Douloureux retour à la famille

"C'est juste un déjeuner en famille. C'est pas la fin du monde..."

« C’est juste un déjeuner en famille.
C’est pas la fin du monde… »

Né en Haute-Saône en 1957, grandi à Valentigney auprès de parents ouvriers chez Peugeot, Jean-Luc Lagarce fut un dramaturge et un metteur en scène remarquable. Il est aujourd’hui l’un des auteurs contemporains les plus joués en France et aussi dans le monde. Emporté par le sida à l’âge de 38 ans comme d’autres dramaturges de sa génération tels que Jean-Marie Koltès, Copi ou encore l’écrivain Hervé Guibert auquel Lagarce fait référence dans Juste la fin du monde, la pièce qu’il écrivit à Berlin en 1990.

Dans l’avion qui le ramène vers une famille quittée voilà douze années, Louis, 34 ans, s’interroge sur la variété de motivations qui le pousse à aller vers les siens et sur la variété de motivations qui pourrait le pousser à revenir sur ses pas. Car si Louis fait le voyage, c’est qu’il a décidé de parler aux siens de sa mort prochaine, peut-être, pense-t-il, pour avoir « l’illusion d’être mon propre maître… »

C’est dans la cuisine de son amie Anne Dorval, l’explosive mère de Mommy (2014), que Xavier Dolan, peu de temps après J’ai tué ma mère (2010), a découvert Juste la fin du monde. La comédienne avait interprété la pièce en 2001 et vantait, enthousiaste, la langue si intensément particulière de Lagarce. Curieusement, à la lecture de la pièce, le jeune cinéaste ressentit, dit-il, comme un blocage intellectuel. Il fallu que le temps passe, que le jeune homme devienne un homme pour qu’il se mesure aux mots de Lagarce. Mieux encore, Dolan relève, dans son film, le défi de conserver la langue de l’auteur franc-comtois. D’ailleurs, on se demande ce que serait devenu Juste la fin du monde sans les mots, les interjections, les redites, les hésitations, les maladresses, les fautes de grammaire même, qui font la puissance et l’originalité du texte…

Nathalie Baye et Gaspard Ulliel.

Nathalie Baye et Gaspard Ulliel.

Ecrivain, Louis débarque donc de son avion, embarque dans un taxi et arrive dans la belle campagne (le film a été tourné au Québec) où se trouve la maison familiale. La mère, dont les doigts sentent encore le baba ganoush concocté pour le déjeuner, n’a pas fini de se faire les ongles et Suzanne, la soeur, s’engueule vertement avec elle avant de reprocher à Louis d’avoir pris un taxi: « J’aurais pu venir te prendre… » Catherine, l’épouse d’Antoine, le frère de Louis, ne l’a jamais rencontré mais cela ne l’empêche pas de lui raconter immédiatement ses histoires d’enfants. Le petit dernier est le portrait craché d’Antoine mais, affirme-t-elle, « on dit ça de tous les enfants »

Juste la fin du monde (Grand prix du Festival de Cannes) va alors s’imposer comme l’une des oeuvres les plus exemplaires du style Dolan. Dans cette famille où fleurissent les banalités qui sont comme des reproches masqués contre l’absence de Louis, où les paroles servent constamment de fuite et masquent, par leur flot même, le malaise, le cinéaste québécois pose sa caméra au plus près des êtres pour sentir, en scrutant les visages en gros plan, les tourments, la nervosité, les émotions criées ou muselées, les silences, les souffles…

Léa Seydoux.

Léa Seydoux.

Xavier Dolan prend en charge successivement chaque personnage pour le ciseler, avec une force magnifique. Catherine qui s’enferre dans des bavardages absurdes, irritants et presque insupportables pour finir par blesser Louis avec un « Puisque vous n’aurez pas d’enfants… » Suzanne, la soeur, tatouée et fumant constamment du shit, déverse sa tristesse, son incompréhension (« Je gamberge… C’est con que tu sois parti… »), reproche à Louis de n’avoir jamais envoyé que des cartes postales que tout le monde peut lire… Antoine, le frère aîné, est un type brutal, malheureux, taiseux quand il ne lance pas une vacherie à Louis, Suzanne ou Catherine. Mais il avoue aussi: « Les gens qui ne disent jamais rien, on croit juste qu’ils veulent entendre… » Quant à la mère, qui vit dans le passé (ah, la formidable séquence des « histoires du dimanche »!), elle confie à Louis: « Je ne te comprends pas mais je t’aime » tout en lui demandant de « valoriser » les siens… Face à ces quatre personnages emportés dans un maëlstrom parfois hystérique de paroles, Louis est dans un quasi-silence. A un ami, au téléphone, il dit: « Quand je sentirai que c’est le moment… » Mais le moment viendra-t-il?

Avec l’abondante matière fournie par Lagarce -et tout en la respectant remarquablement- Xavier Dolan fait son (meilleur) cinéma. Il sait se faire énigmatique (les mains d’un enfant couvrant les yeux de Louis dans l’avion), il capte la pure beauté d’une image (deux ballons rouges s’élevant dans le ciel au fond d’un plan), il joue avec les flous, le temps présent, les souvenirs, cultivant des suspensions, usant somptueusement des sons et de la musique de Gabriel Yared. Et puis il réussit des scènes d’anthologie. Le moment où Louis et sa mère se serrent dans les bras est à pleurer de beauté. On imagine l’instant où Louis va se confier et puis son regard, perdu et embué, se détourne dans un regard-caméra splendide. Et que dire de la fin avec ce plan sur un oiseau mourant dont le petit corps respire mal…

Marion Cotillard et Vincent Cassel. Photos Shayne Laverdière/Sons of manual

Marion Cotillard et Vincent Cassel.
Photos Shayne Laverdière/Sons of manual

Enfin, Xavier Dolan, qui veille à tout dans son cinéma puisqu’il produit, scénarise, réalise, monte, veille à la lumière, aux décors, aux costumes, est aussi un fameux directeur d’acteurs. Nathalie Baye, perruquée de noir, est une mère sublime, terriblement sublime. Léa Seydoux est une Suzanne parfaite, gueularde et pathétique. Vincent Cassel est un Antoine brutal et désespéré qui ne veut pas qu’on le « confusionne » avec des mots. Marion Cotillard, en Catherine, n’a jamais été aussi brillante. Et c’est elle, la timorée bavarde, qui aura peut-être l’intuition ultime avec ce « Combien de temps… » adressé à Louis et laissé en suspens. Enfin Gaspard Ulliel, double de Lagarce et alter-ego de Dolan, donne un corps et un regard à Louis. Pesant et gracieux, douloureux et éperdu. Magnifique!

Les mots de Jean-Luc Lagarce nous trottent, longtemps après, dans la tête. Les images de Xavier Dolan nous reviennent, éblouissantes, dans les yeux. Et on songe, un instant, on ne sait pourquoi, à Jacques Brel quand il chantait « Ces gens-là »… Du grand cinéma!

JUSTE LA FIN DU MONDE Drame (Canada – 1h35) de Xavier Dolan avec Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Léa Seydoux, Vincent Cassel, Marion Cotillard. Dans les salles le 21 septembre.

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