LA DAME DE SHANGHAI

Dame ShanghaiRien de tel qu’une bonne légende pour faire fonctionner les rêves de cinéma ! Et, avec La dame de Shanghaï, on est servi… même s’il s’agit bien ensuite de remettre les choses dans l’ordre et à la bonne place… Mais enfin, d’abord la légende. C’est ainsi qu’Orson Welles confia, dans une interview de 1964 à la revue espagnole Film Ideal (et reprise, dixit Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma, par les Cahiers du cinéma), la fable suivante… Ayant un urgent besoin de liquidités pour son fameux Mercury Theater, il téléphona depuis Boston à Harry Cohn, le tycoon de la Columbia à Hollywood. Le cinéaste explique au patron de la major qu’il a une histoire extraordinaire pour lui, à condition qu’il lui adresse, dans l’heure et par télégramme, une somme de 50.000 dollars à valoir sur le contrat qu’il signerait. « Quelle histoire ? » demande Cohn. Welles : « J’étais en train de téléphoner du guichet du théâtre ; à côté, il y avait une tablette avec des livres de poche et je lui donne le titre de l’un d’eux : ‘’Lady from Shanghaï’’. Je lui ai dit : achetez le roman et je ferai le film. Une heure plus tard, nous avons reçu l’argent. Après j’ai lu le livre, il était horrible. Je me suis donc mis à écrire toute vitesse une histoire ». Si non e vero…

On sait que, depuis, les élucubrations de Welles ont été (assez facilement) battues en brèche. Dans Miroirs d’un film : la Dame de Shanghaï, l’essayiste Frank Lafond revient, lui aussi, sur l’improbable acte de naissance du sixième long-métrage du maître… Ce livre inédit (160 p., 50 photos d’archives) qui décortique par le menu une œuvre aux pistes de lecture infinies fait partie du dernier en date des opus de la collection haut de gamme Coffrets ultra collector inaugurée en 2015 par Carlotta Films et qui a fait la part belle à De Palma (Body Double puis Phantom of the Paradise), Cimino (L’année du dragon), Hitchcock avec les années Selznick, Friedkin (Police fédérale Los Angeles) et tout récemment Vidor (Duel au soleil) et Antonioni (Profession reporter).
L’édition n°11 célèbre donc Orson Welles, ce « génie absolu » (titre de l’entretien mené par Vincent Paul-Boncour avec le chef-opérateur Darius Khondji) qui a donné, avec La dame de Shanghaï, un classique incontournable (dans une belle édition restaurée) qui s’ingénie à brouiller les frontières du film noir.
Dans Central Park, un marin nommé Michael O’Hara vole au secours d’une mystérieuse jeune femme qu’il surnomme Rosalie. Il s’agit en fait d’Elsa Bannister, l’épouse d’un riche et célèbre avocat pénaliste (Everett Sloane, remarquable en infirme inquiétant). Celui-ci offre à Michael d’embarquer sur son yacht pour une croisière… Bientôt Elsa et Michael tombent amoureux et Grisby, le sinistre associé de Bannister, s’aperçoit de cette liaison. Moyennant 5000 dollars, il propose alors à Michael de l’aider à disparaître afin, dit-il, de toucher une assurance souscrite par le cabinet d’avocats…
« Certains sentent le danger. Moi pas. » confie Michael O’Hara surnommé Black Irish, au début de La dame de Shanghaï. De fait, on a l’impression, de bout en bout, que le marin, dévoré par le désir, est un jouet pour Elsa mais aussi pour Bannister et Grisby. Un jouet emporté dans un thriller dont on oublie assez vite les péripéties, plus ou moins tirées par les cheveux, de l’intrigue pour se focaliser sur une aventure maritime, exotique et moite dans laquelle, sous le regard éperdu d’O’Hara, Rita Hayworth joue de son charme de pure femme fatale…
Si La dame de Shanghaï est devenu un film-culte, c’est pour de multiples raisons qui tiennent autant du tournage (compliqué) sur le Zaca, le yacht d’Errol Flynn (l’acteur exigea de tenir lui-même la barre) que de la blondeur péroxydée de Rita Hayworth que nombre de fans de la star reprochèrent à Welles. Mais la légende, encore elle, veut que le cinéaste, alors en pleine procédure de divorce, peaufinait ainsi une vengeance d’amoureux malheureux face à celle que Gilda venait de transformer définitivement en sex-symbol… Mais il y a de belles répliques littéraires sur la corruption, le Mal (ah, la métaphore des requins rendus fous par leur propre sang) et la fin du monde et surtout des images et des séquences inoubliables. Ainsi Elsa Bannister, en robe blanche, traversant la nuit d’une petite cité. Ainsi O’Hara déambulant dans des décors de fête foraine clairement marqués par l’expressionnisme allemand de Caligari ou encore la célébrissime séquence des miroirs dans le palais des glaces… A terre, Elsa Bannister lance à O’Hara : « Give my Love to the Sunrise » (Salue l’aurore pour moi) alors que le marin, en s’éloigant dans le jour levant, médite : « Vieillir est le seul moyen d’éviter les ennuis. Alors je vais essayer. Peut-être vivrai-je si longtemps que je finirai par l’oublier… »
Enfin, les suppléments donnent la parole à Peter Bogdanovich, auteur de The Last Picture show et ami de Welles, qui détaille (21 mn) l’incroyable évolution de La Dame de Shanghaï, passant du statut de film mineur (et gros échec au box-office) à celui de film culte aux multiples morceaux de bravoure.
Auteur d’une biographie en plusieurs volumes sur Orson Welles, Simon Callow livre (21 mn) sa propre analyse du film et revient sur l’incroyable talent du cinéaste mais aussi sur l’intransigeance de son caractère, qui le mettra bientôt au ban d’Hollywood.
Enfin, le réalisateur Henry Jaglom se souvient (24 mn) de sa première rencontre avec Welles, qu’il engagea dans un rôle de magicien sur son premier film (A Safe Place, 1971) et avec lequel il noua jusqu’au bout une relation de complicité et d’amitié.
(Carlotta, dès le 14 novembre)

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