Casanova et le gouffre de la passion

Vincent Lindon, un séducteur vieillissant et dérouté.

Vincent Lindon en Casanova,
séducteur vieillissant et dérouté.

Dans les sombres salles du château de Duchcov, au nord de la Bohème, Giacomo Casanova se souvient… A une charmante jouvencelle, manifestement sous le charme du légendaire Vénitien, il rapporte ce qui fut sans doute son dernier et plus puissant amour… Nous sommes en 1793. Depuis une petite dizaine d’années, Casanova est engagé comme bibliothécaire par le comte von Waldstein et il profite aussi de son temps pour rédiger ses mémoires : « J’écris tant bien que mal. C’est cela qui me sauve… » Et il sourit quand la jeune femme évoque toutes ses conquêtes : « Toutes les femmes, on exagère ! Mais oui, j’ai toujours été l’ami de toutes ! »
Bien des années auparavant, Casanova est à Londres. Il y est en exil et la capitale anglaise lui est inconnue. Sa première approche –un homme qui défèque ouvertement dans un parc- n’est pas des plus engageantes et le convainc, si besoin était, que la liberté n’est ni la crudité, ni la grossièreté. Alors, dans la solitude d’une belle demeure, il se laisse aller à cette boulimie qui l’habite dès qu’il est privé de la compagnie des femmes. Heureusement, Lord Pembroke, son ami libertin, lui ouvre les clubs où les hommes fument et jouent au billard tandis que les femmes dessinent ou pianotent. Une douce caresse sur la joue d’une belle inconnue et Casanova s’éloigne pour jouer mais n’y gagne que de faux billets…
Dans cette existence oisive, il va croiser La Cornelys (la trop rare Valeria Golino), ancienne conquête devenue une amie chère. Les larmes aux yeux, il l’écoute interpréter l’aria Lascia ch’io pianga –le fameux La liberta- de l’opéra Rinaldo de Haendel mais la vie de Casanova va être bouleversée définitivement par sa rencontre avec La Charpillon, jeune courtisane qu’il remarque, une première fois, lorsqu’elle se fait trousser dans une calèche… Désormais, sous le charme, il est prêt à tout pour arriver à ses fins mais Marianne de Charpillon se dérobe toujours. Mieux, elle lui lance un défi. Elle veut qu’il l’aime autant qu’il la désire.

Casanova face à Marianne de Charpillon.

Casanova face à Marianne de Charpillon.

Avec Dernier amour, Benoît Jacquot reste fidèle à ses films d’époque dont il apparaît désormais comme un spécialiste et plus encore à un siècle, le XVIIIe, qu’il a déjà traité dans Sade (2000) et dans Les adieux à la reine (2012). Ici, avec Chantal Thomas, spécialiste de Casanova, au scénario, il s’empare d’un chapitre de Histoire de ma vie où Casanova détaille ce qui fut son premier et son dernier amour. Auparavant, il avait eu des amitiés, des complicités, des relations amoureuses mais encore jamais de passion. Celle-ci va complètement le foudroyer, lui faire perdre ses repères. Et c’est presque par routine qu’il culbute, dans sa voiture, Lady Stavenson, une femme charmante et d’un appétit féroce. Car tout son être est tendu désormais vers la conquête de cette Charpillon dont tout le monde, à Londres, sait qu’elle est à tout le monde. A tout le monde… sauf à lui.
Dans de superbes décors où dominent le vert et le bleu (avec du céladon pour une rotonde dans un parc) très agréablement filmés par Christophe Beaucarne, Jacquot orchestre, sinon un film de chambre, du moins le spectacle de l’intime. Le cinéaste se concentre au plus près sur un jeu cruel qui réunit un conquérant du plaisir (Casanova est surtout libertin parce qu’il soutient que chacun et chacune peuvent jouir à leur manière) et une jeune beauté qui n’est sans doute pas la partenaire idéale (Pembroke a prévenu : « Vous payez après ! ») mais que Casanova, soupirant dérouté, perçoit comme une promesse de fraîcheur mêlée d’incandescence sensuelle.
Si cette comédie des sentiments connaît parfois des baisses d’intensité dramatique, Dernier amour propose cependant de beaux moments, en l’occurrence tous ceux où Casanova est, par exemple, désarçonné par une Marianne qui l’attire, dans des atours défaits, sur son canapé et le repousse parce qu’elle ne veut pas passer pour une fille légère ! Ainsi, également, lorsque La Charpillon (Stacy Martin à la grâce insolente) pose ses conditions et suggère deux semaines où Casanova serait un sage fiancé. Dans ces situations, Casanova, loin du séducteur de légende, apparaît comme un homme usé et aveuglé par un cuisant emballement qui finira en funeste inclination. Face à lui, La Charpillon a déterminé une véritable stratégie exacerbée par le refus et le désir. Si, par définition, le désir est le retard des choses, Casanova, lui, ne sait plus sur quel pied danser face à une manipulatrice qui a décidé de chercher le point où son soupirant comprendra qu’il s’agit d’amour et non de possession…

Stacy Martin, une Charpillon habile stratège.

Stacy Martin, une Charpillon habile stratège.

La figure de Casanova a connu une quinzaine d’incarnations au grand écran et on se souvient de Donald Sutherland, séducteur puéril et égoïste dans Le Casanova de Fellini (1976), de Léonard Whiting dans Casanova, un adolescent à Venise de Comencini (1969) ou encore du chevalier poudré de Marcello Mastroianni dans La nuit de Varennes (1982) de Scola. Pour son Casanova, Benoît Jacquot a trouvé, en Vincent Lindon, un interprète qui ne semblait pas s’imposer d’entrée. Mais le comédien est parvenu à apporter à son aventurier vieillissant une posture qui fait superbement écho au vers de Baudelaire : « ô fureur des cœurs mûrs par l’amour ulcérés ! »
Contrairement à Don Juan, collectionneur cynique d’un catalogue de femmes, Casanova entend relever tous les défis du désir. Certes, il veut obtenir mais il est prêt aussi à beaucoup donner. Pourtant La Charpillon, qui relève ses jupons pour les autres, l’entraîne dans une spirale où il n’aura pas le loisir d’offrir à sa partenaire de connaître ses propres extases. Celui qui se veut l’ami de toutes les femmes, soupire : « Femme et homme ne peuvent-ils être des amis ? J’ai cru qu’ils pouvaient l’être. Jusqu’à elle. »
Et lorsque Casanova, effondré, murmure « Non, je ne vous aime pas », on songe au « Je ne vous aime pas, je ne vous aime pas, je ne vous aime pas », litanie amoureuse répétée par Danielle Darrieux dans le sublime Madame de… (1953) de Max Ophüls. Dans les deux cas, c’est une sourde mélancolie qui s’empare de personnages révélant une passion qu’ils prétendent nier…

Comme une gravure de William Hogarth... Photos Carole Bethuel

Comme une gravure de William Hogarth…
Photos Carole Bethuel

Le prince de Ligne, son ami des vieux jours, brosse de Casanova, ce portrait : « Au milieu des plus grands désordres de la jeunesse la plus orageuse et de la carrière la plus aventureuse et quelquefois un peu équivoque, il a montré de la délicatesse, de l’honneur et du courage. Il est fier parce qu’il n’est rien. […] Sa prodigieuse imagination, la vivacité de son pays, ses voyages, tous les métiers qu’il a faits, sa fermeté dans l’absence de tous les biens moraux et physiques, en font un homme rare, précieux à rencontrer… »
In fine, on devine donc aisément pourquoi Benoît Jacquot a souhaité célébrer à l’écran l’aventurier séducteur. Car c’est un périple dans la douleur amoureuse d’un vieil homme sépulcral qui se déroule sur l’écran. Un homme qui aimait les femmes et qui tire sa révérence, c’est suffisamment intéressant par les temps qui courent pour prêter attention à Dernier amour. Des temps #metoo où le séducteur est considéré, par beaucoup, comme un gibier de potence alors même que l’époque, dans une parfaite mécanique de consommation, distille une désolante injonction générale à la jouissance. Longtemps amoureux fou des plaisirs sensuels, Giacomo Casanova est, ici, un amoureux en détresse, hanté par ses doutes, ses faiblesses, ses errances, emporté dans un gouffre passionnel sans issue. Pour cela, il est terriblement attachant.

DERNIER AMOUR Comédie dramatique (France – 1h38) de Benoît Jacquot avec Vincent Lindon, Stacy Martin, Valeria Golino, Julia Roy, Nancy Tate, Anna Cottis, Hayley Carmichael, Christian Erickson, Nathan Willcocks, Antonythasan Jesuthasan. Dans les salles le 20 mars.

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