. Dans les salles le 24 avril), celle, il y a quelques années en Italie, d’un Sicilien de 92 ans qui a découvert des lettres d’amour destinées à sa femme, datant de plus de 70 ans… Mais à une époque où cet homme était déjà marié avec elle. Ne réussissant à lui pardonner cet adultère pourtant si ancien, il a demandé et obtenu le divorce, ce qui avait fait de lui le plus vieux divorcé d’Italie… Le fait-divers a fait sourire Ivan Calbérac et lui a inspiré cette comédie dans laquelle il a quand même rajeuni les protagonistes. Ce sont donc André Dussollier tout en élégance et Sabine Azéma toute en grâce qui sont au centre de cette aventure douce-amère où un couple qui semblait aller bien jusque là, se retrouve dans une impasse.
Annie affirme ne plus se souvenir de cette lointaine passade mais François retrouve ses instincts d’homme d’action et décide d’aller casser la gueule d’un rival (Thierry Lhermitte) qui fut aussi un ami… de jeunesse.
Le réalisateur de L’étudiante et Monsieur Henri (2015) ou Venise n’est pas en Italie (2019) développe une histoire où tout le monde a un secret, quelque chose à cacher. C’est le cas d’Annie mais aussi de François auquel son rival rappelle une certaine Sophie. Du côté des enfants également, les choses ne sont pas simples. Amaury, militaire comme son père, se désespère de n’avoir que des filles, Adrien, artiste marionnettiste, n’a jamais réussi à communiquer avec son père et Capucine lui cache depuis toujours son orientation sexuelle… Et lorsque la chanson de Guy Mardel qui donne son titre au film, résonne sur l’écran, on se dit qu’en effet…

"Challengers": Art (Mike Faist), Tashi (Zendaya) et Patrick (Josh O'Connor). DR

« Challengers »: Art (Mike Faist), Tashi (Zendaya) et Patrick (Josh O’Connor). DR

TENNIS.- Encore adolescents, Patrick Zweig et Art Donaldson étaient déjà des pointures de la petite balle jaune. Sur les courts, ils frappaient tous les deux comme des sourds et s’affrontaient au petit jeu de celui qui serait le meilleur. Sur le circuit, tous les deux vont tomber sous le charme de Tashi Duncan, la plus talentueuse joueuse de sa génération. Leur existence bascule lorsque les deux se retrouvent sur le même lit que la gracieuse Tashi. Les trois vont rapidement échanger des baisers passionnés et se laisser emporter par un puissant désir… A la suite d’une grave blessure au genou, Tashi Duncan renonce à la compétition pour devenir coach. Elle va se consacrer à la carrière d’Art, devenu son mari et le père de sa fille, le faisant passer de joueur moyen à un champion de Grand Chelem. Pour le sortir d’une récente série de défaites, elle le fait participer à un tournoi « Challenger » où il se retrouve face à Patrick… Une abondance de souvenirs se réveille instantanément.
Si l’on en croit Luca Guadagnino, la force de caractère d’un individu dégage une puissance magnétique et charismatique. Quand elle se manifeste dans la manière dont les gens se consacrent à leur passion, à leur art, à leur vocation, elle peut même se révéler aphrodisiaque ! « Et quand on la perçoit dans leur approche de l’amour et du désir, la force de caractère devient un avantage – même s’il est difficile de savoir qui en bénéficie et qui en pâtit. On peut être fasciné par un mouvement de balancier entre plusieurs sentiments extrêmes. Et séduit par quelqu’un qui exerce son pouvoir. »

"Challengers": Art et Patrick, toujours en compétition... DR

« Challengers »: Art et Patrick,
toujours en compétition… DR

Avec Challengers (USA – 2h11. Dans les salles le 24 avril), le cinéaste italien (remarqué pour A Bigger Splash en 2015 et Call Me by Your Name en 2017) signe une aventure où le tennis se mêle au sexe et à l’amour. Manifestement, Guadagnino a décidé d’en mettre plein la vue au spectateur, du genre : Vous allez voir ce dont je suis capable ! Les matches de tennis sont donc l’occasion de contre-plongées et de balles frappées puissamment qui foncent quasiment dans l’oeil du public. Comme la narration (le récit se déroule entre le début des années 2000 et 2019) n’est pas linéaire, on saute d’avant en arrière et d’arrière en avant au point de perdre un peu la notion du temps tout en ne cessant de constater que les rapports entre les trois protagonistes ne sont pas simples. Art aime-t-il toujours sa femme ? Patrick n’a-t-il jamais cessé de désirer Tashi ? Et comment Tashi fait-elle pour continuer à jongler entre les deux amants de ses 18 ans ?
Interprète de Riff dans le West Side Story (2021) de Steven Spielberg, l’Américain Mike Faist incarne Art Donaldson face à Patrick Zweig joué par le Britannique Josh O’Connor qui tint le rôle du prince héritier Charles d’Angleterre dans la série The Crown. Mais Challengers est fait sur mesure pour Zendaya, la nouvelle coqueluche afro-américaine d’Hollywood. Sa Tashi est une femme ambitieuse, forte, féroce, intransigeante et animée par un esprit de compétition…

L’Amérique à feu et à sang  

Le président américain (Nick Offerman) s'adresse à la nation. DR

Le président américain (Nick Offerman)
s’adresse à la nation. DR

Alors que le président en exercice semble singulièrement yoyoter de la touffe et que son adversaire à la présidence se débat, devant la justice, avec une moche affaire de fesses tout en n’étant dans une forme physique parfaite, ce n’est cependant pas Biden ou Trump qui apparaît sur l’écran noire de nos nuits blanches dans Civil War. Devant la bannière étoilée, au coeur de la Maison blanche, c’est un président américain grave qui s’adresse à la nation : « Nous sommes plus proches que jamais de la victoire… »
Il a beau achever son intervention par le fameux God bless America, dans les rues des villes, dans les campagnes, dans les zones commerciales, l’émeute est totale, les combats entre les forces fidèles au gouvernement et les troupes sécessionnistes de l’Armée de l’Ouest soutenue notamment par l’Alliance de Floride et les maoïstes de Portland, font des milliers de morts…
Avec Civil War, Alex Garland nous plonge au coeur d’une guerre qui touche directement l’Amérique sur son terrain. Tout y est : les frappes aériennes, les cibles civiles, les dommages collatéraux. « Toute nation engagée dans un conflit, dit le cinéaste, est confrontée aux mêmes problèmes. Qu’il s’agisse d’une guerre civile ou d’une guerre avec un pays voisin, la réalité de la guerre reste la même. »
Cette réalité-là, on va la vivre en suivant une poignée de journalistes qui couvrent au plus près l’événement. Tout commence dans les rues de Brooklyn à feu et à sang alors que la police tente de disperser des manifestants qui scandent : « On veut de l’eau ! » Les reporters sont là, qui tapent des photos tous azimuts. Les coups, les panaches de fumée qui s’élèvent, les cadavres qui jonchent le sol, les flaques de sang. Au milieu de ce chaos urbain, la jeune Jessie Cullen, photographe débutante, reconnaît Lee Smith, photo-reporter chevronnée et lui dit : « Vous êtes mon héroïne… En plus, vous portez le même prénom que la grande Lee Miller ! » Lee Smith aura juste le temps de sauver Jessie d’un attentat suicide…

Lee Smith (Kirsten Dunst), une photo-reporter chevronnée. DR

Lee Smith (Kirsten Dunst),
une photo-reporter chevronnée. DR

Lee et son collègue Joel ont le projet de se rendre à Washington pour interviewer un président qui n’a plus parlé à la presse depuis des mois. Malgré l’opposition de Lee, Joel invite Jessie à se joindre à eux. Dans la grosse voiture blindée blanche estampillée PRESS, va aussi s’installer Sammy, un vétéran du métier qui n’arrive pas à décrocher. Commence alors un long périple à travers un pays en guerre.
Le Britannique Alex Garland n’est pas un inconnu sur la planète cinéma, loin s’en faut. Il fut le scénariste de Danny Boyle pour La plage (2000), 28 jours plus tard (2002) et Sunshine (2007) avant de se faire remarquer, comme réalisateur, dans le registre de la SF, notamment avec Ex machina (2014) puis dans l’horreur psychologique avec Men (2022). Ici, il choisit de s’installer dans un futur proche pour imaginer ce que pourrait être une Amérique en proie à une guerre civile qui embrase tout le pays et où chacun lutte pour sa survie alors que le gouvernement est devenu une dictature dystopique et que les milices extrémistes partisanes se livrent à la pire violence.
Si le point de départ de Civil War relève de la science-fiction, Alex Garland réussit à rendre terriblement angoissante et réaliste des situations où le drame et la mort sont omniprésents. Au volant de leur véhicule, les journalistes ont donc pris la route. Prendre de l’essence à une station-service devient une épopée. Parce que des types armés jusqu’aux dents veillent sur les pompes, que les reporters sont évidemment des « étrangers » suspects. En s’éloignant à peine, Jessie découvre deux pillards en piteux état pendus à une station de lavage et surveillés par un jeune homme armé. Il faudra tout le métier de Lee Smith pour permettre à Jessie de se sortir de ce guêpier.

Jessie (Cailee Spaeny), une journaliste en devenir. DR

Jessie (Cailee Spaeny),
une journaliste en devenir. DR

Au fil d’une expédition constamment périlleuse, Lee et Jessie auront le temps de partager. En rendant, à travers un plan de Lee dans une baignoire, un évident hommage à la grande Lee Miller, elle aussi photographiée (par David Sherman de Life) en 1945 dans la baignoire d’Hitler à Berlin, le cinéaste évoque les questionnements d’une reporter de guerre réputée qui lâche : « On témoigne pour que les autres se posent les questions » tout en étant hantée par de terribles images des conflits couverts au fil des ans sur la planète et désormais au coeur même de son propre pays. Dans une approche évidemment romanesque d’initiation et de passage de relais, Lee transmet à Jessie les trucs du métier : « Dors dès que tu en as l’occasion », « N’oublie pas de manger » ou « Si tu veux aller sur le front, tu penseras à prendre un casque et une tenue en kevlar ».
D’haletantes péripéties, où l’absurde le dispute au monstrueux sans que le film explique le pourquoi de cette guerre civile, se succèdent sans discontinuer comme ce combat de snipers dans un parc d’attraction à l’abandon ou cette découverte d’un charnier digne de la Shoah. Joel et Jessie seront à deux doigts d’y laisser leur peau. D’autres confrères n’auront pas cette chance. Jessie résumera le terrible paradoxe du reporter de guerre : « J’ai eu peur comme jamais mais je ne me suis jamais senti aussi vivante ».

Sammy (Stephen McKinley Henderson), un vétéran de la presse. DR

Sammy (Stephen McKinley Henderson),
un vétéran de la presse. DR

Avec des musiques remarquables (notamment Dream Baby Dream et Rocket USA du groupe Suicide ou encore le beau Breakers Roar de Sturgill Simpson), Civil War se vit comme un cauchemar éveillé où la mort rôde, omniprésente. L’excellente Kristen Dunst incarne un Lee Smith au bout du rouleau et rongée par un mal existentiel face à Cailee Spaeny découverte dans le récent Priscilla de Sofia Coppola où elle incarnait l’épouse du King, en jeune professionnelle prometteuse.
Lorsque Lee, Joel et Jessie arriveront à Washington, le chaos est total. La Maison blanche est dévastée. Les troupes avancent dans les lieux désertés. Une agente des services secrets tente bien de négocier une sortie pour le président. Dans le bureau ovale, l’homme est à terre. Joel retient les soldats pour obtenir quelques mots du président. « Ne les laissez pas me tuer ! » Joel : « Ca fera l’affaire ». Jessie peut shooter la photo de l’exécution sommaire. Au générique de fin, une photo en développement de soldats souriants posant avec le cadavre du président apparaît.
On a froid dans l’échine pendant un bon moment après avoir vu Civil War !

CIVIL WAR Drame (USA – 1h49) d’Alex Garland avec Kirsten Dunst, Wagner Moura, Cailee Spaeny, Stephen McKinley Henderson, Sonoya Mizuno, Nick Offerman, Jesse Plemons, Nelson Lee, Evan Lai, Karl Glusman. Dans les salles le 17 avril.
Civil War