De Jessica à Julie, tant et tant de galères

Dans la maison maternelle...

Dans la maison maternelle…

Une jeune fille attend à un arrêt de bus. Tandis qu’elle se déplace, on remarque son ventre rond. A une femme, elle demande : « Madame vous attendez une fille qui s’appelle Jessica ? » En quelques images, les frères Dardenne installent une atmosphère. On est tout de suite du côté de cette Jessica qui va éclater à propos de sa mère qui l’a jetée. « Elle t’a placée » corrige une éducatrice. Allongée sur son lit, Jessica s’angoisse. Elle ne sent plus son bébé. Une blouse blanche l’ausculte. « Son coeur bat normalement ! » lui dit-elle en lui tendant son stéthoscope. Soulagée, Jessica lui saute au cou. « Ma mère, elle, ne veut pas de moi ». Elle l’embrasse, l’étreint. « Tu me mords, Jessica ! »
On ne peut s’empêcher en regardant vivre Jessica de songer à Emilie Dequenne, trop tôt disparue. Sans qu’il y ait de ressemblance physique, Jessica est bien la sœur en galère de Rosetta, la jeune ouvrière rebelle, en guerre pour retrouver son travail dans le film éponyme qui valut, en 1999, à l’unanimité du jury, la première Palme d’or des frères belges (la seconde vint en 2005 pour L’enfant) et le prix d’interprétation féminine à la jeune débutante de 18 ans.
Tenants, au même titre que leur confrère britannique Ken Loach, d’un cinéma social européen, on retrouve d’emblée, ici, un style qui s’est nourri autant du néoréalisme italien que des œuvres de Maurice Pialat. Ainsi, dans les pas de Jessica et des autres pensionnaires, on se glisse dans cette communauté qu’est la maison maternelle qui accueille des jeunes mères. « On mange quoi ? » demande l’une. Des pâtes aux courgettes, propose l’autre. L’entraide règne. Mais dehors, le monde ne cesse d’être cruel.
Perla s’en va promener son bébé. Elle retrouve son copain Robin dont on comprend qu’il vient de sortir de prison. Perla lui apporte de quoi se rouler un joint. « Je me sens bien comme un vrai couple ! » glisse Perla. Mais Robin ne lui fait même pas une petite caresse sur le main ou sur la joue. Il s’en va voir ses copains. « Un bébé, ça ne va pas tout arranger ! » La gamine tremble. Elle refuse de donner le biberon à son bébé. « J’ai peur. Je me sens comme du sable ! »

Perla (Lucie Laruelle) et Ariane (Janaina Halloy Fokan)

Perla (Lucie Laruelle)
et Ariane (Janaina Halloy Fokan)

En décembre 2023, pour l’écriture d’un scénario, les Dardenne visitent ce que l’on nomme une maison maternelle. Ils échangent avec les jeunes mères célibataires, pour la plupart mineures, les éducatrices, la psychologue. Ils sont d’abord attirés par la vie commune dans ce lieu, les repas, les bains donnés aux bébés, les discussions à propos de thèmes liés à la maternité, à la violence, aux addictions…
Les cinéastes songent à l’histoire d’une jeune femme dont un versant de la vie était d’être la mère d’un bébé avec lequel elle cherchait à trouver le contact, le lien. Après avoir passés quelques heures dans ce lieu près de Liège, ils décident d’y revenir et d’y rester plus longtemps pour, disent-ils, « approcher les vies personnelles des jeunes mères car s’il y a bien des moments de vie commune, il y a aussi et surtout des vies solitaires de jeunes femmes aux prises avec leurs angoisses et espoirs, parfois illusions… »
Avec ce matériau, les deux réalisateurs belges vont écrire, pour leur treizième long-métrage, une aventure avec quatre personnages principaux et un cinquième (Naïma) dont l’histoire est brève. Ils rassemblent, ici, quatre trajectoires en les entremêlant avec une impressionnante fluidité et en s’attachant à porter attention à l’individualité de chaque personnage. Cela, tout en mettant clairement en lumière ce qui les relie. La maternité précoce liée à la détermination sociale de la pauvreté et des carences affectives.
A travers tout le film, porté par d’excellentes comédiennes débutantes ou quasiment, on évoque ainsi la famille d’où elles viennent, où elles retourneront ou ne retourneront pas, le père souvent absent ou inexistant, l’avenir avec l’enfant ou sans l’enfant confié à une famille d’accueil ou encore leur avenir scolaire et professionnel, leur capacité de vie autonome.

Julie (Elsa Houben).

Julie (Elsa Houben).

Filmées au plus près avec un regard empathique, Perla se souvient d’une mère alcoolique qui avait noyé son canari dans l’eau des toilettes. Ariane, elle, retrouve sa mère. Cette dernière l’assure qu’elle ne boit plus, qu’elle a viré son compagnon toxique. Lamentable, elle demande : « Tu dois me pardonner et on recommence à zéro ». Sa fille, dans un souffle, « Je ne vais pas revenir! Je ne veux plus connaître la misère, c’est tout. » Elle montre à Ariane la pièce repeinte dans son petit appartement délabré et explose : « Pourquoi t’es froide avec moi? Qu’est-ce que cette connasse de psy t’as mis dans la tête ! »
Ariane est décidée à placer sa petite Lili dans une famille d’accueil. A sa mère : « Maman, c’est toi qui voulait un bébé, pas moi ! » et se prend une gifle. Lorsqu’enfin, Ariane rencontrera la famille d’accueil, elle leur posera une question. « Vous faites de la musique ? Je voudrais que vous lui appreniez la musique… » La musique (ou le tennis) comme une manière d’échapper à la pauvreté.
Comme une histoire sans fin qui est celle de jeunes existences fracassées, Jeunes mères (en compétitions à Cannes) s’avance, implacable, dans une sorte de routine ou de répétition placée sous le signe de la détresse. Voilà Julie qui a peur de replonger dans la drogue et qui éclate en sanglots parce qu’elle a oublié de récupérer sa petite Mia à la crèche. Mais une éducatrice l’encourage : « Vous avez réussi à sortir de la rue ». Et l’on retrouve Jessica complètement obsédée par l’idée de revoir la mère qui l’a abandonnée. Mais celle-ci ne veut rien entendre. Jessica insiste pourtant. « Tu veux de l’argent ? T’as pas le droit de revenir dans ma vie. » lâche la mère.

Jessica (Babette Verbeek) et sa mère (India Haïr). Photos Christine Plenus

Jessica (Babette Verbeek) et sa mère (India Haïr).
Photos Christine Plenus

Perla se fait larguer par son petit ami. « C’est mieux qu’on ne se voit plus ! » Dans un parking, Julie a repiqué à la drogue. « T’as craqué, ça arrive » lui dit Dylan. Jessica questionne sa mère : « Avant de me placer, tu m’as pris dans tes bras? »
Avec Dylan et Mia, Julie rendra visite à l’institutrice qui lui a appris les vers de L’adieu d’Apollinaire. « J’ai cueilli ce brin de bruyère – L’automne est morte souviens-t’en – Nous ne nous verrons plus sur terre – Odeur du temps brin de bruyère – Et souviens-toi que je t’attends »
Et puis cette dame se met au piano pour jouer quelque chose de gai. Dans ce film sans musique, s’élèvent les accents enjoués de la Marche turque de Mozart. Julie et Dylan sourient. Mia gazouille. Comme une lueur d’espérance dans un monde sans joie ?

JEUNES MERES Drame (Belgique – 1h45) de Jean-Pierre et Luc Dardenne avec Babette Verbeek, Elsa Houben, Janaina Halloy Fokan, Lucie Laruelle, Samia Hilmi, Jef Jacobs, Gunter Duret, Christelle Cornil, India Hair, Joely Mbundu, Claire Bodson, Eva Zingaro, Adrienne D’Anna, Mathilde Legrand, Hélène Cattelain, Selma Alaoui. Dans les salles le 23 mai.

Laisser une réponse