LE MYTHE ET SON DEMIURGE

Récemment couronnées du prix 2020 du meilleur album sur le cinéma, décerné par le Syndicat français de la critique de cinéma, pour le superbe Cassavetes par Cassavetes dû à la plume de Ray Carrey, les éditions Capricci publient, cette fois conjointement, deux ouvrages qui se répondent à merveille puisqu’il s’agit d’un Marlène Dietrich et d’un Josef von Sternberg…

Marlene DietrichVOIX.- C’est la Marlène recluse de l’avenue Montaigne qui ouvre ce livre, pour l’entendre confier au téléphone à son ami Louis Bozon sa consternation, en août 1987, devant le « duo » Chirac-Madonna et la « vulgarité » de cette dernière. Voilà huit ans que Marlène est alitée dans son appartement parisien. Le 29 septembre 1975, dans un théâtre de Sidney, sa carrière s’est achevée par une fracture ouverte de la jambe gauche…  Exit les gambettes qui battaient la mesure de nos fantasmes dans ce Blaue Engel qui, selon elle, fut la première étape de sa carrière…
Des livres sur Marlène, on en compte beaucoup. Camille Larbey apporte joliment son écot en nous entraînant à nouveau des cabarets miteux de Berlin aux plateaux d’Hollywood.  Marlene Dietrich a connu tous les extrêmes et a traversé le siècle avec une passion qui la démarque de la divine Garbo, sa grande rivale des débuts. Marlene sait aussi que son atout réside dans une voix inimitable, suave et cajoleuse. Sans doute pas exceptionnelle mais capable d’envoûter le public. Et tant pis si cette envoûteuse passe, dans la « bio » rédigée par sa fille Maria, pour un monstre d’égoïsme et de lubricité.
Dans Morocco, son second film avec Sternberg après L’ange bleu, elle incarne encore une princesse des bastringues. Cette fois, c’est son personnage qui se perd pour les beaux yeux du légionnaire Gary Cooper. Sternberg met sa plastique en évidence mais aussi sa voix avec trois chansons. Chapeau claque et smoking d’homme, Marlène chante dans un cabaret, s’approche d’une femme et lui pose un baiser sur la bouche. Rien de tel pour rejoindre Garbo et Katherine Hepburn, celles qui brouillèrent, à l’écran comme à la ville, les notions d’identité de genre dans l’Amérique de la Grande Dépression… L’auteure évoque la naturalisation américaine qui fit d’elle une « traîtresse à la patrie », son engagement durant la Seconde Guerre mondiale, ses récitals pour les GI’s, ses amours avec Gabin pour lequel elle mitonne pot-au-feu et cassoulet, ses violentes prises de bec, pendant le tournage de Rancho Notorious, avec Fritz Lang qu’elle traite d’Hitler, les galas, le retour mouvementée en Allemagne, un livre américain de… cuisine (qui déconseille le ketchup) et puis viendront les tours de chant… La Dietrich est morte le 6 mai 1992. Le lendemain, s’ouvrait le Festival de Cannes. Avec son portrait (dans Shanghaï Express) sur l’affiche officielle. Le mythe, encore. Même si, comme l’observe Camille Larbey, à trop dériver dans son propre mythe, Marlene Dietrich avait fini par se perdre. Dans ses affaires, on retrouvera une vieille photo d’elle datant des années 1920, avec, au revers, cette mention écrite au crayon de papier : « Is this me? »

MARLENE DIETRICH CELLE QUI AVAIT LA VOIX. Camille Larbey. Editions Capricci. 112 pages, 11,50 euros. En librairie le 18 mars.

SternbergDESIR.- Dans son livre, Camlille Larbey évoque les longues séances durant lesquelles Josef von Sternberg regarde des photos en consultant des catalogues d’agences. A propos de l’actrice, un assistant avait tranché : « Son cul n’est pas mal, mais vous cherchez plutôt un visage, non ? » Cependant l’indifférence affichée de Marlene plaît au metteur en scène. Dans ses mémoires, avec l’emphase du découvreur de talent touché par la grâce, Sternberg compare celle qu’il qualifie de « boule de féminité » à un modèle du peintre décadentiste Félicien Rops dont même Toulouse-Lautrec aurait applaudi la beauté des deux mains. Rien de moins.
Né à Vienne en mai 1894 dans une famille juive de la classe moyenne, Jonas Sternberg devenu Josef von Sternberg est à l’origine d’une des carrières les plus accidentées de l’histoire du cinéma américain. Après des années d’assistanat, il tourna l’un des premiers films indépendants, claqua la porte de plusieurs plateaux, partit filmer en Allemagne, en Angleterre puis au Japon, découvrit Marlene Dietrich, fut monteur pour d’autres et directeur de la photographie pour lui-même, réalisa un peu partout des morceaux de films, dégringola plusieurs fois les marches de la gloire pour les remonter une à une.
Personnage hautain et artiste convaincu de son propre génie, Sternberg a légué au cinéma un gisement de chefs-d’œuvre éblouissants, certains reconnus (L’Ange bleu -son seul film allemand-, Morocco, Agent X27, Shanghaï Express, The Shanghai Gesture tous avec Marlène), d’autres oubliés (Les Damnés de l’océan) ou demeurés secrets (The Salvation Hunters, Fièvre sur Anatahan). Il a dépeint les états extrêmes de l’amour, fait de l’aliénation et du manque ses motifs privilégiés et su distiller un désir aux abois dans lequel ses personnages, grandioses et misérables, se consument dans une grande parade enfiévrée. Nul romantisme chez Sternberg mais un appel lancinant vers le mouvement des corps…
Critique de cinéma au Monde, Mathieu Macheret se meut en archéologue des émotions et procède à un exercice d’admiration à propos d’une œuvre parmi les plus farouchement insolites et tragiques sensuelles jamais tournées à Hollywood. Tout en relevant la relation ambiguë de Sternberg avec la Cité des rêves : « Il en détestait la vulgarité et la bêtise, mais n’aurait jamais pu travailler ailleurs qu’au sein des studios, dont la capacité à susciter des mondes imaginaires répond profondément aux besoins de son style. » Et on savoure in fine ce chapitre sur le… collant où l’auteur écrit : « Faire écran, barrer le passage du visible, ne pas montrer trop vite, mais faire sentir le cœur qui palpite, le cœur qui bat en dessous, la pulsation des veines et des artères, ce cœur révélateur de l’individu brûlant de toute sa solitude : voilà tout l’art de Josef von Sternberg. »

JOSEF VON STERNBERG LES JUNGLES HALLUCINEES. Mathieu Macheret. Editions Capricci. 216 pages, 20 euros. En librairie le 18 mars.

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