Juste une image…

ROUGE
Hong Kong, 1934. Fleur est courtisane dans une maison close fréquentée par la haute société. Lorsqu’elle rencontre un séduisant client du nom de Chan Chen-Pang, le coup de foudre est immédiat. Alors qu’ils souhaitent officialiser leur union, les parents du jeune homme s’y opposent formellement. Les amants décident alors de se suicider ensemble, se promettant de se retrouver dans l’autre monde. Cinquante ans plus tard, en 1987, le fantôme de Fleur revient hanter Hong Kong à la recherche de son amour perdu, aidé dans sa quête par un couple de journalistes…
Formé auprès de grands noms du cinéma hongkongais comme Ann Hui et Patrick Tam, Stanley Kwan fait partie, aux côtés de Wong Kar-wai et de Fruit Chan, de la troisième « Nouvelle Vague » apparue dans les années 1980. Alors en marge d’un cinéma commercial et populaire, le réalisateur fait appel, à ses débuts, à des acteurs célèbres pour se faire connaître et ainsi développer son propre ton et point de vue.
Si son deuxième long-métrage, le mélancolique Amours déchus (1986) obtient les faveurs de la critique, c’est, l’année suivante, avec son troisième film, le très romanesque Rouge (produit par Jackie Chan, alors roi incontesté du cinéma en Asie), que Stanley Kwan rencontre son public et devient la coqueluche des plus grands comédiens hongkongais.
Rouge est l’histoire d’un amour exclusif, profond et passionné dont l’intensité se prolonge à travers le temps et au-delà même de la mort. Faussement amorcé comme une romance, cet amour s’illustre en fait dans la seule détermination de Fleur (Anita Mui) de retrouver l’homme qu’elle aime pour l’éternité. L’histoire commence donc dans les années trente lorsque la prostituée et musicienne Fleur croise la route du fils de bonne famille Chan Chen-Pang (Leslie Cheung).
Avec son ambitieux « méta-biopic » Center Stage (1991), le cinéaste franchira ensuite les portes de l’international avant d’opérer, dix ans plus tard, un virage plus intimiste avec Lan Yu (2001). Virtuose du mélodrame, dont il maîtrise les codes avec une délicatesse et une sincérité rares, cet admirateur de Truffaut ou Ozu n’aura de cesse, à travers son œuvre, d’explorer la notion d’identité.
Hommage à un Hong Kong disparu, Rouge ne cesse, par sa construction, de confronter passé et présent. A la mise en scène luxuriante, peuplée de rêveries opiacées de l’un, s’opposent des images d’une mégalopole austère et impersonnelle, aux tons froids. De même, la passion inconditionnelle de Fleur et Chen-Pang vient se heurter à une conception plus moderne de l’amour, empreinte de rationalité, dans laquelle évolue le couple de journalistes confidents. Stars de la canto-pop Anita Mui (Heroic Trio, 1993, de Johnnie To) et Leslie Cheung (Adieu ma concubine, 1993, de Chen Kaige) embrasent de leur magnétisme androgyne ce film majestueux réalisé par l’un des pionniers du mélodrame queer. Dans la lignée de L’aventure de Mme Muir (1947) de Mankiewicz ou des Contes de la lune vague après la pluie (1953) de Mizoguchi, cette histoire de fantômes à la fois sensuelle et mélancolique rend le plus beau des hommages au sentiment fugace de l’amour.
Envoûtant comme un rêve opiacé !
Rouge, le mardi 9 décembre à 19h30 au Palace, avenue de Colmar à Mulhouse. La séance est présentée et animée par Pierre-Louis Cereja.

© 2010, 2021 Fortune Star Media Limited. DR

 

La critique de film

Le dernier été sétois d’Amin  

Jack, le producteur (André Jacobs) et Amin (Shaïn Boumedine). DR

Jack, le producteur (André Jacobs)
et Amin (Shaïn Boumedine). DR

Appareil à la main, Amin tourne autour d’une jeune femme et fait des photos. Caméra portée et mobile. Elle tourne autour d’Amin, revient au modèle dans une petite chambre aux murs clairs. Amin sourit : « Tu peux parler… Raconte-moi quelque chose… » La jeune femme lui parle de l’histoire de Richard qui rêve de devenir un grand avocat et de son ami Etienne. A la suite d’un drame, Richard sera amené à défendre Etienne…
Très actif dans les années 2000, Abdelattif Kechiche réalisa, coup sur coup, La faute à Voltaire (2000) sur un jeune Tunisien, immigré clandestin en France puis L’esquive (2004) autour de l’amour et de l’adolescence, de la banlieue et du langage. Si le film remporte quatre César dont ceux de meilleur film et de meilleur réalisateur, c’est avec La graine et le mulet (2007) que Kechiche rencontre le grand public. On se souvient encore de Slimane Beiji, 61 ans, qui travaille sur un chantier naval de Sète, se retrouve au chômage et décide d’ouvrir un restaurant sur un vieux bateau . On se souvient évidemment de Rym, la fille de Slimane, lancée jusqu’à l’épuisement dans une danse du ventre destinée à faire patienter les clients… Là encore, les prix sont au rendez-vous, à la Mostra de Venise comme aux César. Partout Hafsia Herzi, l’interprète de Rym, est primée. Suivront Vénus noire (2010) et La vie d’Adèle (2013) au tournage si difficile qu’il provoque une polémique. Mais la Palme d’or cannoise viendra couronner l’aventure d’Emma et Adèle.
Et puis le temps passa. Quatre années entre La vie d’Adèle et Mektoub, my Love : canto uno, premier volet de ce qui allait devenir la trilogie sétoise.
Le second volet (Mektoub, my Love : intermezzo) n’eut qu’une existence météorique avec une unique projection le 23 mai 2019 au Festival de Cannes. Le film d’une durée de 3h27 suscite alors la controverse puis la polémique. Des festivaliers quittent la salle, notamment à cause de la longueur de certaines scènes très crues et érotiques, voire pornographiques dont une scène de cunnilingus non simulée de près d’un quart d’heure dans les toilettes d’une discothèque… Le film n’est pas sorti en salles à ce jour. Et il semble peu probable que la chose se fasse un jour, en particulier à cause du coût élevé des droits d’auteurs (la société de Kechiche a entre-temps, fait faillite) pour l’utilisation des nombreuses chansons composant la bande-son.

Jessica (Jessica Pennington), l'actrice américaine. DR

Jessica (Jessica Pennington),
l’actrice américaine. DR

Il aura fallu près de six ans pour découvrir enfin le dernier volet de cette trilogie. Nous sommes à Sète en septembre 1994, précisément dans la même temporalité que Canto uno. A la suite de ses deux premiers films, Amin a mis un terme à ses études de médecine. Il est décidé à se lancer dans le cinéma. De retour à Sète, il retrouve, dans la ferme où elle élève ses moutons, son amie Ophélie, tiraillée entre Clément, militaire dans les commandos de marine avec qui elle doit se marier, et Tony, le sémillant cousin d’Amin, dont elle porte l’enfant…
Un soir, débarquant d’une belle Ferrari rouge, un couple d’Américains se présente à la porte du restaurant tenu par la mère d’Amin. La porte est close, le service est terminé mais le couple insiste pour dîner. Ils sont déjà venus et ils apprécient l’excellent couscous au poisson, spécialité du lieu. Jack est producteur à Hollywood et son épouse Jessica est comédienne. Ils sont dans le coin à cause du tournage d’une série. La famille accepte finalement de les servir, à la condition que Jack lise le dernier scénario d’Amin. Comme Jessica veut absolument manger, Jack se laisse convaincre. « It’s a deal ! »
Avec ce Canto due, on est complètement en pays de connaissance. On reprend l’histoire d’Amin, d’Ophélie, de Tony et de leurs ami(e)s là où on les avait laissés. Rien de vraiment étonnant à cela puisque toute la trilogie a été mise en boîte à l’été 2016, lors d’un tournage fleuve. Des milliers d’heures de rushes filmés alors, Abdellatif Kechiche a donc tiré la matière de ce troisième et ultime opus.
« Revenir aujourd’hui avec Canto due, dit le cinéaste, c’est retrouver des visages aimés, des corps, des voix. Les mêmes, et pourtant quelque chose a changé. Je ne les avais jamais vraiment quittés, mais ce retour est pour moi aussi une forme de retrouvailles où je réalise que le regard, lui, s’est laissé traverser. »

Ophélie (Ophélie Bau) sur la plage. DR

Ophélie (Ophélie Bau) sur la plage. DR

En pays de connaissance donc, parce qu’il y la belle lumière du Midi, les pique-nique sur le plage et l’insouciance quasiment intacte des protagonistes de cette chronique sétoise. Bien sûr, le destin (mektoub en arabe) a fait son œuvre. Ophélie envisage de faire un court voyage à Paris pour s’acheter sa robe de mariée, en réalité pour avorter. Si Tony fait le fier, c’est bien Amin, l’ami et amoureux muet, qui doit l’accompagner dans la capitale. Ce même Amin va aussi se frotter aux pratiques managériales d’Hollywood. Car Jack aime beaucoup le scénario d’Amin intitulé Les principes essentiels de l’existence universelle mais il a des exigences. Déjà le titre est trop long. Robot Love, t’en penses quoi ? Et puis Jessica serait parfaite pour le principal personnage féminin…
On peut aller vers ce dernier et solaire Mektoub, my Love avec l’esprit libre d’un départ en vacances. Pour retrouver des corps qui dansent, des rires qui résonnent, des visages qui rayonnent, de la musique (de Zina par Raïna Rai à Bach) qui monte. Mais il y a une certaine mélancolie à l’oeuvre comme si le récit se tordait pour laisser s’infiltrer le réel, comme si l’innocence s’évanouissait lentement. Alors la tension affleure pour ouvrir des brèches de liberté.
Ce dernier Mektoub n’est pas une œuvre apaisée mais Kechiche, souvent accusé de réduire les femmes à des objets de désir, y a mis moins d’ébats sexuels, moins de corps voluptueux et désormais ce sont les femmes, de Jessica, l’actrice volontiers capricieuse et presque boulimique à la belle Ophélie, qui mènent le jeu.

Une famille qui aime la fête. DR

Une famille qui aime la fête. DR

En filmant avec grâce Ophélie Bau (Ophélie), Salim Kechiouche (Tony), Jessica Pennington (Jessica) ou l’excellent Shaïn Boumedine (Amin), Kechiche laisse même pointer un brin d’humour. Le repas chez le producteur est un jeu de pouvoir mâtiné d’imitations truculentes de Joe Pesci et De Niro dans Raging Bull ou… d’Aldo Maccione sautant dans la piscine. Le film s’achève sur une longue et savoureusement taquine séquence dans une clinique sétoise où Tony et Amin ont conduit le producteur blessé au bas-ventre par un coup de feu malheureux. Jessica est en pleine crise de nerfs et permet aux patients du lieu de s’en donner à coeur-joie sur les mœurs du show-biz (« Dans d’autres circonstances, dit une dame, j’aurai demandé un autographe ! »). Pendant ce temps, Amin est reparti en ville. Sa voiture est en panne. Personne ne répond au téléphone. Alors il se met à courir dans la nuit. Comme Slimane dans La graine et le mulet. Fondu au noir.

MEKTOUB MY LOVE – CANTO DUE Comédie dramatique (France – 2h19) d’Abdellatif Kechiche avec Shaïn Boumedine, Jessica Pennington, Salim Kechiouche, André Jacobs, Ophélie Bau, Dany Martial, Delinda Kechiche, Alexia Chardard, Hafsia Herzi, Lou Luttiau, Marie Bernard, Meleinda Elasfour, Roméo de Lacour, Kamel Saadi. Dans les salles le 3 décembre.

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