Mariana, la fille qui avait un coeur grand comme ça

Mariana (Mélanie Thierry), une prostituée généreuse. DR

Mariana (Mélanie Thierry),
une prostituée généreuse. DR

Dans la nuit noire, une lampe éclaire une femme et un enfant avançant dans un sombre boyau. « Viel Glück » dit la lampe avant de s’éloigner et de laisser les deux avancer dans les eaux croupies d’un égout. En cette année 1943, au coeur de l’Ukraine, Yulia sait qu’il ne fait pas bon être juif. Alors, même si son coeur se brise, elle a décidé de confier son fils Hugo à Mariana, son amie d’enfance.
Celle-ci exerce le plus vieux métier du monde dans une maison close à la sortie de la ville. Sous le regard inquiet d’Hugo, Yulia tombe dans les bras de Mariana. « Je sais que vous êtes dans la merde mais là ! » Tout Mariana est dans cette vanne. Elle n’a pas la langue dans sa poche mais elle a un coeur grand comme ça. Tandis que sa mère disparaît dans la nuit, Hugo se retrouve dans un réduit donnant dans la chambre de Mariana. Elle lui confie un code -elle siffle entre ses doigts- pour communiquer si besoin est. Désormais toute l’existence du gamin est liée aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine ou entrevoit à travers des ouvertures dans la cloison.
Marre de la Shoah ! En ces temps décomplexés, voilà bien des propos que l’on peut entendre. Et définitivement ne jamais admettre. Parce qu’on ne saurait faire fi de la mémoire du long et terrible cortège d’ombres défigurées, des affreuses files de Nuit et Brouillard, saluées par Malraux dans son fameux discours pour l’entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon.
Emmanuel Finkiel note que, dès qu’on aborde l’Holocauste, « on étiquette « film sur la Shoah », sans même essayer de voir si la proposition est différente, singulière. On risque effectivement de se faire enfermer dans une boîte. Mais faire un film est une nécessité, quelque chose de plus fort que tout et submerge ce type de considérations. Ça répond à des questions personnelles, peut-être à quelque chose à régler dans sa propre vie. En travaillant sur La Chambre de Mariana il m’est apparu progressivement que je n’avais pas fini d’explorer mon roman familial alors que je pensais en avoir fini avec La douleur. » De fait, après Voyages (1999) et La douleur (2017), le cinéaste donne ici le troisième volet d’une œuvre mémoire entreprise il y a bien longtemps déjà.

Mariana et Hugo (Artem Kyryk). DR

Mariana et Hugo (Artem Kyryk). DR

Au départ du film, il y a un roman plus ou moins autobiographique d’Aharon Appelfeld, romancier et poète israélien (1932-2018) qui le publia en 2006 avant une traduction française en 2008 aux éditions de l’Olivier.
Séparé très jeune de ses parents en raison de la guerre, Appelfeld a vécu pendant quatre ans, seul, dans la forêt, rencontrant tout le bas peuple ukrainien. Il dira, après la guerre: « J’ai rencontré plus de spiritualité et de sainteté dans ce petit peuple ukrainien que je n’en avais connu dans ma famille de Juifs assimilés ». Sa famille, bourgeoise, parlait allemand et avait un rapport lointain à la religion et se sentait au-dessus des baragouineurs de yiddish. Au cours de sa longue période de survie en forêt, Appelfeld a rencontré des prostituées dont il s’est inspiré pour écrire La chambre de Mariana.
Lorsqu’on proposa à Finkiel d’adapter ce livre, cela réveilla des choses très personnelles liées à son histoire familiale, réveillant, de façon très codée son imaginaire familial. « Chaque personnage, dit le metteur en scène, évoque symboliquement des membres de ma propre famille. Mariana, la prostituée non juive, est une sorte de représentation symbolique de la nourrice qui m’a élevé. Derrière la petite Anna, la chère cousine d’Hugo, se cache la figure du petit frère de mon père, arrêté à la rafle du Vel d’Hiv en 1942 et envoyé mourir à Auschwitz… C’est en travaillant à l’adaptation que, petit à petit, la figure centrale du roman, le jeune Hugo, s’est apparenté à celle de mon propre père, adolescent resté orphelin au lendemain de la guerre et marqué à jamais. »

Dans le huis-clos... DR

Dans le huis-clos… DR

Cependant, Finkiel s’inscrit dans une pure et belle fiction avec cette fantasque Mariana, prostituée haute en couleurs pour laquelle la présence d’Hugo est à la fois un poids, une irréfutable obligation morale, un jeune ami et enfin une présence inattendue, celle de l’enfant qu’elle n’a jamais eu. Finkiel ne fait pas de Mariana une sainte laïque. C’est un personnage contradictoire et complexe, à la fois ensoleillée et dépressive, alcoolique dans le déni et terriblement en vie. C’est une énergie pure dont Hugo va s’inspirer pour survivre, lui qui voit, très souvent, passer devant ses yeux, dans l’obscurité de sa soupente, les images mentales des ombres tragiques de son pharmacien de père, d’Anna, sa cousine amoureuse de lui et évidemment de cette mère tant aimée.
Filmé dans un format carré 1/37 qui enferme les personnages, La chambre de Mariana est un huis-clos dans lequel se multiplient les champs barrés, les amorces, les cadres dans le cadre. Privé de ce sens qu’est la vue, Hugo, dans son placard, n’a, pour comprendre ce qui se trame autour de lui, que des fissures, des interstices et ce qu’il entend, y compris les bruits de copulation inhérents au fonctionnement d’un bordel qui va devenir le cadre d’un petit monde en forme de communauté. Dedans, c’est l’imaginaire, y compris celui du désir charnel naissant, qui fonctionne à plein, dehors c’est le réel dans toute sa cruauté. Ainsi, lors de sa seule « évasion » de sa chambre, Hugo sera confronté à un charnier nazi dans la forêt.

Au coeur d'une maison close ukrainienne... DR

Au coeur d’une maison close ukrainienne… DR

A cause de la guerre en Ukraine, Emmanuel Finkiel a tourné son film en Hongrie mais à l’exception de Mélanie Thierry (qu’il retrouve après lui avoir confié le rôle de Marguerite Duras dans La douleur), les comédiens sont, si l’on peut dire, du cru. A commencer par Artem Kyryk qui campe brillamment un Hugo subtil, attentif et doucement bousculé par un sentiment amoureux. Evidemment le film repose sur les épaules de Mélanie Thierry. On sait qu’elle a appris l’ukrainien pour les besoins du film. Avec une grâce bouleversante, elle fait de Mariana un personnage splendide et généreux jusqu’au don de soi.
Non, la fille de joie n’est pas triste au coin de la rue là-bas… D’ailleurs, elle siffle et Hugo se demande, avec un fin sourire, si Mariana ne va pas réapparaître.

LA CHAMBRE DE MARIANA Drame (France – 2h11) d’Emmanuel Finkiel avec Mélanie Thierry , Artem Kyryk, Julia Goldberg, Yona Rozenkier, Minou Monfared, Anastasia Fein, Olena Khokhlatkina, Olga Radchuk, Valerii Bartkovska. Dans les salles le 23 avril.

Laisser une réponse