Un mystérieux ménestrel sur la scène folk 
Dans le New York de 1961, débarque un petit gars fluet, une casquette sur la tête, une grosse écharpe autour du cou, un sac sur le dos et une valise de guitare à la main. Dans un bar, il déplie une coupure de presse disant que Woody Guthrie est hospitalisé quelque part dans le New Jersey. Pendant ce temps, Pete Seeger se défend devant un tribunal en affirmant qu’une bonne chanson ne fait que du bien. Il empoigne son légendaire banjo pour le prouver au juge mais celui-ci ne l’entend pas de cette oreille. C’est devant les journalistes, aux marches du palais, que Seeger chantera le radical « This Land is Your Land »
C’est ce même Pete Seeger que le jeune homme va croiser auprès d’un Woody Guthrie souffrant de la maladie de Huntington et désormais muet sur son lit de douleur. Au jeune homme qui dit simplement « Je chante et je joue », le chanteur tend sa carte de visite au dos de laquelle est écrit Cul terreux, toujours pas mort. Bob Dylan prend sa guitare et joue Song to Woody qui dit : « Je suis perdu ici à un millier de milles de chez moi / Marchant sur une route que d’autres hommes ont foulée / Je vois ton monde de gens et de choses / Tes pauvres, tes paysans, tes princes, tes rois / Hey, Woody Guthrie, je t’ai écrit une chanson / Sur un drôle de vieux monde qui suit son chemin. » Un mince sourire s’affiche alors sur le visage raviné d’un Guthrie qui tape du poing sur sa table de nuit.
Si vous aimez plus que tout la chanson française ou le krautrock germanique, passez simplement votre chemin. Un parfait inconnu n’est pas pour vous ! Tous les autres peuvent s’installer dans les fauteuils et se laisser emporter par l’aventure folk d’un petit gars du Minnesota nommé Robert Zimmermann en passe, ici, de devenir l’immense Bob Dylan, seul chanteur à ce jour à avoir obtenu le prix Nobel de Littérature.
Avec la parfaite aisance d’un pro d’Hollywood, James Mangold embarque le spectateur du côté d’une scène musicale en pleine effervescence alors que la société est en proie à des bouleversements culturels, sociaux et politiques. Bobby Dylan, 19 ans, débarque tandis que la guerre du Vietnam bat son plein, que la crise des missiles de Cuba amène la Guerre froide à un moment paroxystique, que les Noirs militent pour les droits civiques et que bientôt John F. Kennedy tombera à Dallas sous les balles de Lee Harvey Oswald.
Du côté musical, tandis que se profile une ascension fulgurante, Bobby va rapidement balancer, avec son talent hors normes, entre les tenants intransigeants d’un folk pur et dur, un genre qu’il revendique néanmoins clairement et ses aspirations à changer à jamais le cours de la musique américaine.
James Mangold (déjà auteur d’un des plus beaux biopics musicaux américains avec Walk the Line (2005) dans lequel Joaquin Phoenix incarnait Johnny Cash) a conçu Un parfait inconnu avec comme référence Amadeus de Milos Forman, son mentor quand il était l’élève à la Columbia University de New York. Le cinéaste a ainsi exploré le parcours de Dylan, pendant les quatre années de sa vie de nomade en galère à son statut d’icône rock, à travers le prisme des autres personnages. « Un parfait inconnu s’attache, dit le réalisateur, à un moment bien précis du parcours de Bob Dylan, sans pour autant raconter toute sa vie. Il explore un monde où la musique transmet beaucoup de choses ».
Figure emblématique des hobos et porte-parole musical de la classe ouvrière, Woody Guthrie (1912-1967) fait figure de maître spirituel et le Dylan du film (la réalité était un peu différente) se rend immédiatement à son chevet comme pour obtenir une manière de sacrement. Avec Pete Seeger (1919-2014), véritable pionnier de la musique folk, le petit gars surgi de nulle part trouve un ami, une écoute attentive et un professionnel aguerri (Seeger est le cofondateur, en 1959, du festival de folk de Newport) qui va lui mettre le pied à l’étrier.
Passe aussi, par là, Johnny Cash (1932-2003), maître de la country, qui apparaît comme un grand frère précieux au moment où Dylan commencera à prendre, guitare électrique au poing, ses distances de la folk.
Et puis, il y a, dans Un parfait inconnu, deux femmes qui occupent une place d’importance dans l’existence de Bob Dylan. C’est évidemment Joan Baez (84 ans), reine du folk, que Dylan croise lors de ses apparitions en scène à New York. C’est très vite Love at the First Sight et aussi une fructueuse collaboration en scène avec des duos autour de titres mythiques comme Blowin’ in the Wind, archétype du protest song (1962) ou I Ain’t Me Babe avant que les deux se prennent la tête. L’autre femme, Sylvie Russo, est un personnage fictif largement inspiré de Susan Rotolo (1943-2011), dessinatrice et peintre, qui fut la petite amie de Dylan de 1961 à 1964.
Avec toutes ces fameuses figures, Mangold ne cherche pas l’exactitude mais bien une atmosphère, celle de musiciens de génie en pleine création. En s’appuyant sur une reconstitution historique de qualité, le cinéaste propose un récit constamment bruissant dans lequel s’élèvent des chansons mythiques (qu’on a envie de reprendre en choeur d’autant que le cinéaste les conserve le plus souvent en intégralité) comme I Was Young when I Left Home, Masters of War, A Hard Rain’s A-Gonna Fall, The Time There are a Changing, Maggie’s Farm ou évidemment Highway 61 ou Like a Rolling Stone.
Entouré de comédiens en verve (Edward Norton – Pete Seeger, Elle Fanning – Sylvie Russo, Monica Barbaro – Joan Baez, Boyd Holbrook – Johnny Cash), Timothée Chalamet, affublé d’une discrète prothèse de nez, est un Dylan épatant, tour à tour poète maudit, zombie spectral, musicien de légende (Chalamet chante en live), mi-enfant de choeur, mi-beatnik, grand ado fonçant sur sa moto Triumph mais aussi artiste affabulant son passé mais conscient de sa valeur lorsqu’il dit : « La bonne question n’est pas de savoir d’où viennent mes chansons mais de savoir pourquoi elles ne leur sont pas venues à eux ! »
Au coeur d’A Complete Unknown, James Mangold glisse un beau moment de cinéma avec le passage de Now Voyager (Une femme cherche son destin, 1942) d’Irving Rapper dans lequel Bette Davis a cette fameuse réplique : « Oh, Jerry, ne demande pas la lune, nous avons les étoiles ». Une étoile, en tout cas, est à l’écran d’Un parfait inconnu.
UN PARFAIT INCONNU Biopic musical (USA – 2h21) de James Mangold avec Timothée Chalamet, Edward Norton, Elle Fanning, Monica Barbaro, Boyd Holbrook, Dan Fogler, Norbert Leo Butz, Scoot McNairy, P.J. Byrne, Will Harrison, Charlie Tahan. Dans les salles le 29 janvier.
How many roads must a man walk down
Before you call him a man ?
Yes, ‘n’ how many seas must a white dove sail
Before she sleeps in the sand ?
Yes, ‘n’ how many times must the cannon balls fly
Before they’re forever banned ?
The answer, my friend, is blowin’ in the wind,
The answer is blowin’ in the wind.
How many years can a mountain exist
Before it’s washed to the sea ?
Yes, ‘n’ how many years can some people exist
Before they’re allowed to be free ?
Yes, ‘n’ how many times can a man turn his head,
Pretending he just doesn’t see ?
The answer, my friend, is blowin’ in the wind,
The answer is blowin’ in the wind.
How many times must a man look up
Before he can see the sky ?
Yes, ‘n’ how many ears must one man have
Before he can hear people cry ?
Yes, ‘n’ how many deaths will it take till he knows
That too many people have died ?
The answer, my friend, is blowin’ in the wind,
The answer is blowin’ in the wind.
Le père désemparé et la romancière qui se cherche 
EXTREME_DROITE.- Dans la nuit, Pierre Hohenberg avance, une torche rouge à la main, le long des rails du chemin de fer. Employé de la SNCF, il travaille dans l’alimentation électrique des voies et intervient fréquemment de nuit sur des caténaires autant pour de la maintenance que pour des opérations de secours. De retour au petit matin, il va réveiller Fus, son fils – « Te rendors pas » – avant de lui préparer son petit déjeuner.
Sa femme disparue, Hohenberg élève, seul, à Villerupt en Lorraine, ses deux grands fils. Louis, le cadet, réussit bien ses études et ne devrait plus tarder à partir pour la Sorbonne. L’aîné, Félix, surnommé Fus par sa mère allemande à cause de sa passion du Fussball, prépare un DUT de métallurgie. Passionné de ballon rond, il joue dans une équipe où il marque des buts. Présent au bord du terrain, le père va féliciter son fils dans les vestiaires. Il se propose de l’attendre pour le ramener à la maison. Mais Fus lui dit qu’il rentrera plus tard… Lorsqu’un collègue de la SNCF dit à Pierre qu’il a reconnu Fus lors d’un collage d’affiches d’extrême-droite, le père n’en croit pas ses oreilles. A Fus, de retour à la maison, Pierre, qui se sent trahi, lâche : « C’est ça que je t’ai appris ? »
Impuissant, le père va assister à l’emprise de ses fréquentations sur son aîné. Peu à peu, l’amour cède la place à l’incompréhension.
En 2020, Laurent Petitmangin avait été remarqué pour Ce qu’il faut de nuit, son premier roman, couronné du prix Femina des lycéens, qui à travers un père élevant, seul, ses deux fils, dénouait avec sensibilité et finesse le fil de destinées d’homme en devenir. C’est cet ouvrage que Delphine et Muriel Coulin ont adapté pour en tirer Jouer avec le feu (France – 1h58. Dans les salles le 22 janvier) et proposer une réflexion autour de questions comme « L’amour est-il forcément inconditionnel ? », « Si tu commettais le pire, pourrais-je continuer à t’aimer ? » ou « A quel moment on ne reconnaît plus quelqu’un qu’on croit connaître parce que ses idées deviennent indéfendables ? »
En s’appuyant sur la tentation de Fus pour les théories et les actions de l’extrême-droite, les deux cinéastes donnent à leur intime chronique familiale, une dimension également politique. « Ces derniers mois, ces dernières années, observe Delphine Coulin, nous avons tous dû affronter, dans notre environnement familial ou amical, quelqu’un qui défend des positions limite, et c’est toujours compliqué d’y faire face sans se mettre en colère. Mais le mépris et le surplomb n’ont pas aidé à ce que les gens soient moins nombreux à voter à l’extrême-droite ou à tenir des propos désormais décomplexés. »
Partant de ce constat, le quatrième film des sœurs Coulin (après 17 filles en 2011, Voir du pays en 2016 et Charlotte Salomon, la jeune fille et la vie en 2023) s’intéresse au plus près à Pierre Hohenberg, un technicien, marqué à gauche, qui guide des trains dans la nuit mais ne sait plus comment, dans sa famille, donner la bonne direction. Comme le livre de Petitmangin, le film ne donne pas de leçon, s’interdit de montrer du doigt. Il suit au plus près ce père de famille qui, au stade, supporte le FC Metz et vibre d’enthousiasme avec ses garçons mais qui découvre aussi, sur l’ordinateur de Fus, un site La France aux Français, des images de Fascists do it Better ou des pseudos comme Dodolphe. Pour tenter de comprendre, Pierre Hohenberg découvrira, dans une usine désaffectée, autour d’un ring où deux types s’affrontent brutalement, l’univers qui fascine Fus entre sweat-capuches noirs et crânes rasés… Tandis que Fus, qui s’est fait tatouer une croix celtique à la base de la nuque, se coupe de plus en plus de son père, Louis s’avance vers de belles études. Deux frères qui vivent ensemble mais dans des réalités parallèles. On le voit bien dans la scène où Louis est rejoint par un ami qui fait Sciences Po et qui s’apprête à partir en stage à New York. A Fus , il propose de passer « des textes qui montrent comment la gauche s’est coupée de sa base ». Lorsque Louis et son ami partent travailler dans la salle à manger, la coupure est consommée. Resté dans la cuisine, Fus pressent que son ailleurs à lui, ce sera toujours la Lorraine.
Ce film, dans lequel les cinéastes s’interrogent sur la déshérence politique qui fait glisser de la gauche vers l’extrême-droite, repose beaucoup sur des non-dits et des silences. Une atmosphère forte et tendue portée par Benjamin Voisin (découvert dans Eté 85 de François Ozon en 2020) qui incarne Fus, Stefan Crepon (vu dans Peter von Kant d’Ozon en 2022) dans le rôle de Louis et Vincent Lindon (primé comme meilleur acteur à la Mostra de Venise) qui donne, une nouvelle fois, à son personnage de père, une superbe épaisseur dramatique et douloureuse…
ROMANTIQUE.- Dans la très belle librairie Shakespeare and Company située dans le 5e arrondissement parisien, Agathe est comme un poisson dans l’eau. Elle conseille les clients, leur recommande la lecture de Jane Austen, sa romancière favorite et lit les messages d’amour anonymes que les visiteurs du lieu collent sur un grand miroir. Elle s’entend parfaitement avec son collègue Félix, dragueur émérite, qui lance : « C’est quand la dernière fois que tu as ken ? » Et Agathe de répondre du tac au tac que le sexe ubérisé, c’est pas sa cam et de regretter de ne pas vivre dans le bon siècle.
Cette grande jeune femme a autant de charme que de contradictions. Elle est célibataire mais rêve d’une histoire d’amour digne des meilleurs romans romantiques. Elle est libraire mais rêve d’être écrivain. Elle a une imagination débordante mais se languit quand, dans la maison qu’elle partage avec sa sœur, cette dernière n’est pas fichue, au lever, de se souvenir du prénom de son dernier amant. Sans doute la vie n’est-elle jamais à la hauteur de ce que lui a promis la littérature. Dans le restaurant chinois de Belleville où elle a ses habitudes, elle demande s’il n’y a pas la version avec homme dans le fond transparent des petits verres de saké. Et voilà qu’un homme nu traverse la salle pour l’inviter à danser. Et si c’était le début du roman qu’Agathe a tellement envie d’écrire ?
Comme Félix (Pablo Pauly) a lu, sur l’ordinateur d’Agathe, l’ébauche de ce récit, il la fait inviter à une résidence d’écrivains qui se tient, en Angleterre, dans l'(imaginaire) Jane Austen Residency. Mais Agathe, touchée par le syndrome de l’imposteur, refuse. Ce n’est là que l’une de ces histoires qu’elle commence et ne finit pas.
Avec Jane Austen a gâché ma vie (France – 1h34. Dans les salles le 22 janvier), Laura Piani réalise son premier long-métrage après plus d’une décennie consacrée à des scénarios de drames, de polars, de thrillers pour le cinéma ou des séries pour la télévision. « J’ai une tendresse, dit la cinéaste, pour les fêlés, les inadaptés. Les doux, les sincères, les romantiques. Ceux qui ne trouvent pas leur place. Ceux qui préfèrent se raconter des histoires. Ceux qui n’arrivent pas à̀ tomber amoureux, à grandir,à faire leur deuil ou à prendre des risques. Tous ceux qui ont peur de souffrir…. » Elle nous entraîne donc dans l’aventure d’Agathe Robinson pour montrer comment les gens qui passent leur vie dans les livres peinent à vivre la réalité d’une histoire d’amour contemporaine mais aussi à écrire puisqu’ils ne lisent que des chefs d’œuvre.
De fait, la pauvre Agathe se sent comme Anne Elliot, le personnage de Jane Austen, vieille fille fanée consciencieusement passée à côté de son existence. De Jane Austen, Laura Piani dit apprécier les mots, le talent de conteuse, l’humour, l’aspect politique d’une œuvre qui posait des questions déjà très féministes pour l’époque comme le rapport des femmes au mariage et à l’indépendance.
La cinéaste remarque aussi que la romancière britannique, en donnant envie au lecteur, de savoir ce qu’il se passera après, distrayait ses lecteurs. Pour cela, sur grand écran, le genre de la comédie romantique convient bien. Laura Piani a clairement du goût pour les comédies anglaises des années 90 et elle cite d’ailleurs le nom de Mark Darcy, héros de Bridget Jones. Dans cette chorégraphie des corps et des sentiments, de l’hésitation amoureuse et des quiproquos, Agathe, grande guigue « empêchée » et mal à l’aise dans un monde qui va trop vite, va finir, dans sa résidence anglaise si cosy, par affronter ses peurs et ses doutes pour enfin réaliser son rêve d’écriture… et tomber amoureuse. Point de suspense ici mais l’envie de parler de la fragile délicatesse des sentiments.
Même si le film comporte quelques passages à vide, l’entreprise, soutenue par la chanson Je t’aime à l’italienne de Frederic François ou des pièces de Schubert, est sympathique. Camille Rutherford est drôle et pathétique à souhait avec son Agathe gracieuse, sensible et maladroite, emportée, lors d’un bal en costume d’époque, dans une valse sur Amour et printemps de Waldteufel.
Les tourments sexuels de Romy et l’obsession du gendarme belge 
INTIMITÉ.- Directrice générale d’une grosse entreprise américaine spécialisée dans le stockage robotisé, Romy Mathis est une executive woman dans toute l’acception du mot. Mais cette femme qui peut parler avec aisance d’e-commerce et d’IA opposée à l’intelligence émotionnelle, est aussi une parfaite épouse et une mère aimante. Avant de quitter sa superbe maison pour partir au boulot, elle prépare les affaires de ses deux grandes filles et assure, avec un tablier à fleurs très old fashion, le petit-déjeuner pour toute la famille. Un jour, dans la rue à New York, elle voit un chien agressif être ramené au pas par un jeune homme. Elle va bientôt croiser le même dans les vastes espaces de sa boîte où il débute comme stagiaire. « Comment avez-vous fait pour calmer le chien ? » interroge Romy. « J’ai toujours un biscuit sur moi » répond Samuel. Alors que les fêtes de Noël arrivent, l’entreprise organise une soirée pour le personnel. Samuel y danse joyeusement et égare sa cravate. Le lendemain, Romy la récupère à terre, la hume, l’enfonce dans sa bouche…
Babygirl (USA – 1h54. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 15 janvier) s’ouvre, en prégénérique, sur une séquence où Romy et Jacob font l’amour dans le lit conjugal. « Je t’aime » dit le mari. « Je t’aime » répond l’épouse. Qui, après avoir enfilé sa nuisette, file dans son bureau, allume son ordinateur et regarde, allongée sur le ventre, un porno tout en se donnant du plaisir. Bien plus tard, Romy craquera et lancera à un Jacob déconfit (Antonio Banderas) qu’elle n’a jamais réussi à avoir un orgasme avec lui !
Après Instinct : liaison interdite (2019) sur une psychologue pénitentiaire craquant devant le charme d’un détenu et le film horrifique Bodies, Bodies, Bodies (2022), l’actrice et cinéaste hollandaise Halina Reijn signe, ici, un thriller érotique qu’elle envisage comme une expérience captivante, sensuelle et parfois risquée qui lui permet de questionner la complexité du désir dans un environnement sûr et confortable. « Ce n’est pas un documentaire, dit la réalisatrice, tout est fictif. On achète un billet, on vit cette expérience ensemble et on peut en parler ensuite. J’étais convaincue que c’était nécessaire, surtout en Amérique où les mœurs sexuelles semblent très réprimées. Je voulais explorer cela de manière humaine et chaleureuse. » Une démarche, après tout, plutôt sympathique que de vouloir provoquer le débat après un film.
La limite, c’est justement qu’on observe les tribulations érotiques et les fantasmes « pervers » de Romy sans trop être bouleversé par ce dérapage qui amène une femme mature dans les rets d’un jeune type (le Britannique Harris Dickinson) qui lui lance, comme un défi ultime, « Je crois que vous aimez qu’on vous dise quoi faire » qui deviendra « Je te dis quoi faire et tu le fais ». Alors, dans une luxueuse chambre d’hôtel, tandis que George Michael chante Father Figure, Romy retire sa culotte, s’assied sur le lit, écarte les jambes (hommage à la scène culte de Basic Instinct?) avant de retirer sa robe, d’entendre Samuel lui dire qu’elle est sa Babygirl et de finir, à quatre pattes, par laper du lait dans une coupelle.
Face à une femme de pouvoir, le jeune stagiaire utilise sans vergogne la hiérarchie envisagée comme une tension et un jeu sexuels. S’il n’avait pas trop l’allure d’une romance chez les nantis doublée d’un porno chic, Babygirl pourrait alors apparaître comme une comédie de mœurs espiègle avec un chat et une souris dont les rôles et surtout les limites changent à volonté…
Reste enfin Nicole Kidman qui agite le tam-tam médiatique depuis qu’elle a obtenu le prix d’interprétation à la dernière Mostra de Venise. Tout comme Demi Moore qu’on a applaudi récemment dans The Substance, Nicole Kidman paye, ici, franchement de sa personne dans les scènes érotiques. On a parfois l’impression, à cause de certains décors, du travail sur les éclairages, de la revoir dans le Eyes Wide Shut (1999) de Kubrick.
Babygirl n’est sans doute pas un film qui demeurera dans les mémoires cinéphiles mais on veut bien faire un petit tour avec cette Romy, New-Yorkaise de la haute société, tirée à quatre épingles, qui peine à équilibrer ses désirs intérieurs et son apparence civilisée. Une dirigeante accomplie et une matriarche qui, sous la surface, rêve de lâcher prise et de s’abandonner. Le fera-t-elle ?
(EN)QUÊTE.- Quelque part du côté de Charleroi, deux gendarmes ramènent chez lui, un adolescent délinquant. Tant la mère que le père du gamin envoient les deux fonctionnaires se faire voir. Pas question d’entrer dans leur domicile. Lorsque le père traite Paul Chartier de « chômeur », le gendarme explose, entre de force dans les lieux, se bat avec le père et le menace de son arme… De retour à la gendarmerie, Chartier est accablé par son adjudant, qui ne manque pas de lui rappeler d’où il vient. De fait, sa mère a travaillé dans un bar montant et son père est en prison. Mais, pour Chartier, tout cela, c’est fini. D’ailleurs, il va se marier avec Jeanne, une jeune femme appartenant à la communauté italienne du pays.
Nous sommes dans la Belgique de 1995 et la population est bouleversée par la disparition inquiétante de deux jeunes filles qui déclenche une frénésie médiatique sans précédent. Paul Chartier va rejoindre l’opération secrète Maldoror dédiée à la surveillance de Marcel Dedieu, suspect récidiviste. Confronté aux dysfonctionnements du système policier et à la guerre, à peine feutrée, entre police judiciaire, gendarmerie et police communale, le gendarme idéaliste va se lancer, seul, dans une longue chasse à l’homme…
Lorsque, naguère, le cinéaste belge Fabrice du Welz évoque son nouveau projet de cinéma et dit qu’il envisage de consacrer (librement), avec Le dossier Maldoror (Belgique/France – 2h35. Interdit aux moins de 12 ans.Dans les salles le 15 janvier), un film à l’affaire Dutroux, il se heurte à un bloc d’hostilité. De fait, l’effrayante affaire Dutroux, avec son retentissement mondial, a bouleversé la Belgique. La marche blanche organisée à Bruxelles en octobre 1996 qui rassembla plusieurs centaines de milliers de participants, mis la classe politique face à de graves errements et l’amena à entreprendre de profondes réformes institutionnelles.
« Cette affaire, dit le cinéaste, nous a collé à la peau, à nous, Belges, pendant longtemps : c’était un cloaque dans le quel les citoyens ont été jetés, assistant, épouvantés, à l’impuissance des parents des petites victimes face aux dérives et à l’absurdie de la justice. On découvrira par la suite que l’enquête avait été entravée par des rivalités policières qui ont causé de multiples dysfonctionnements et des dommages irréparables. »
Du Welz a approché son film comme « une coupe verticale, nette, dans le coeur d’une affaire tentaculaire ». Sa fiction prend le genre du policier, façon polar français des années 70 à la manière de Boisset et Corneau. Pour cela, il a choisi un gendarme, certes impulsif mais surtout idéaliste qui se nourrit de l’illusion qu’il faut être du « bon » côté de la loi pour avoir la moindre influence sur la justice. Issu d’un milieu fracassé, Chartier prend conscience que le monde dans lequel il évolue comme gendarme est encore plus vérolé que celui dont il vient. Devant l’inertie du système et alors même qu’il a la sensation qu’il pourrait oeuvrer à l’exercice de la justice, Chartier va sombrer. Viré de la gendarmerie, il mène, seul, une traque sans issue mais complètement obsessionnelle…
Parti d’une tonalité naturaliste, Le dossier Maldoror va basculer dans un univers horrifique autour du personnage d’« ogre » de Dedieu mais aussi de personnages spécialement tordus. Au milieu de cette faune peu ragoutante, Chartier patauge sans pouvoir franchement faire le ménage dans ces belges écuries d’Augias. Un solide polar avec hélas des longueurs. Anthony Bajon incarne un Chartier souvent au taquet. Autour de lui, on remarque Sergi Lopez, Alba Gaïa Bellugi, Alexis Manetti, Laurent Lucas, Jackie Berroyer, Lubna Azabal ou Béatrice Dalle.
Les désirs hivernaux de Soo-ha et les ultimes moments de Martha 
COREE.- Ce matin-là, Soo-ha se réveille dans les bras de son petit ami. Dehors, il neige sur Sokcho, petite ville balnéaire de Corée du Sud. « Tu dors où, ce soir ? » interroge Jun-oh. Si ce dernier rêve d’une carrière de mannequin à Séoul, Soo-ha mène, comme tous les jours, sa petite vie routinière. Elle traverse le marché aux poissons où travaille sa mère et les commerçants la hèlent amicalement en lui donnant du « Salut Miss France ! ». Puis elle rejoint le Blue House, une modeste pension dans laquelle elle fait le ménage et la cuisine sous le regard bienveillant de M. Park, le propriétaire. Un jour, l’arrivée d’un Français, Yan Kerrand, va bouleverser la vie de Soo-ha. M. Park lui enjoint d’enfin utiliser la langue française qu’elle maîtrise bien mais qu’elle n’a pas l’occasion d’utiliser à Sokcho. Auteur réputé de romans graphiques, Kerrand n’est pas du genre bavard. Lorsque Soo-ha l’installe dans une chambre franchement minuscule de l’annexe de la pension, il lâche : « C’est intime ».
Tandis que la présence de Kerrand réveille en elle des questions sur sa propre identité et sur son père français dont elle ne sait presque rien, la jeune femme, que beaucoup surnomment « la grande », va, doucement tisser un lien fragile avec l’auteur français. A cet homme qui dit aimer les lieux très fréquentés… lorsqu’ils sont désertés, elle va montrer la DMZ, la zone démilitarisée qui marque la séparation entre les deux Corée puis les montagnes autour de Sokcho, lui désignant ici un dragon, là le dos d’une femme, ailleurs un poisson volant. Elle l’accompagne aussi chez un marchand de couleurs lorsque Kerrand a besoin de papier et d’encre pour ses travaux. Un jour, Soo-ha annonce à M. Park qu’elle va s’installer dans l’annexe. Par un petite fenêtre de sa chambrette, la jeune femme observe à la dérobé Kerrand à son plan de travail…
Le cinéma coréen est décidément riche, beau, surprenant, captivant et surtout avec Hiver à Sokcho (France – 1h45. Dans les salles le 8 janvier) d’une infinie délicatesse doublée d’une puissante mélancolie. Sans coup férir, le spectateur s’immerge dans une atmosphère d’autant plus particulière, ici, qu’elle est constamment hivernale. De cet univers gris-bleu d’une cité de bord de mer engourdie par le froid, Koya Kamura fait le décor d’une brève rencontre, d’une aventure probablement amoureuse qui demeure toujours en suspens.
Après avoir travaillé à la télévision, chez MTV et Disney, Koya Kamura a tourné un premier court-métrage en 2018. Son bon accueil dans divers festivals lui a ouvert des portes et donné le courage de se lancer dans la réalisation. Il adapte, ici, le roman éponyme d’Elisa Shua Dusapin qui y questionnait ses origines françaises et coréennes. « Une des thématiques principales du film étant l’identité, dit le cinéaste, il pose la question : « qu’est-ce qui fait ce que l’on est ? ». Est-ce notre passeport, la langue que l’on parle, la culture dans laquelle on évolue, la nourriture que l’on mange, ce à quoi on ressemble, l’image que l’on renvoie ? »
Ce propos, le cinéaste (qui est franco-japonais) l’illustre à travers la représentation du corps. On remarque en effet combien l’ensemble des personnages coréens sont préoccupés par la question de la chirurgie esthétique, un phénomène très répandu en Corée qui symptomatise la pression qu’il y a sur l’apparence. Chez les proches de Soo-ha, cela devient même une rengaine qui montre qu’on ne laissera jamais « la grande » tranquille sur l’image qu’elle renvoie.
Le rapport au corps comprend aussi la thématique de la nourriture. On mange beaucoup dans le cinéma coréen et notamment dans ce film où la mère de Soo-ha prépare le fameux fugu, ce poisson dont le foie, les intestins et la peau contiennent un poison très toxique tandis que Soo-ha ira jusqu’à cuisiner un bœuf bourguignon pour « séduire » Yan Kerrand. Vecteur de transmission, la nourriture est aussi une manière de se punir, ainsi, au soir du nouvel an, Soo-ha, désespérée, ira contre son appétit d’oiseau pour bâfrer jusqu’à l’écoeurement.
Au-delà des thématiques (dont le sacrifice de la mère) que traite ce film d’auteur dont la mise en scène semble convoquer des éléments du film de genre, il faut souligner sa beauté formelle. Elodie Tahtane, la directrice de la photo, a composé des plans souvent superbes. Ainsi cette séquence d’une folle sensualité où Soo-ha, nue, se passe sur la peau les pinceaux en poil de martre de Kerrand avant de dessiner, sur la buée de son miroir, les contours de son visage… De la même manière, le film est ponctué d’interludes d’animation, tantôt abstraits, tantôt figuratifs qui s’imposent comme des élans du subconscient de Soo-ha, son imaginaire et ses émotions.
Enfin Hiver à Sokcho est servi par la sobre interprétation de Roschdy Zem, impeccable Kerrand taiseux, discret, élégant et « torturé » dans sa quête artistique. A ses côtés, on découvre, dans un personnage en quête de… réunification, Bella Kim dans son premier rôle au cinéma. Née à proximité de Séoul, grandie pendant cinq ans à… Sokcho, l’interprète de Soo-ha est aujourd’hui mannequin à Paris et à l’étranger
Dépourvu de lourdeurs, imprégné d’humanité, tout cela est bien beau et bien émouvant !
FIN.- Dans la mythique librairie Rizzoli sur Broadway à New York, Ingrid, un romancière réputée, dédicace On Sudden Death, son dernier ouvrage dans lequel elle tente d’exorciser sa peur de la mort. Sortant de la longue file de fans, une lointaine amie vient la saluer et lui rapporte que Martha Hunt est très malade. Martha fut, il y a longtemps, l’une des amies les plus proches d’Ingrid avec laquelle elle travailla un temps dans un magazine new-yorkais avant que Martha n’entame une carrière au New York Times comme grand reporter couvrant toutes les zones de guerre à travers le monde.
Ingrid se précipite à l’hôpital où son amie est en soin pour un cancer du col de l’utérus en phase terminale. Au fil de rencontres régulières, les deux amies vont revenir sur ce qui faisait le sel de leurs existences, ainsi les folles nuits new-yorkaises des années 80 mais aussi évoquer le temps présent avec ce qu’il suppose de douleurs et de peurs, enfin la nécessité d’affronter la fin.
Un jour, alors qu’elle a pris la ferme décision de renoncer à ses lourds traitements et de ne pas retourner à l’hôpital, Martha propose à Ingrid d’aller s’installer dans une superbe maison nichée au milieu de la campagne près de Woodstock, à deux heures de route de Manhattan. Elle souhaite qu’Ingrid soit présente dans la chambre d’à côté lorsqu’elle mettra fin à ses jours en avalant une pilule d’euthanasie achetée illégalement sur le dark net. « Le cancer, dit Martha, ne peut pas me faucher si je me fauche avant ». D’abord rétive à l’idée, Ingrid accepte…
Premier long-métrage en anglais d’Almodovar après les deux « essais » que furent Strange Way of Life (2023) et surtout l’étonnant La voix humaine (2020) tiré de l’oeuvre de Cocteau, déjà interprété par Tilda Swinton, La chambre d’à côté (Espagne – 1h47. Dans les salles le 8 janvier) est un mélodrame qu’on attendait comme on attend, depuis maintenant longtemps, tous les films du maître de la movida madrilène. D’ailleurs la Mostra de Venise l’a récompensé de son Lion d’or.
Almodovar adapte ici le roman Quel est donc ton tourment de l’écrivaine américaine Sigrid Nunez pour observer au plus près une vieille amitié mise à l’épreuve de la mort. A travers de longues conversations, Martha et Ingrid vont faire un dernier bout de chemin ensemble, se révoltant de voir le cancer présenté comme une lutte entre le bien et le mal. « Si on guérit, on est un héros, observe Martha. Sinon, on ne s’est pas assez battu. » Et ces instants d’échange, où les comédiennes sont volontiers filmées en très gros plan, sont d’une remarquable intensité. D’autant que la diaphane Tilda Swinton comme Julianne Moore en amie désespérément troublée et complètement à l’écoute sont parfaites d’émotion.
Mais pourquoi, ne suis-je pas entré pleinement dans cette chronique intime ? Peut-être parce qu’Almodovar semble avoir oublié, ici, sa verve cinématographique. Soudain sa signature colorée paraît plaquée ici et là avec des à-plats soudain plus vraiment indispensables.
La succession de flash-back n’arrange pas, loin s’en faut, les choses en nous éloignant de l’essentiel, en l’occurrence ces questionnements de Martha lorsqu’elle se sent « réduite à la portion congrue d’elle-même », qu’elle constate qu’« on n’est plus maître de soi lorsqu’on souffre » et qu’elle affirme penser mériter une mort digne et tranquille.
Parce que, dans ces retours en arrière, il est question des relations difficiles de Martha avec sa fille, d’un père revenu fracassé du Vietnam (ah, la séquence lynchienne de l’incendie de la maison dans le Montana), des souvenirs de guerre à Bagdad où Martha rencontra deux frères carmes homosexuels professant que « le sexe est le meilleur rempart contre la peur de la mort » ou encore la rencontre avec un militant écologiste (John Turturro). Et que dire des séquences finales au commissariat ou du retour de la fille adulte de Martha…
Tout cela est quand même assez pesant. Même si on peut se rabattre sur des images fulgurantes comme ce plan des deux profils d’Ingrid et Martha allongées ou les images de la neige rose tombant sur New York. Au passage, Almodovar (qui a déjà évoqué Dora Carrington, Rossellini et Voyage en Italie, Faulkner, Hemingway et Buster Keaton) peut citer, à travers Martha, James Joyce et les derniers mots de Gens de Dublin : « Son âme lentement s’évanouit comme il entendait la neige tomber délicatement sur l’univers et délicatement tomber, comme au jour du Jugement dernier, sur tous les vivants et les morts. »
Un pactole dans la neige et le fantôme dans la nuit 
JURA.- Dans la forêt enneigée du Jura, un type avance sur un terrain accidenté et houspille un groupe de migrants qui peinent à progresser dans la pente. Au téléphone, il rassure son interlocuteur. Tout va bien. Il sera au rendez-vous. Quand, soudain, un grondement pétrifie le groupe. Entre les arbres, un énorme ours approche et met en fuite tout le groupe. En mâchant distraitement un bout de pain, Michel, lui, roule paisiblement au volant de son pick-up sur une route déserte. Soudain, à la vue d’un ours sur la chaussée, il fait une embardée, tente de reprendre le contrôle de son véhicule et finit par percuter une grosse limousine en stationnement. Le choc tue net une blonde qui faisait pipi entre les portières. Quant au conducteur, parti se soulager, il finira empalé sur une branche de sapin. Abasourdi, Michel revient dans sa scierie, raconte son aventure à Cathy, son épouse. Ensemble, ils retournent sur le lieu de la collision. Dans le coffre de la voiture, le couple découvre un sac de sport bourré de gros billets… Pendant ce temps, les gendarmes ont récupéré les migrants qui, terrorisés et incapables de s’exprimer en français, font des dessins d’ours.
Décidément le Jura a le vent en poupe dans le cinéma français. Après le récent Vingt Dieux et la quête initiatique du Comté par le rebelle Totone, voici Un ours dans le Jura (France – 1h53. Dans les salles le 1er janvier) qui retrouve, à son tour, les vastes espaces forestiers de la Franche Comté.
Après deux premières réalisations qui lui valurent de bonnes critiques (Tout le monde debout en 2018, une romance autour du handicap et Rumba la vie, en 2022, sur un vieux père renouant avec sa fille abandonnée il y a longtemps), Franck Dubosc change de registre. Lorgnant, de façon assumée, du côté du Fargo (1996) des frères Coen, le comédien et humoriste signe, à nouveau devant et derrière la caméra, un thriller rural volontiers déjanté.
« Il n’y a pas d’ours dans le Jura » disent plusieurs personnages du film. Force est cependant de constater que c’est un imposant plantigrade qui met, ici, le feu aux poudres. Il met en effet en déroute une colonne de migrants qui s’avèrent être des mules transportant, dans leur estomac, de grosses quantités de drogue. Et surtout, en emplafonnant une limousine, Michel récupère l’argent de ce trafic illicite.
A cause de ce brûlant pactole, le couple Michel-Cathy, usé par le temps et les difficultés financières, reprend des couleurs. L’argent ne fait pas le bonheur, on le sait. Mais il peut (largement) y contribuer. Et, dans cette histoire délibérément et joyeusement immorale, tout le monde va vite avoir envie d’en croquer.
« Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ? Mais non ! dit Franck Dubosc. Dans la réalité, tout le monde n’est pas forcément beau ni gentil. Et justement, aborder la morale d’une manière aussi libre permet aussi d’explorer un humour différent, plus grinçant et souvent surprenant. Avec ce film, j’ai aimé jouer de cet humour qui émerge des contradictions des personnages, et parfois de la dureté des situations. »
Si Un ours dans le Jura peine parfois à trouver le juste ton entre le film noir, la saga rurale et la comédie délirante, le film est porté par une belle galerie de personnages, tous soigneusement ciselés. Franck Dubosc s’est emparé du taiseux Michel face à une Cathy tonique à laquelle Laure Calamy apporte une vraie détermination. Les gros billets, elle sait parfaitement quoi en faire, quitte à devoir faire le nécessaire pour se débarrasser de cadavres évidemment encombrants.
Autour de ce couple qui réapprend à se parler dans l’épreuve, on retrouve avec plaisir un Benoît Poelvoorde à son meilleur niveau en major de gendarmerie. Et puis aussi Joséphine de Meaux, Kim Higelin, Medhi Meskar ou Emmanuelle Devos, délicieusement tordue en patronne de club échangiste. Tous vont finir par goûter à l’interdit. Peut-être pas le « film du siècle » mais allègrement savoureux !
VAMPIRE.- Vlad l’empaleur est de retour ! Et il hante toujours les rêves et surtout la libido très troublée de la jeune et diaphane Ellen Hutter. Bien des années ont passé. Ellen s’est remise des « assauts » nocturnes de son tourmenteur. A Wisborg, dans l’Allemagne de 1838, elle vient d’épouser le charmant Thomas qui œuvre comme clerc de notaire. Mais lorsque l’étrange Knock sollicite Thomas pour se rendre dans les montagnes des Carpates afin de conclure la vente au comte Orlok d’une grande demeure décrépite au coeur de Wisborg, Ellen redevient craintive et sujette à des crises de terreur. Malgré les avertissements angoissés d’Ellen, Thomas part pour la Transylvanie. Malgré les recommandations de Tziganes, Thomas décide de se rendre auprès du comte. C’est un carrosse noir sans cocher qui le mènera vers un sombre château… Lorsque Thomas se blesse avec un couteau, Orlok, fasciné par son médaillon avec l’image d’Ellen, l’hypnotise et boit son sang. Thomas réussira à fuir le château. Il sera soigné du mal d’Orlok par des religieuses. Pendant ce temps, couché dans son cercueil rempli de rats infectés par la peste, le comte vogue vers Wisborg…
Depuis des décennies, les cinéphiles sont nourris au lait noir de Dracula, le vampire imaginé en 1897 par Bram Stocker dont F.W. Murnau tira, en 1922, avec Nosferatu, une œuvre devenue mythique. En 1979, Werner Herzog rendit hommage au personnage du comte avec son Nosferatu, fantôme de la nuit porté par le magnifique trio composé de Klaus Kinski, Isabelle Adjani et Bruno Ganz.
A son tour, l’Américain Robert Eggers, connu pour The Lighthouse (2019), s’empare de l’horreur gothique dans Nosferatu (USA – 2h12. Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement. Dans les salles le 25 décembre) dont il dit que l’histoire « l’accompagne, l’habite et le fascine depuis l’enfance ».
Se plonger dans cette version 2024 de Nosferatu est une manière de renouer avec le mystérieux noble transylvanien pour lequel la lumière du soleil est mortelle, le contraignant à se réfugier, le jour, dans son cercueil… On retrouve, ici, les personnages principaux du roman de Stocker comme Thomas et Ellen Hutter inspirés de Jonathan et Mina Harker, Herr Knock inspiré du tragique Renfield ou encore le professeur von Franz qui s’inspire d’Abraham Van Helsing.
Apportant un soin particulier à une atmosphère effrayante reposant sur des images teintées de sombres bleu et noir, Eggers cède sans doute aux contraintes d’aujourd’hui en accentuant la dimension gore de son film. Le metteur en scène qui a étudié avec attention le scénario original de Henrik Galeen, annoté par Murnau, fait, ici, du personnage d’Ellen, la force motrice de son Nosferatu. «L’évolution la plus significative, par rapport à l’original, dit le cinéaste, c’est que ça devient le film d’Ellen. Elle est victime du vampire, mais aussi de la société du 19e siècle. »
Eggers a confié Thomas Hutter à Nicholas Hoult, vu récemment dans Juré n°2 de Clint Eastwood, le professeur Von Franz, spécialiste des représentations occultes du vampire, à Willem Dafoe et Orlok au Suédois Bill Skarsgård qui en propose une composition scrofuleuse et pourrissante. Enfin, Lily-Rose Depp (dont le look fait beaucoup songer à Adjani chez Herzog) est une Ellen gagnée par d’étranges affres et glissant vers une hystérie « freudienne » qui en appelle au désir et à la jouissance. Un film qui n’a rien de blasphématoire et qui parvient, malgré quelques lenteurs, à réveiller le souvenir du grand et bien nommé Max Schreck !
Les derniers jours d’un roi 
En 1792, l’Ancien Régime touche à sa fin. Arrêtés à Paris, Louis XVI et son épouse, la reine Marie-Antoinette sont conduits au donjon de la Tour du Temple. Accueillis par le procureur de la commune de Paris, les souverains s’entendent signifier les conditions de leur détention. En attendant que les cellules de la Tour du Temple soient remises en état, Louis XVI, Marie-Antoinette, leurs enfants Marie-Thérèse et Louis-Charles devront se tenir, sous la surveillance de soldats, dans un immense espace où, à défaut de couchages, on a disposé quelques cousins et couvertures. Auprès de la famille royale, ne resteront qu’Elisabeth, la sœur du soi, Madame de Lamballe (qui sera très vite conduite ailleurs) et Cléry, le valet de chambre du roi… Quelque temps plus tard, Louis XVI et les siens sont transférés à la Tour du Temple. Si le roi veut croire que les choses finiront sans doute par s’arranger, Marie-Antoinette, meurtrie par l’attente, éclate : « Ma vraie prison, c’est cette comédie qui n’en finit plus ! »
En s’inspirant librement des carnets de Jean-Baptiste Cléry, le valet resté auprès du roi jusqu’à sa mort, le réalisateur italien Gianluca Jodice a imaginé, avec Le déluge, une manière de grand et ultime huis-clos. Tandis qu’on entend parfois tonner au loin le canon révolutionnaire et que l’on croise brièvement des citoyens venus voir le souverain… pour jeter à ses pieds une tête guillotinée, Jodice se concentre essentiellement sur des heures et des jours durant lesquels Louis XVI et sa famille se trouvent complètement suspendus dans une terrible attente.
La vie en prison est rythmée par les repas, les promenades, l’instruction des enfants, les dévotions. Habituée aux fastes de Versailles, la famille royale subit la promiscuité, le froid, l’inconfort, l’insalubrité et le manque de lumière. « Même si, dit le cinéaste, le film montre évidemment la douleur du roi et de la reine, pour moi ce n’est pas le sujet principal. Le plus important, c’est le traumatisme, le vertige, l’irruption de l’histoire qui submerge tout le monde, et personne n’est jamais vraiment prêt. »
De fait, ce court moment de l’Histoire concernant l’emprisonnement et la fin de la famille royale au Temple (détruit en 1810 sur ordre de Napoléon) n’est pas si bien connu. Le metteur en scène peut ainsi s’emparer d’un matériau dramatique et, en trois actes (Les dieux, Les hommes, Les morts) distiller le récit de la fin d’une époque. Dans laquelle Louis XVI apparaît comme un être faible, presqu’autiste et en même temps comme un homme doux et au bon caractère. Sa fragilité le fait naturellement paraître plus attentif aux exigences de la Révolution. Évidemment, de façon maladroite, inefficace, hésitante.
Choisissant un rythme lent qui sied à des jours et des nuits de détention, Gianluca Jodice met aussi l’accent sur le couple Louis XVI – Marie-Antoinette. Le roi semble bien plus amoureux de la reine que l’inverse. Comme un monarque à qui on n’a pas appris à exprimer ses sentiments, Louis ne sait pas aimer Marie-Antoinette et celle-ci ne se sent pas aimée. Pourtant, quand il lui parle de ses peurs, elle perçoit la fragilité de cet homme et touchée par sa candeur et sa perte de repère.
Dans un film (tourné en Italie) qui fait le choix d’une photographie « froide » avec des teintes sombres de gris (le vaste espace où la famille royale séjourne d’abord ressemble à des limbes) puis de bleu et de noir, Jodice orchestre, loin du film d’époque, une funeste et inexorable plongée vers la destruction physique, morale et symbolique de la famille royale, un anéantissement qui prend littéralement une dimension de dépossession lorsque Marie-Antoinette est violée -une liberté prise par le cinéaste par rapport aux notes de Cléry- par l’un de ses geôliers…
Tandis qu’il montre une Marie-Antoinette (Mélanie Laurent) désenchantée mais lucide, le film s’attache à la personnalité d’un roi qui donne d’abord le sentiment d’une pantomime désincarnée avant de, peu à peu, s’humaniser et d’émouvoir en se débarrassant de ses atours, de ses rubans, de ses décorations. Vers la fin, c’est un citoyen Capet barbu et au col ouvert qui entend les révolutionnaires annoncer la mortelle sentence. Un déjà ex-roi qui demande à parler à Samson, celui qui lui coupera la tête. Louis demande des détails sur le parcours, les forces présentes, la foule, sur la manière dont se passera l’exécution. « Et après ? » demande le roi. Le bourreau reste muet. Après, il n’y a rien.
Après Pierre Renoir (La Marseillaise, 1938), Michel Piccoli (La nuit de Varennes, 1982), Michael Lonsdale (Jefferson à Paris, 1995), Jason Schwartzman (Marie-Antoinette, 2006), Laurent Lafitte (Un peuple et son roi, 2018) et bien d’autres encore, c’est, ici, Guillaume Canet qui se glisse dans la peau du roi. Après quatre heures par jour de maquillage, Guillaume Canet campe un Louis XVI bedonnant, parfois hagard, dépassé par des changements brutaux et totalement décontenancé par la nouvelle société qui se profile et surtout par la notion d’égalité entre les hommes. Car, pour lui, l’égalité n’existe pas puisque Dieu l’a choisi…
LE DELUGE Drame (Italie/France – 1h47) de Gianluca Jodice avec Guillaume Canet, Mélanie Laurent, Aurore Boutin, Hugo Dillon, Tom Dudson, Roxane Duran, Anouk Darwin Homewood, Vidal Arzoni, Fabrizio Rongione. Dans les salles le 25 décembre.
REPERES CHRONOLOGIQUES
14 juillet 1789 : Des émeutiers prennent d’assaut la Bastille, vieille forteresse qui, aux yeux des Parisiens, symbolise le règne de l’arbitraire.
4 août 1789 : Les députés votent l’abolition des privilèges et du droit féodal qui met fin à des siècles de domination seigneuriale.
26 août 1789 : La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est votée. Les députés adoptent 17 articles qui commencent par cette affirmation encore inenvisageable quelques mois plus tôt : « Tous les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
20-21 juin 1791 : Fuite manquée de la famille royale, arrêtée à Varennes et ramenée à Paris. La famille royale est assignée à résidence au palais des Tuileries « sous la surveillance du peuple. »
13 septembre 1791 : Instauration de la monarchie constitutionnelle, caractérisée par la séparation des pouvoirs.
10 août 1792 : Les sans-culottes marchent sur les Tuileries. Début de la Commune insurrectionnelle de Paris qui se substitue de force à la municipalité légale.
13 août 1792 : La famille royale est conduite au donjon de la Tour du Temple pour y être emprisonnée.
21 septembre 1792 : Abolition de la royauté.
Décembre 1792 – Janvier 1793 : Procès de Louis XVI qui doit répondre des accusations de trahison et de conspiration contre l’État.
15 janvier 1793 : Le roi est reconnu coupable de haute trahison.
21 janvier 1793 : Louis XVI est guillotiné place de la Révolution (actuelle place de la Concorde). L’ancien roi surprend la foule, ses juges et ses bourreaux, lorsqu’il s’avance pour déclarer d’une voix forte : « Je meurs innocent de tous les crimes qu’on m’impute. Je pardonne aux auteurs de ma mort. Je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France. »
16 octobre 1793 : Marie-Antoinette est guillotinée place de la Révolution.
La diva et la meule 
STAR.- Après une enfance en nourrice à Quimperlé, puis en couvent à Versailles, Henriette Rosine Bernard entre au Conservatoire à Paris en 1859, sur la recommandation du duc de Morny, demi-frère de l’Empereur Napoléon III que fréquentent sa mère et sa tante, toutes deux courtisanes. Elle en sort avec un deuxième prix d’interprétation et un nouveau nom : Sarah Bernhardt.
Après un bref passage à la Comédie-Française en 1862, Sarah enchaîne les petits rôles et devient une « demi-mondaine », une femme entretenue repérée par la police des mœurs. Elle est la maîtresse de Duquesnel, directeur de l’Odéon où elle interprète un rôle dans Le passant de François Coppée, avant de triompher en 1872 dans le rôle de la reine dans Ruy Blas de Victor Hugo. La Comédie-Française la rappelle et fait d’elle une sociétaire en 1875.
Sarah Bernhardt (1844-1923) quitte avec fracas la Comédie-Française en 1880. Le théâtre est alors un art en mouvement qui tente de sortir des carcans du répertoire comme du style boulevardier. En juin 1895 dans le Saturday Review, George Bernard Shaw dénonce l’artificialité de son jeu car elle « a tout le charme d’une maturité aimable, avec des airs d’enfant gâtée et pétulante, peut-être, mais toujours prête à un sourire, rayon de soleil qui dissipe les nuages, si seulement on fait grand cas d’elle. […] Elle est belle de la beauté de son école et tout à fait invraisemblable et inhumaine. Le costume, le titre de la pièce peuvent varier mais la femme est toujours la même. Elle ne rentre pas dans le personnage principal ; elle se substitue à lui ». L’actrice cherche surtout à se mettre en scène, privilégiant les rôles dans lesquels elle meurt sur scène, renforçant l’image d’une tragédienne dans une époque fascinée par la mort et l’au-delà. Alors que le naturalisme s’est imposé au théâtre, notamment dans la diction, elle rejoue au contraire le classicisme de la parole poétique.
Suivront des tournées aux Etats-Unis, en Amérique Latine, en Australie qui renforcent sa renommée internationale, sa fortune et font d’elle la première artiste à la carrière réellement internationale. Le 9 décembre 1896, elle organise, au Grand Hôtel à Paris, une journée Sarah Bernhardt en présence de plus de cinq cents invités dont le président Poincaré. Le tout-Paris s’y croise à la gloire de l’artiste…
Dans la folie et le tourbillon que fut l’existence et la carrière de la comédienne, Sarah Bernhardt, la divine (France – 1h38. Dans les salles le 18 décembre) fait le choix de dégager deux axes : la journée du jubilé de 1896 et l’amputation de sa jambe droite due à une tuberculose osseuse du genou. Exit donc le biopic réaliste ou le récit totalisant. Guillaume Nicloux, qui signe ici, son dix-septième long-métrage, observe : « Sarah Bernhardt fait partie de ces personnes vampires, capables de vous aspirer par leur présence, leurs exigences et leurs contradictions, leur générosité et leur démesure. C’est une femme qui est dans le trop : trop aimante, trop violente, trop injuste, trop éprise de justice, trop révoltée. Toutes ces facettes ne vont pas les unes sans les autres, et se nourrissent mutuellement. »
En choisissant de raconter la femme derrière la légende, Nicloux coche joyeusement toutes les cases. Nous avons l’amoureuse libre et moderne qui se fiche des conventions et collectionne les amants, l’artiste capricieuse, la femme suicidaire ou la rebelle qui pousse Emile Zola à défendre le capitaine Dreyfus, persuadée qu’elle est de son innocence. On croise aussi Edmond Rostand, Louise Abbéla, Mucha, Sigmund Freud ou encore Pitou, le dévoué valet. Et puis le plus grand amour de la vie de Sarah Bernhardt, en l’occurrence Lucien Guitry…
On entre agréablement dans cette évocation colorée d’une vraie icône à travers un récit impressionniste qui cultive le mot d’esprit et saute d’un temps à un autre. Au milieu de ce feu d’artifice, Sandrine Kiberlain, toute en légèreté, en frivolité et brio, campe une Sarah Bernhardt étourdissante.
Attendez le générique de fin, on y voit quelques images de la vraie Sarah Bernhardt filmée en 1915 par Sacha Guitry dans Ceux de chez nous, un documentaire sur d’ « admirables Français ».
RÊVE.- Une fête campagnarde. Avec de la musique, des attractions, la bière qui coule abondamment et jusqu’au bout de la nuit. Totone est là avec ses copains Jean-Yves et Francis. Alentour, on entonne La danse du Limousin. Totone se plie au jeu, se retrouve debout sur une table. Il enlève son tee-shirt, son pantalon et son caleçon. Le voilà à poil. « Vingt Dieux ! » crie quelqu’un. Faut croire. Au bout de la soirée, Totone ramène une jeune fille sur sa mob. « C’est quoi, ton nom, déjà ? » demande-t-il avant de se retrouver sous les draps avec Aurore. Las, c’est la panne. Un autre soir, une autre fête. Totone se châtaigne avec des copains d’Aurore. Le père de Totone, malgré un coup dans le nez, repart en voiture. Et il finit tragiquement contre un arbre. La vie de Totone et de sa petite sœur Claire, 7 ans, bascule. Désormais, il faut survivre, trouver le moyen de gagner sa vie. Il se met alors en tête de fabriquer le meilleur comté de la région, celui avec lequel il remporterait la médaille d’or du concours agricole et 30 000 euros.
C’est le plan insolite d’un veau dans une vieille bagnole qui ouvre Vingt Dieux (France – 1h30. Dans les salles le 11 décembre), le premier long-métrage de Louise Courvoisier comme une manière de plonger le spectateur dans les coulisses de son univers. En partant dans les pas de Totone, on plonge en effet dans un univers d’exploitations agricoles et de fruitières qui produisent le fameux Comté AOC.
La cinéaste parle de son film comme d’« une épopée sentimentale et fromagère ancrée dans le village de son enfance. » De fait, c’est une sorte de western comtois que signe Louise Courvoisier, née en 1994 et grandie à Cressia, un petit village du sud du Jura. Mais point, ici, de Monument Vallley fordien. Point non plus de héros waynien. Mais bien avec le format Scope pour montrer, là aussi, de vastes paysages verts et raconter un Totone qui n’a rien d’héroïque. Il serait même plutôt plein de défauts. Bagarreur quand il a un coup dans le nez mais aussi jeune chien fou quand il poursuit son rêve : produire un Comté au délicieux goût de fleur. Pour cela, il faut trouver un boulot qui consiste à nettoyer des chaudrons de cuivre et à se lever à 4h du matin pour faire, de ferme en ferme, la collecte du lait. Mais le désir, secret et sans doute inconscient, de rendre justice à son père disparu, va pousser Totone à franchir quelques lignes rouges.
« J’aimais aussi, dit Louise Courvoisier, l’idée de filmer des visages marqués par un vécu. La peur de l’inconnu, la conquête du territoire, tout cela allait avec une certaine maladresse inhérente à mes personnages et leur comportement. » Alors on suit, avec un sourire, les aventures campagnardes de jeunes Pieds nickélés qui sont solidaires, sans trop se poser la question. Le tout sur des accents westerniens comme le Kisses Sweeter than Wine de Jimmie Rodgers.
Et puis, dans cette aventure qui n’a rien d’un documentaire sur le Comté (même si on apprend des trucs de fabrication), la cinéaste professe clairement de la tendresse pour des personnages que l’existence va amener à devenir adultes. Tous les comédiens du film sont des non-professionnels. Clément Favreau qui incarne un Totone taiseux, teigneux et fragile, travaille dans un élevage de volailles. La petite Luna Garret (Claire) a grandi dans le village de la cinéaste. Quant à Maïwène Barthélémy, qui était en BTS agricole quand elle a passé le casting, elle est Marie-Lise, une agricultrice franche, très capable, sûre d’elle à cette place, ce qui ne l’empêche pas d’être sexy. Après le film, on a envie de goûter à un très bon Comté.
Trois femmes contre les oppressions des hommes 
Marseille, un été de grande canicule. La radio serine qu’il faut surveiller les enfants et faire boire les vieux. Sur le balcon d’un grand immeuble d’un quartier populaire, une femme git, allongée. On remarque qu’elle porte un gros coquard sanglant à l’oeil. Gros plan sur le bermuda d’un type qui se gratte l’entre-jambes et râle parce que sa Denise ne s’active pas assez à son goût. « Réveillée » d’un verre d’eau jetée en pleine tête, Denise se rélève péniblement, empoigne une pelle en métal et frappe son mari à la tête. Elle l’achève en s’asseyant de tout le poids de ses fesses sur son visage…
Le ton des Femmes au balcon est donné. Il est cauchemardesque. Délirant mais cauchemardesque.
Pour sa seconde réalisation après le drame romantique Mi iubita, mon amour (2021), Noémie Merlant invente un sous-genre du slasher avec le gore féministe. Comme l’a écrit, à l’heure de Cannes 2024, le magazine américain Variety, « la fable punk de Noémie Merlant fracasse les tabous de MeToo avec du sang et des tripes ».
Les femmes au balcon s ‘ouvre comme un hommage au Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock. La caméra balaye les façades aux fenêtres ouvertes où s’activent, ici, un saxophoniste, ici une femme au foyer. Sur les balcons, les habitants sont effondrés sous un brûlant cagnard. Et puis la caméra s’approche des trois héroïnes de notre comédie sanglante et jubilatoire.
Qu’on les présente ! La délurée et expansive Ruby est une camgirl qui met en scène son corps lascif et tatoué sur sa web-télé. Sa colocataire, Nicole est une aspirante écrivaine qui essaye d’écrire son premier roman tout en suivant un atelier d’écriture sur internet. Débarque leur copine Elise qui a filé de Paris dès le dernier jour de tournage d’une série sur les amours de Marilyn Monroe et d’Yves Montand. En retirant sa perruque blonde, Elise laisse entendre que ce n’est franchement pas très bon mais qu’elle attend beaucoup mieux d’un projet de film d’époque pour le grand écran. Mais surtout Elise, épuisée, n’en peut plus des appels de son « Paul d’amour »…
Toujours en panne de son sujet, Nicole, bientôt rejointe par ses copines, observe depuis son balcon où sèchent plein de petites culottes, un beau mec qui, dans l’appartement d’en face, se promène nu après avoir pris sa douche. Voilà de quoi fournir un point de départ à l’histoire d’amour qu’elle rêve d’écrire. Bientôt les trois fourbissent de sulfureux fantasmes sur le mystérieux et sublime voisin… Comme Elise a embouti sa belle voiture de collection, le contact est pris. « Venez prendre un verre, les filles ! »
La réalisatrice qui explique qu’elle a commencé, il y a quatre ans, à écrire seule (elle a reçu ensuite l’appui de Céline Sciamma pour laquelle elle avait tourné dans Portrait de la jeune fille en feu), précise : « Je suis partie de quelque chose de réel : j’ai dû partir de chez moi, fuir une situation dans laquelle je ne me sentais pas épanouie. Je me suis réfugiée chez mes amies, dont Sanda Codreanu, qui joue Nicole dans le film. Elle vit avec ses sœurs qui sont aussi de très bonnes amies. J’ai vécu dans cette sorte de gynécée pendant plusieurs mois, c’était une autre dynamique de vie. Je n’avais jamais vécu seule et jamais avec des femmes, et là ça m’a fait un bien fou. Il y avait énormément de discussions entre nous, sur nos rêves, nos traumatismes, nos désirs, et puis sur l’oppression patriarcale… »
Les femmes au balcon, dans son mélange de couleurs et de textures, dans sa générosité exubérante fait évidemment songer au cinéma d’Almodovar et notamment à ses femmes au bord de la crise de nerfs. De fait, après être passées par l’appartement d’en face, les trois copines vont connaître bien plus que des crises de nerfs. On n’en dit pas plus.
Mais, on l’a deviné quand même, dans ce qu’elle présente comme « une farce punk débridée », Noémie Merlant n’y va pas avec le dos de la louche. Alors son brûlot coche avec une alacrité qui revendique de frôler le mauvais goût, voire la vulgarité, toutes les cases de l’ère MeToo. La cinéaste veut traiter, ici, des thèmes forts qui lui tiennent à cœur au plus haut point : l’intimité féminine, le viol et ses conséquences, l’oppression patriarcale. Pour son film très pop, elle s’est, dit-elle, inspiré de son vécu. « Les viols que les personnages vivent, je les ai subis. Les filmer en utilisant le registre de l’humour, c’était la seule façon de m’en emparer et de mettre à distance. Pour moi, l’humour et la satire sont des armes fortes. Donc au-delà d’être libérateur, j’espère que ça sera aussi un film qui fera du bien, qui fera rire et réfléchir. »
Alors, c’est vrai, on peut s’amuser et réfléchir, notamment aux passages loufoques durant lesquels Ruby fait son métier en ligne sur XliveCam, au clin d’oeil à Massacre à la tronçonneuse, aux apparitions fantastiques d’agresseurs sexuels ou encore à la séquence dans la quincaillerie où le vendeur reconnaît Ruby et lance « Ahlala, les meufs d’aujourd’hui ! » qui lui vaudra un rude revers…
Bien sûr, il y a quelques punchlines qui font pschitt comme « On tombe toujours amoureux des gens libres, jusqu’à ce qu’on les attrape » ou « Si le paradis a un odeur, c’est bien celui du basilic ». Si on n’adhère pas complètement au film, c’est moins pour son côté gore et très rentre-dedans que parce qu’il a tendance à enfiler les perles du féminisme militant et que tous les hommes du film évoluent dans des situations « problématiques et oppresives ».
Les femmes au balcon doit, par ailleurs, beaucoup à un trio de comédiennes. Vue dans Climax (2018) et En corps (2022), Souheila Yacoub est une Ruby libre, explosive mais aussi pathétique quand elle fait face à la caméra de sa web-télé (que personne ne regarde alors), le récit détaillé de l’absence de consentement dans un viol. Sanda Codreanu est une Nicole fragile et Noémie Merlant une Elise malmenée et à la dérive dans sa relation avec Paul.
Lorsqu’enfin, l’orage éclate et que la pluie chaude tombe, les femmes quittent les balcons, descendent dans les rues et s’imaginent libres.
LES FEMMES AU BALCON Comédie horrifique (France – 1h43) de Noémie Merlant avec Souheila Yacoub, Sanda Codreanu, Noémie Merlant, Lucas Bravo, Nadège Beausson-Diagne, Christophe Montenez. Interdit – 12 ans avec avertissement. La commission propose une interdiction aux mineurs de moins de douze ans pour ce film qui adopte une forme apparente de comédie mais montre plusieurs scènes réalistes de violence sexuelle dont un viol conjugal – outre quelques images gores – susceptibles de troubler un public en dessous de cet âge. En salles le 11 décembre.
Vatican, ton univers impitoyable 
Le pape se meurt. Le pape est mort. Au Vatican, c’est la stupeur puis la tristesse qui touche tous les proches du souverain pontife. « Il est avec Dieu ». Autour de la dépouille, le rituel se met en place. On retire de la main du défunt l’anneau du pêcheur. L’insigne du pouvoir pontifical est placé dans un étau par le cardinal camerlingue qui le rend inutilisable de quelques coups de marteau.
Tandis que la chambre est mise sous scellés et qu’on emporte le corps du pape, déjà des rumeurs s’élèvent. De quoi le pape est-il mort ? Avec qui s’est-il entretenu juste avant de rendre son dernier souffle ? A qui a-t-il fait d’ultimes promesses ? A-t-il pris la décision de destituer un cardinal ? Et que savent précisément les ecclésiastiques qui étaient au plus près du pontife ?
C’est dans ce contexte que le cardinal Thomas Lawrence va être chargé, en tant que doyen du Collège des cardinaux, de préparer le conclave qui élira le nouveau chef de la Chrétienté.
Trois semaines plus tard, les cardinaux arrivent du monde entier et investissent le Vatican. Bientôt ils seront « cloitrés » dans les lieux. A eux le privilège mais aussi la lourde responsabilité de choisir le nouveau personnage le plus important de l’Église catholique.
Conclave est l’adaptation du thriller éponyme de Robert Harris, paru en 2016. Ce n’est pas la première fois qu’une œuvre de ce dernier est portée à l’écran. The Ghost Writer ou J’accuse, tous deux de Roman Polanski, sont aussi des adaptations de ses romans.
C’est en regardant un reportage à la télévision sur l’élection du pape François, lors du conclave de 2013, que l’idée du roman est née. En apercevant les visages des cardinaux, l’écrivain britannique a eu le sentiment qu’ils avaient davantage l’air d’hommes politiques que d’hommes d’église. Il s’est promis de se documenter sur le fonctionnement de l’élection du pape et n’a pas tardé à remarquer le potentiel dramaturgique d’un conclave. Quant à l’adaptation du roman, elle est le fait d’un autre Britannique, Peter Straughan, connu pour son travail sur le film La taupe adapté de John Le Carré.
Tout comme dans La taupe, on plonge, ici, dans un univers plutôt feutré où les moments de violence sont rares mais brutaux mais où se confrontent en permanence, sur fond de chausse-trappes, les egos d’individus, certes pleins de componction mais dévorés par l’ambition.
C’est le réalisateur allemand Edward Berger, remarqué en 2022 sur Netflix avec A l’Ouest, rien de nouveau, la troisième adaptation (après Lewis Milestone en 1930 et Delbert Mann en 1979 pour la télévision) du célèbre roman éponyme d’Erich Maria Remarque, publié en 1929, qui est, ici, aux manettes d’un parfait thriller.
Même si le conclave, avec ses cardinaux enfermés sous les hauteurs de la Chapelle Sixtine, ne semble pas être le lieu le plus angoissant qui soit, Conclave réussit pourtant, avec une belle aisance, à distiller de l’inquiétude et du mystère autour d’intrigues et de manigances toutes plus tordues les unes que les autres. Par moments, dit un cardinal, on a l’impression d’être dans une convention électorale américaine. On serait tenté d’ajouter : ou au Palais-Bourbon. Lawrence a beau dire : « C’est un conclave, pas une guerre ! », son ami Bellini tempête : « C’est une guerre ! »
Rapidement, les favoris vont mettre le nez à la fenêtre. Voici le cardinal Bellini, un Américain libéral qui est persuadé que l’Église doit s’ouvrir au monde et dialoguer avec les autres religions. Tout le contraire du cardinal Adeyemi, un populiste nigérian charismatique qui voue les gays aux prisons de ce monde et dans l’enfer de l’autre. Il n’est pas loin du réactionnaire Tedesco qui dit, fort et clair, qu’il est temps de revenir au latin et que l’Église a besoin d’un pape italien. Quant au canadien Tremblay, il semble bien modéré et propre sur lui. Mais n’a-t-il pas une casserole aux basques ?
Parmi eux, Thomas Lawrence va développer, tout en discrétion et savoir-faire, des trésors de diplomatie pour mener à bien le déroulement du conclave. Mais lui-même obtient des voix lors des premiers tours de scrutin. Le cardinal aurait-il des ambitions cachées ? Et c’est sans compter sur l’arrivée aussi tardive qu’inattendue à Rome de Benitez, un Mexicain cardinal à… Kaboul. Mais il s’avère que le cardinal Benitez aurait été un proche du Saint-Père. Ce dernier aurait même financé un voyage de Benitez vers une clinique genevoise…
Si Conclave, bien parti dans la course aux Oscars, nous tient en haleine de bout en bout, c’est aussi que le Vatican et sa pourpre cardinalice est un décor de rêve. Idéal pour un chef-op qui veut faire de la belle image. Certes, pour cause d’autorisation impossible à obtenir du Vatican, Conclave a été tourné dans les studios de Cinecitta. Mais cela n’ôte rien à la majesté de la chapelle Sixtine ou à toutes les sombres coursives de la résidence Sainte-Marthe. On palpite volontiers à ces six tours de scrutin qui, en trois jours, vont définir le profil du nouveau pape.
D’ailleurs, le cinéma a souvent fait son affaire du Vatican, du pape et de tout l’aréopage de la place Saint-Pierre. Que l’on songe à Marco Bellochio et à son récent Enlèvement ou encore à Jude Law dans la série The Young Pope et bien sûr au Habemus Papam (2011) de Nanni Moretti dans lequel Michel Piccoli incarne le cardinal Melville, élu pape, suivi par un psychanalyste, qui « s’évade » dans Rome avant de revenir au balcon de Saint Pierre et d’annoncer aux fidèles et au monde : « Je ne suis pas le chef dont vous avez besoin »…
Ici, c’est à une belle brochette de comédiens de talent de nous faire vibrer. Le toujours excellent Ralph Fiennes est un Lawrence à la foi bouleversée qui tente de garder le cap dans une tempête électorale où tous les coups sont permis. Autour de lui, Stanley Tucci est un Bellini qui perd pied, John Lithgow un Tremblay distingué mais tordu ou Sergio Castellitto un Tedesco vénitien et fort en gueule. Enfin, on est ravi de retrouver Isabella Rossellini qui porte le voile gris de Soeur Agnès, discrète responsable de l’entretien et de la restauration des cardinaux, qui lâchera pourtant une bombe.
De la fameuse cheminée de la basilique Saint-Pierre, la fumée noire s’élève à plusieurs reprises. N’attendez pas la fumée blanche pour foncer voir ce thriller ecclésiastique.
CONCLAVE Drame (USA/Grande Bretagne – 2h) d’Edward Berger avec Ralph Fiennes, Stanley Tucci, John Lithgow, Isabella Rossellini, Sergio Castellitto, Carlos Diehz, Lucian Msamati, Balkissa Maiga. Dans les salles le 4 décembre.
L’alliance des musiciens et les amours des amies 
HARMONIE.- Chef d’orchestre de renommée internationale qui dirige l’orchestre de Cleveland tout en étant chef invité dans divers ensembles à travers le monde, Thibaut Désormaux répète, avec un orchestre, l’Ouverture d’Egmont de Beethoven lorsqu’il s’effondre à son pupitre. A l’hôpital, on diagnostique une leucémie. Thibaut a besoin d’une greffe de moelle. Il se tourne vers sa sœur, constate qu’elle n’est compatible et découvre surtout qu’il a été adopté. Thibaut n’a plus alors qu’une obsession : savoir d’où il vient. Dans le Nord de la France, il retrouve Claudine, la femme qui l’a élevé dans sa famille d’accueil et surtout il découvre l’existence d’un frère, Jimmy Lecoq, employé de cantine scolaire et qui joue du trombone dans la fanfare des mineurs de Walincourt dans le nord de la France. En apparence tout les sépare. Mais seulement en apparence.
En fanfare (France – 1h 43. Dans les salles le 27 novembre) est ce qu’il est convenu d’appeler, tant pis pour le français, un pur Feel Good Movie. Autant dire qu’on n’échappera probablement pas à une petite larme dans l’obscurité heureusement complice de la salle. Encore faut-il que ce genre d’entreprise sonne juste. Ce qui est exactement le cas du nouveau film d’Emmanuel Courcol, auteur d’Un triomphe (2021) qui racontait comment un acteur, animateur d’un atelier de théâtre en prison, faisait d’un groupe de détenus des interprètes vibrants de Beckett.
Ici, le cinéaste se penche sur les rapports entre deux frères qui ne se connaissaient pas jusque là et qui, de plus, n’ont rien en commun. L’un est un chef prestigieux, l’autre un déclassé qui galère sa vie, n’a plus guère de relations avec son adolescente de fille et ne parvient pas à voir que Sabrina, qui joue aussi dans la fanfare, en pince pour lui. Rien ne ne semble pouvoir les rapprocher, sauf une greffe et surtout l’amour de la musique. Thibaut baigne dans la grande musique, Jimmy joue Emmenez-moi de Charles Aznavour.
Mais, justement à cause de la musique, ces deux-là iront l’un vers l’autre. Thibaut détecte chez Jimmy des capacités musicales exceptionnelles et l’oreille absolue. Dans le garage de Jimmy, celui-ci possède une abondante discothèque. Les deux frères craquent, ensemble, sur le somptueux I Remember Clifford par le trompettiste Lee Morgan. Ensemble aussi, ils chanteront à tue-tête, le Laissez-moi danser de Dalida… Surtout, en pénétrant dans un univers inconnu -celui de la misère sociale- Thibaut va se mettre en tête de réparer l’injustice du destin. Du coup, Jimmy se prend à rêver d’une autre vie…
Le film cultive aussi un petit côté comédie sociale « à l’anglaise » et on songe aux Virtuoses (1996) qui racontait les aventures d’un brass band dans une petite ville minière du nord de l’Angleterre dont les houillères sont condamnées. Emmanuel Courcol trouve le ton juste pour montrer des gens généreux dans l’action malgré la cruauté de la vie. Il a aussi trouvé pour porter l’émotion et l’humanité des personnages, deux comédiens qui se glissent à merveille dans la peau de Thibaut et Jimmy. Benjamin Lavernhe est parfait en musicien émérite qui choisit de descendre de son pupitre. Quant à Pierre Lottin (qui jouait déjà dans Un triomphe et qu’on a vu chez Ozon dans Quand vient l’automne), il s’impose, à chaque apparition, comme une pointure du cinéma français. Son Jimmy est tout à la fois rageux et fragile.
J’ignore si ça marche, dans la vraie vie, mais, ici, on veut bien croire à une belle réconciliation aux accents de l’incontournable Boléro de Ravel qui fait vibrer les coeurs à l’unisson.
VARIATIONS.- C’est une voix of, celle du personnage de Victor en l’occurrence, qui plante le décor. Voici des rues et des places, des façades et des parcs de Lyon, voici enfin le couloir d’un lycée, celui où Joan, la femme de Victor, enseigne l’anglais. A Alice, sa meilleure amie, prof comme elle, Joan confie, en s’effondrant, qu’elle n’est plus amoureuse de Victor. Pire, elle souffre de se sentir malhonnête avec lui qui l’adule tant. Mais Alice la rassure : elle-même n’éprouve aucune passion pour Eric et pourtant leur couple se porte à merveille… Ce qu’Alice ignore, c’est qu’Eric entretient une liaison secrète avec Rebecca, leur amie commune… Lorsque, finalement, Joan décide de quitter Victor, l’existence des trois amies est largement bouleversée. D’autant que Victor disparaît dans un accident de la circulation…
Avec Trois amies (France – 1h57. Dans les salles le 6 novembre), Emmanuel Mouret signe son douzième long-métrage et poursuit dans cette veine qui lui est chère, celle qui traite de l’art d’aimer et de toutes ses nombreuses variations. Mais là où l’on pouvait s’attendre au ton enjoué et allègre qui caractérise des films comme les récents Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait (2020) ou Chronique d’une liaison passagère (2022), le réalisateur marseillais au look d’éternel jeune homme, adopte une gravité mâtinée de mélancolie pour évoquer, une nouvelle fois, l’amour et le hasard.
Pour Mouret, Trois amies, avec ses accents de mélodrame, est surtout une comédie dramatique dans le sens où le comique et le tragique y sont enlacés tout du long. Dans ce contexte, les personnages, tant féminins que masculins, sont placés face à des problèmes moraux. Joan est sentimentale et raisonnable mais en souffrance, Alice joue la carte de la sécurité mais se laisse aller à rêver lors de longs appels téléphoniques avec Stéphane, un peintre de renom. Quant à Rebecca, sa générosité en amour lui joue des tours « inamicaux ».
Mais les personnages de Trois amies n’ont rien de héros. Ils sont affectés, peuvent être égoïstes, capricieux, réagissent parfois avec maladresse, mais sont aussi capables de considération, de scrupules. Et tous se posent la même question : comment font les autres ? Ils sont parfois beaux, parfois un peu ridicules mais ne se retournent jamais comme les autres.« J’aime, dit le cinéaste, les personnages qui se trompent, qui recommencent et qui se trompent encore, comme Buster Keaton tombant et se relevant, chute après chute, et qui continue sans se retourner, sans blâmer quiconque. »
Avec pudeur et délicatesse, un poil d’irrationnel et toujours une étonnante musicalité (on entend aussi bien Bach, Beethoven, Carmen qu’Adelita d’Harry Ferri), Emmanuel Mouret construit une narration complexe qui donne un peu l’impression d’une histoire sans fin dont on a toujours envie de connaître la suite.
Enfin, Trois amies doit beaucoup à des comédiennes en verve. La trop rare India Hair est une Joan toute en sensibilité à fleur de peau. Camille Cottin (Alice) et Sara Forestier (Rebecca) lui donnent une belle réplique. Quant aux hommes (Damien Bonnard, Grégoire Ludig, Vincent Macaigne et Eric Caravaca), ils tentent de suivre le rythme dans les arcanes féminines de l’art d’aimer.