Jafar Panahi voyage dans le cinéma iranien

Behnaz Jafari et Jafar Panahi. DR

Behnaz Jafari et Jafar Panahi. DR

C’est en 1995 que le réalisateur iranien Jafar Panahi est apparu, pour la première fois, sur le scène cannoise en remportant, pour Le ballon blanc, la très prisée Caméra d’or qui récompense un premier long-métrage. Et cette année, il était en compétition avec Trois visages. Mais le cinéaste, dont les oeuvres sont systématiquement présentées dans les grands festivals internationaux, n’a pu se rendre sur la Croisette. Condamné en décembre 2010 à six ans de prison pour « participation à des rassemblements et pour propagande contre le régime », Panahi s’est également vu interdire de tourner des films et de quitter son pays pendant vingt ans.

Si Jafar Panahi ne peut sortir d’Iran (c’est sa fille qui a reçu, à Cannes, son prix du scénario), les autorités de Téhéran ne parviennent cependant pas à l’empêcher de faire des films. Le cinéaste a ainsi inventé la technique de la double équipe de tournage. La première est un leurre qui prend, en cas de danger, la place de la deuxième (la vraie) qui tourne en secret…  Malgré cette interdiction de travailler, Jafar Panahi coréalise ainsi avec Mojtaba Mirtahmasb Ceci n’est pas un film, présenté hors compétition à Cannes 2011. Tourné avec une caméra numérique et parfois avec un iPhone, Jafar Panahi décrit la situation d’un cinéaste qui n’a pas le droit de faire du cinéma. Couronné de l’Ours d’or à la Berlinale 2015, Taxi Téhéran est également tourné clandestinement avec une petite caméra. Panahi s’y met en scène comme chauffeur de taxi accueillant dans son véhicule des personnalités ou des anonymes de Téhéran dont il dépeint le quotidien, repoussant la frontière entre fiction et documentaire…

Behnaz Jafari, une vedette reconnue par ses fans. DR

Behnaz Jafari, vedette reconnue par ses fans. DR

Cependant, après avoir beaucoup tourné, par la force des choses, en intérieurs (dans son appartement ou dans la voiture de Taxi Téhéran), Jafar Panhani prend cette fois l’air en partant sur les routes pour rejoindre les montagnes du nord-ouest du pays, dans la partie azérie de l’Iran, du côté de la ville de Mianeh, par ailleurs berceau de la famille du réalisateur. C’est là en effet, dans le petit village de Saran que réside la jeune Marziyeh qui rêve de faire une carrière d’actrice et qui, pour cela, suit des cours de comédie. Mais tant sa propre famille, ancrée dans ses traditions, que la famille de son fiancé s’opposent à ce comportement de « petite écervelée ». Au bout du rouleau, la jeune fille enregistre une message sur Instagram qu’elle adresse à une célèbre actrice iranienne, Behnaz Jafari. Bouleversée par la fin du message où Marziyeb met en scène son suicide par pendaison, la comédienne demande à son ami Jafar Panahi de la conduire à Saran pour tenter de retrouver Marziyeb…

Le film est né d’une situation qui, sans être nouvelle, a littéralement explosé avec l’avènement des réseaux sociaux – extrêmement utilisés en Iran : la quête éperdue de contact, en particulier avec des personnalités du cinéma. Malgré sa situation officielle de réalisateur proscrit dans son propre pays, Panahi est l’un des destinataires les plus sollicités par ces propositions, notamment de jeunes gens qui veulent faire des films. Comme la plupart de ceux qui reçoivent de nombreux messages de la part de leurs fans sur les réseaux sociaux, il n’y répond que rarement, mais cela lui est déjà arrivé de ressentir une sincérité, une intensité qui l’ont poussé à se questionner sur la vie de celles et ceux qui envoient ces messages. Un jour, il a reçu sur Instagram un message qui lui paraissait plus sérieux, et au même moment les journaux ont parlé d’une jeune fille qui s’était suicidée parce qu’on lui avait interdit de faire du cinéma. Il a imaginé alors recevoir sur Instagram une vidéo de ce suicide, et s’est demandé comment il réagirait face à cela…

Rencontre avec des villageois... DR

Rencontre avec des villageois… DR

C’est ainsi que Trois visages s’ouvre dans une Mitsubischi Pajero à bord de laquelle a pris place Behnaz Jafari tandis que Jafar Panahi est au volant. Dans l’obscurité, le visage éclairé par la lumière blafarde de son portable, la comédienne regarde et regarde encore le poignant message Instagram de Marziyeb. Emue certes, déroutée aussi (« Pourquoi elle me mêle à ça? ») mais vraie professionnelle, elle cherche aussi à vérifier s’il ne s’agit pas d’un canular en tentant de débusquer un montage des images… A quoi le cinéaste lui rétorque qu’il faudrait être un sacré monteur professionnel pour truquer ces images…

Trois Visages est donc un voyage, parfois truculent, en quête d’une jeune fille inconnue venue troubler l’existence d’une célébrité. Après un long plan-séquence nocturne dans la voiture, le cinéaste « quitte » son véhicule pour trouver des informations auprès des gens du cru. Avec Behnaz Jafari qui a planté un tournage en cours pour accomplir cet étrange périple, ils cherchent le cimetière du coin tandis qu’autour d’eux, on leur conseille de prendre le temps de boire un thé. Les deux « enquêteurs » apprendront ainsi les codes, à coups de klaxon, qui régissent la circulation sur les étroites routes de montagne et s’entendront raconter les aventures d’un taureau-étalon capable de merveilles avec toutes les génisses du coin. Si n’était l’incertitude sur le sort de Marziyeh, tout cela aurait des allures de récit picaresque. Que dire en effet, autour de la question du pouvoir masculin et précisément de la fétichisation du prépuce, de cet homme qui tient absolument à confier un paquet contenant ce petit morceau de peau à Behnaz et Jafari…

Marziyeh Rezaei ou un rêve de cinéma. DR

Marziyeh Rezaei ou un rêve de cinéma. DR

Pour Panahi, l’idée du film a aussi croisé son envie de revenir sur l’histoire du cinéma iranien et notamment de ce qui a avait entravé ses artistes, par différentes manières et à différentes époques. Trois visages évoque ainsi trois générations, celles du passé, du présent et du futur à travers trois personnages d’actrices. On y voit Marziyeh Rezaei, la comédienne en devenir (que le cinéaste a rencontré par hasard dans la rue), le personnage-pivot de Behnaz Jafari, vedette de films et de séries télévisées très populaires et enfin une star historique du cinéma iranien, Shahrzad (de son vrai nom Kobra Saeedi) qui ne joue pas dans le film mais qui est présente… par son absence, ici, en ombre chinoise, de dos ou avec un poème dit par sa voix… Et ces trois visages permettent aussi au réalisateur d’insister sur la façon dont les actrices ont toujours été considérées avec mépris, et perçues comme des filles de mauvaise vie, avant comme après la révolution islamique. Avec son nouveau film, Jahar Panahi nous dit combien elles étaient et sont, bien au contraire, de véritables artistes…

TROIS VISAGES Comédie dramatique (Iran – 1h40) de Jafar Panahi avec Behnaz Jafari, Jafar Panahi, Marziyeh Rezaei, Maedeh Erteghaei, Narges Del Aram, Fatemeh Ismaeilnejad, Yadollah Dadasnejad, Ahmad Naderi Mehr, Hassan Mihammadi. Dans les salles le 6 juin.

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