Juste une image…

Gassman
À Rome, le jour férié du Quinze août, la ville est déserte. Bruno Cortona, la quarantaine vigoureuse, amateur de conduite sportive et de jolies femmes, déambule dans sa Lancia Aurelia B24, à la recherche d’un paquet de cigarettes et d’un téléphone public.
Par hasard, il croise Roberto Mariani, un étudiant en droit resté en ville pour préparer des examens. Sous l’impulsion de l’exubérance et du sans-gêne de Cortona, ils entreprennent un voyage en voiture qui les emmènera vers des destinations toujours plus lointaines. Dans les pas de Cortona, le jeune étudiant va découvrir l’écart entre la réalité et ce qu’il imaginait concernant l’amour et les rapports sociaux.
Considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma de Dino Risi, Il sorpasso (en v.o.) est surtout l’une des fresques les plus représentatives de l’Italie du bien-être et du miracle économique, cette période de l’histoire italienne de très forte croissance économique entre les années 1958 et 1963. A l’instar de la belle Lancia glissant sur les routes brûlantes d’une Italie galvanisée par l’euphorie des vacances, voici, décrite avec humour et âpreté, une société de consommation lancée à toute berzingue dans une fuite en avant.
La part importante de critiques de la société et des mœurs, bien que mêlées à la présentation comique et divertissante de la comédie, fait du Fanfaron un manifeste du genre cinématographique de la comédie à l’italienne. L’appartenance à ce genre est néanmoins discutée par de nombreux critiques cinématographiques qui, incapables d’admettre que cet apogée du cinéma de genre vienne mettre en cause le dogme de la « théorie des auteurs », identifient dans le chef-d’œuvre de Risi quelques aspects formels novateurs et originaux. Cependant que le réalisateur déclare : « Il y a les films d’auteur et les films d’équipe. Moi, je fais des films d’équipe ».
Dans le cadre de la saison de Ciné-Ried consacrée aux grands acteurs de légende, Pierre-Louis Cereja souhaite entraîner les cinéphiles à la rencontre de Vittorio Gassman, l’un des plus fameux comédiens transalpins avec Marcello Mastroianni, Alberto Sordi, Ugo Tognazzi ou Nino Manfredi.
Il interprète, ici, en 1962, devant la caméra de Dino Risi, un type étourdissant de volubilité et de sans-gêne, gueulant et klaxonnant dès qu’il en a l’occasion… Le réalisateur lui choisit comme compagnon d’échappée un acteur au début de sa carrière (même s’il a déjà tourné en 1956 dans le fameux Et Dieu créa la femme de Vadim avec Bardot) : Jean-Louis Trintignant.
Gassman rappelle également que « Dino Risi lui ôta le masque expressionniste que Mario Monicelli avait inventé pour l’imposer comme acteur comique. Il fut le premier, dit-il, à oser me donner le rôle d’un homme quelconque où j’affichais mon vrai visage. » A l’arrivée, un bijou de la comédie italienne qui reconsidère la Dolce vita sous l’angle de la satire sociale.
Dans un ouvrage consacré à sa vie et à sa carrière, Vittorio Gassman écrit : « Chaque film a une formule chimique qui lui est propre. Le Fanfaron jaillit d’un excellent alambic, où tous les éléments s’étaient facilement fondus. L’amalgame de mon personnage (un jeune type agressif et peu scrupuleux) avec la mélancolie et la réserve de Jean-Louis Trintignant fit merveille. Le symbole de la vrombissante voiture de sport qui lançait notre tandem sur les routes d’une Italie au comble du miracle économique, de la folie immobilière et des chansons, du boom et de la vulgarité, fut également efficace.»

Le fanfaron, le mardi 16 décembre à 19h30 à La Grange, avenue du Mal Foch à Riedisheim. La séance est présentée et animée par Pierre-Louis Cereja.

 

© DR

 

La critique de film

Vers un ailleurs libérateur  

Victoire et André de Boisvaillant, un couple bourgeois. DR

Victoire et André de Boisvaillant,
un couple bourgeois. DR

Un bougeoir dans la nuit d’une demeure cossue de la France provinciale. Une main éteint soigneusement les bougies une par une. L’obscurité est complète. Le premier plan de La condition semble indiquer qu’une histoire est promise à l’obscurité, voire aux ténèbres. Mais, peut-être que les apparences sont trompeuses. Car, chez ces gens-là que chantait le grand Jacques, on ne montre rien. La « façade » est lisse et on tait tout ce qui pourrait ressembler à des turpitudes.
Nous sommes en avril 1908, dans la grande maison de Me André de Boisvaillant, notaire dans le Cher. L’homme est entouré de femmes. La sienne, Victoire. Sa mère, Mathilde, une femme acariâtre, clouée dans son lit depuis deux accidents vasculaires successifs. Enfin Huguette, l’aînée et Céleste, les deux bonnes chargées de la maisonnée. A l’une de ses bonnes, Victoire demande de serrer fortement les lacets de son corset : « J’ai besoin d’être maintenue », dit-elle avant de faire un léger malaise. Victoire est une jeune bourgeoise qui fait de la flûte traversière et affirme : « Rien ne me fatigue vraiment ».
Dans son bureau notarial installé au coeur de la demeure familiale, Me de Boisvaillant tempête. Sa mère frappe le sol avec sa canne et fait du tintamarre : « Faites taire ma mère ! » Une mère qui communique en lui présentant une ardoise avec « Quand est-ce que tu fais un enfant ? » C’est justement là que le bât blesse. Victoire n’a pour les choses de l’amour qu’un goût très relatif. André tente bien de l’attirer dans le lit conjugal, lui qui dort, depuis longtemps déjà, sur un lit de camp dans son bureau. « Tu ne m’aimes pas complètement » reproche-t-il à son épouse. « C’est suffisant » répond-elle. André, qui n’en peut plus d’attendre, lance: « J’ai le droit d’être méchant » à une Victoire qui demande, glaciale, « Et moi, le devoir d’être gentille ? »

Quand André (Swann Arlaud) appelle Céleste (Galatéa Bellugi) dans son lit. DR

Quand André (Swann Arlaud) appelle Céleste
(Galatéa Bellugi) dans son lit. DR

Huitième long-métrage de Jérôme Bonnell, La condition est adapté du roman Amours, paru en 2015 aux éditions Sabine Wespieser et prix des Libraires cette année-là. Léonor de Récondo y brosse, d’une écriture fine et délicate, un éveil à la sensualité sur fond de douleurs contenues chez deux femmes de classes sociales différentes mais réunies dans une quête de maternité.
Connu pour des films attachants (et marqués par un travail d’équipe avec des comédiens récurrents) comme J’attends quelqu’un (2007) autour de la solitude et du manque de relations affectives,  A trois, on y va (2015) sur le vertige amoureux ou encore Chère Léa (2021) sur un amoureux éconduit qui décide, dans un café, d’écrire à son aimée et bouleverse ainsi sa journée de travail, le cinéaste donne, ici, son premier film en costumes. Il plonge dans un début de 20e siècle avec un récit qui ressemble d’abord à une chronique des mœurs bourgeoises. André est un homme de son époque et sa pratique des femmes fait de lui un macho avant l’heure…
Comme Victoire se refuse à lui ou accepte vaguement (« J’aime mieux quand ça ne dure pas trop longtemps ») André a pris l’habitude de trousser une Céleste qui n’a d’autre choix, pour garder son emploi, que de se laisser faire, le regard dans le vague. Las, un jour, en se regardant dans un miroir, la petite bonne comprend son infortune. Son ventre s’est arrondi et Madame, bouleversée, considère que cette grossesse déshonore la maison. Alors que c’est la porte qui guette pour la bonne, André et Victoire décident de garder le bébé pour eux. A condition, dit Victoire, « que tu ne t’approches plus jamais de mon lit »

Victoire et Céleste avec leur bébé. Photo Lise Nieszawer

Victoire et Céleste avec leur bébé.
Photo Lise Nieszawer

Comme Céleste reste finalement à leur service, le film va glisser d’une étude d’amours ancillaires, qui aurait pu être de peu d’interêt, à une belle aventure qu’on ose qualifier de féministe ! Tandis qu’André, traumatisé par le fait de ne pas savoir qui fut son vrai père et torturé par sa mère qui le promène par le bout du nez en lui faisant la sélection de ses amants, s’enfonce dans un mal-être augmenté par la solitude et l’alcool, Victoire et Céleste vont aller l’une vers l’autre, autour de leur petit Félix. Tous les soirs, porte close, les deux femmes se retrouvent dans le même lit, savourent un bonheur simple et se livrent sans fard. Céleste raconte ses origines alsaciennes (Huguette lui dira : « Alors, t’es une Boche ! ») tandis que Victoire évoque son déjà lointain demi-amant, les deux amies constatant : « C’est très doux et rare de voir la fragilité de quelqu’un ! »
En travaillant de beaux éclairages à la bougie ou à la lampe à pétrole, Jérôme Bonnell sillonne des intérieurs étouffants dans les pas de ses personnages. Voilà des couloirs, des portes, une cuisine, des chambres, des passages que traversent des bonnes furtives, un André qui professe que « l’harmonie, c’est mieux que le bonheur » ou une Victoire oisive qui se sent, à 24 ans, déjà vieille…

Victoire (Louise Chevillotte) et Félix. DR

Victoire (Louise Chevillotte) et Félix. DR

Pour porter ce propos intime, Bonnell peut compter sur trois nouveaux venus dans son cinéma. Swann Arlaud est un André, membre du sexe fort, d’abord sûr de lui puis fiévreux et brisé. Louise Chevillotte, découverte dans L’amant d’un jour (2017) puis étonnante en strip-teaseuse dans A mon seul désir (2022), est une Victoire fragile, engoncée dans ses robes et qui va connaître un éveil sensuel avec Céleste à laquelle Galatéa Bellugi (remarquable dans L’apparition en 2018 ou Chien de la casse en 2023) apporte son charme douloureux. Enfin Emmanuelle Devos, déjà présente par le passé dans le cinéma de Jérôme Bonnell, est une mère aussi méchante que pathétique.
Se retrouvant sur une certaine forme de solitude et d’innocence, Victoire et Céleste vont faire craquer des vies corsetées pour s’imaginer un ailleurs libérateur. La sororité est à l’oeuvre. Les conventions sociales n’ont peut-être pas encore explosées mais Céleste et Victoire ont entrepris de les laisser derrière elles. Et la lumière brille maintenant sur leur chemin…

LA CONDITION Drame (France – 1h43) de Jerôme Bonnell avec Swan Arlaud, Galatéa Bellugi, Louise Chevillotte, Emmanuelle Devos, Aymeline Alix, François Chattot, Camille Rutherford, Jonathan Couzinié. Dans les salles le 10 décembre.

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