Les vies de Chuck, le mal-être de Katia et l’envol de Rose
EXISTENCE.- Dans la classe de Marty Anderson, un élève planche sur un texte de Walt Whitman. Quand soudain, la vie s’arrête. Exit l’étude du plus grand poète de la littérature américaine. Une partie de la Californie vient de disparaître dans le Pacifique. Pire que cela, les téléphones portables ne fonctionnent plus. Internet a aussi rendu l’âme. La télévision ne diffuse plus rien… sauf une étrange « pub » qui, avec le visage souriant d’un parfait comptable, salue les 39 merveilleuses années de Charles Krantz. Thanks Chuck ! Dans les rues de la ville, tout n’est qu’encombrements, embouteillages, désolation. Au point que les habitants abandonnent les voitures, partent à pied sans trop savoir où ils vont… Ici et là, on remarque le Thanks Chuck… Philosophes, Marty et son voisin sont bien obligés de constater que quelque chose se termine. La fin du monde, tout bonnement ? Dans le ciel, les étoiles et les planètes s’éteignent toutes.
Le comptable, on le retrouve, déambulant dans une ville où il est venu pour une réunion. Pas loin de là, une jeune musicienne de rue a installé sa batterie. Elle commence à jouer lorsqu’Arthur Krantz s’approche. Doucement, le comptable, gentiment étriqué, se met à bouger. Bientôt il se lance dans une chorégraphie aussi élégante qu’enlevée. Janice Halliday vient de quitter la librairie où elle a passé une journée de travail de sept heures. De plus, son petit copain l’a laissé tomber. Pas vraiment une journée de rêve ! Par la grâce de la musique et à cause de l’invitation de Chuck, elle va entrer dans la danse. Tous les deux offrent un superbe spectacle aux passants…
Ayant perdu ses parents dans un accident de la circulation, le petit Chuck est élevé par ses grands parents. Enfant, il passe une enfance heureuse. Sarah, sa grand-mère, est fan autant de cuisine que de rock. C’est elle qui lui donnera l’amour de la danse. Quant à Albie, son grand-père, c’est un homme des chiffres qui a malheureusement un penchant pour l’alcool. C’est pourtant avec lui que Chuck apprendra que la pratique des nombres est un art. Et puis, Albie garde les clés d’une pièce fermée de leur grande maison victorienne. Là haut, sous les toits, se cache un mystère qui ne cesse d’intriguer le gamin…
Après avoir déjà adapté plusieurs œuvres de Stephen King (Jessie en 2017 et Doctor Sleep en 2019), le réalisateur américain Mike Flanagan adapte, avec Life of Chuck (USA – 1h50. Dans les salles le 11 juin) une nouvelle presque joyeuse de l’un des auteurs les plus célèbres de la planète.
En trois chapitres qui remontent le temps, Flanagan raconte la vie extraordinaire d’un homme ordinaire. Le cinéaste se souvient avoir lu ce roman court pendant le confinement, en plein chaos, alors que tout semblait s’effondrer. « Pourtant, dit-il, ce texte parlait de beauté, de souvenirs, de la façon dont nos vies prennent sens quand on les regarde dans leur ensemble. Ça m’a profondément touché. Ce message me paraît encore plus important aujourd’hui. Le chaos est toujours là, mais cette histoire nous rappelle qu’il ne faut pas s’attarder sur les fins. Il faut célébrer ce qu’il y a entre le début et la fin — les liens, les moments, la création. Plus que jamais, des histoires comme celle-ci sont essentielles. Ma mission avec ce film était de présenter la réalité des enjeux de la vie de Chuck, mais de le faire sans désespoir ni cynisme. Et de souligner toutes les belles choses que King avait à dire sur la vie et l’art. Je n’ai jamais travaillé sur un projet aussi joyeux, un film qui ne contient pas une once de cynisme. »
Dans ce conte très lumineux et baigné d’onirisme, on entend revenir, comme un mantra, les mots de Whitman : « Je suis vaste. Je contiens des multitudes ». Comme l’existence de chacun, affirme le cinéaste. Avec une belle distribution (Tom Hiddleston, Chiwetel Ejiofor, Karen Gillan, Jacob Tremblay et Mark -Star Wars- Hamill), voici une aventure humaine teintée de tristesse mais qui séduit profondément.
AUTISME.- Katia flippe ! Dans l’open space de la petite société de communication où elle travaille comme documentaliste, la jeune femme ne sent pas à l’aise. Et comme la boîte annonce des licenciements économiques, Katia est encore un peu plus stressée. Elle répète : « Je suis virée ? » Pourtant elle fait bien son boulot et tout le monde loue son professionnalisme. Son amie Marie, avec qui elle pratique la boxe, lui dit bien de ne pas trop s’en faire, mais justement rien n’y fait. Fred, son amoureux avec qui elle vient de renouer après un moment de flottement, lui avoue qu’il est malheureux sans elle mais ajoute « Tu n’es pas la fille la plus simple non plus ! »
Quatrième long-métrage de cinéma de Lola Doillon (la fille de Jacques Doillon), Différente (France – 1h40. Dans les salles le 11 juin) est un film tout à fait malin qui fonctionne comme une comédie dramatique et même romantique lorsque se dessine la reprise du sentiment amoureux qui unit Katia et Fred. Mais, dans le même temps et sans que le propos ne devienne documentaire (à ce propos, la série Voyage en Autistan est tout à fait remarquable), Différente va s’imposer comme un magnifique portrait d’une jeune femme qui mène une vie ordinaire. Sa relation amoureuse avec Fred n’est certes pas un long fleuve tranquille d’autant qu’il imagine partir vivre avec elle au Conquet. Son travail, pourtant précis et sérieux, la met dans des états profonds de stress. Et elle se demande, sans comprendre, pourquoi elle est toujours si mal dans son être.
C’est lorsque, par hasard, son rédacteur en chef lui demande de préparer un reportage sur l’autisme que Katia va avoir, d’une certaine manière, la révélation de sa différence. Pour les besoins de son enquête, Katia assiste à un colloque et doit interviewer Romane Vainedeau, experte du sujet (interprétée par Julie Dachez, elle-même experte et conférencière sur l’autisme). Rapidement, elle entend parler d’Asperger, de trouble du spectre autiste sans déficience intellectuelle, du fait que les femmes autistes réussissent mieux à se camoufler socialement. Au gré de ses recherches, Katia va s’interroger sur son identité. Devant faire face au doute de Fred (Thibaut Evrard) et au déni de sa mère (Mireille Perrier), Katia va consulter une spécialiste et obtenir un diagnostic. « Vous n’êtes pas inférieure. Vous êtes différente » lui dit cette experte.
Si la cinéaste place au centre de son propos le cheminement amoureux de Fred et Katia pour observer le décalage des ressentis et des réactions (« Comment tu montres à quelqu’un que tu l’aimes ? » s’interroge le couple), pour confronter leurs états de doute, d’appréhension, de soulagement à leurs sentiments amoureux, Différente, qui se déroule dans les décors de Nantes, offre aussi une représentation de l’autisme éloigné des stéréotypes habituels. Lola Doillon, en s’entourant de spécialistes, évoque la difficulté du diagnostic, le manque de professionnels formés, le retard de la France, l’influence de la psychanalyse, la difficulté d’accès à l’emploi ou à obtenir les aménagements nécessaires. Mais tout cela passe tout en finesse car on ne perd jamais de vue Katia et son parcours de vie. La réalisatrice colle quasiment toujours à ce personnage fragile auquel sa mère se plait à rappeler l’enfant « sauvage » timide et craintive qu’elle était mais qui devenait très loquace quand elle devisait avec son amie imaginaire. Et finalement, une surprise viendra bouleverser le couple… Si Différente est une œuvre forte et intense, c’est dû aussi à l’interprétation incandescente de la comédienne et musicienne Jehnny Beth. On ne l’oublie plus !
EMANCIPATION.- Par un été chaud et étouffant, Rose et sa fille Sofia se rendent à Almeria, station balnéaire du sud de l’Espagne. Rose, qui se trouve clouée dans un fauteuil roulant, vient consulter l’étrange docteur Gómez qui pourrait soulager les souffrances de Rose dont les jambes se dérobent sous elle quand elle tente de se lever et de marcher. Jusque-là entravée par une mère possessive, Sofia se sent pousser des ailes surtout lorsqu’elle croise, sur la plage, l’énigmatique Ingrid. Cette baroudeuse libre et cool qui ne fonctionne que selon ses règles, fascine Sofia qui va peu à peu céder à son charme magnétique. Tandis que Sofia s’émancipe, Rose ne supporte pas de voir sa fille lui échapper. Bientôt de vieilles rancœurs qui pèsent depuis longtemps sur la relation entre les deux Britanniques vont éclater au grand jour…
Premier long-métrage de la scénariste anglaise Rebecca Lenkiewicz, Hot Milk (Grande-Bretagne – 1h32. Dans les salles le 28 mai) est une adaptation du roman éponyme de l’Anglaise Deborah Levy qui fut, à la parution du livre en 2016, comparée à Virginia Woolf.
Après avoir notamment travaillé comme scénariste sur deux portraits de femmes (Ida de Pawel Pawlikowski en 2013 et Déobéissance de Sebatian Lelio en 2017) puis sur She Said (2022) de Maria Schrader sur la naissance du phénomène #MeToo, Rebecca Lenkiewicz s’attache, ici, à un nouveau projet autour de trois femmes prises, chacune à sa manière, dans un solide dilemme. Sur une terre étrangère où elles sont venus dans l’espoir d’une potentielle « guérison », la mère et la fille vont être amenées à s’éloigner l’une de l’autre. Malgré les efforts de Gomez, Rose va devoir s’accepter tandis que Sofia va enfin s’arracher à une pesante dépendance en apprenant à s’imposer, poussée par Ingrid en révélateur amoureux. Evoquant la relation entre Sofia et Ingrid, Vicky Krieps, l’interprète de cette dernière observe : « Il y a des gens qu’on rencontre et qui vous accompagnent dans la vie, et d’autres qu’on rencontre et qui vous aident à grandir, à évoluer, à progresser. C’est douloureux pour Sofia, mais c’est ce qui va lui permettre de se projeter dans un nouvel avenir. »
A son directeur de la photo Christopher Blauvelt, la cinéaste a indiqué deux références pour créer l’univers visuel du film, d’une part Tous les autres s’appellent Ali (1974) de Fassbinder et certains aspects de 37°2 le matin (1986) de Beineix. Si l’action se passe en Espagne, le film a cependant été essentiellement tourné à… Marathon, station balnéaire populaire à une heure de route au nord d’Athènes et aussi dans la capitale grecque.
Si son récit est parfois hésitant et amène le spectateur a décroché, le film vaut par sa dimension féministe et par sa belle interprétation avec Fiona Shaw (Rose), une grande dame de la scène et du cinéma britannique, la Franco-anglaise Emma Mackey (vue dans Eiffel de Martin Bourboulon en 2022) qui incarne une Sofia étouffée puis bouleversée et enfin la Luxembourgeoise Vicky Krieps, découverte dans Phantom Thread (2017) de Paul Thomas Anderson, qui passe comme une lumineuse et torride étoile filante.