Pierre, Marie et les images du jeu amoureux

Marie (Noémie Merlant) face à l'objectif de Pierre. DR

Marie (Noémie Merlant)
face à l’objectif de Pierre. DR

En ces temps où le « politiquement correct » s’impose singulièrement à ce qui se produit du côté des grands écrans, la promesse d’un film qui se préoccupe d’érotisme a forcément quelque chose d’intéressant. Dans le cas précis, la cinéaste Lou Jeunet nous entraîne dans un 19esiècle finissant sur les pas d’un trio qui conjugue littérature et libertinage.
Voici d’un côté, Henri de Régnier, écrivain coincé dans une raideur d’éducation puritaine qui fait cependant le pari d’aimer Marie, sa femme qui se refuse à lui et le trompe avec Pierre, son meilleur ami. Pierre, c’est Pierre Louÿs, écrivain et dandy raffolant de littérature érotique, grand voyageur et photographe amateur qui va faire de Marie sa muse… Entre Henri et Pierre, il y a donc la belle Marie, fille cadette de José-Maria de Heredia, poète et protecteur des jeunes poètes. Marie étonne par sa liberté de mœurs, son audace et son talent inné à la fois pour le sexe et l’art. Et bientôt on en vient à se demander, alors même que Pierre lance à Marie : « Je t’apprendrai tous les vices, même ceux dont tu n’as pas idée… », si l’élève, bientôt, ne va pas dépasser le maître…
Au générique de début, un court carton précise le sens du titre :  Curiosa (nom masculin) : Un livre, une œuvre d’art ou une photographie est nommée curiosa lorsqu’il présente un caractère érotique, léger, grivois. Terme de collectionneur.
C’est par un coup de foudre qu’est né Curiosa, celui que Lou Jeunet connaît lorsqu’elle découvre les photographies de Marie de Régnier réalisées par Pierre Louÿs : « Je me souviens de mon émotion en découvrant, parmi les lettres et archives de Pierre Louÿs conservées à la bibliothèque de l’Arsenal, les photos de cette jeune femme à la nudité si moderne, lançant son regard noir comme si elle exigeait de devenir un personnage de film ! Plus je lisais ses romans, ses poèmes, plus me fascinait cette jeune femme aussi douée pour les choses du corps que pour celles de l’esprit… »

Marie entre Henri (Benjamin Lavernhe) et Pierre (Niels Schneider). DR

Marie entre Henri (Benjamin Lavernhe)
et Pierre (Niels Schneider). DR

Si, d’emblée, Curiosa semble raconter l’histoire de cet érotomane flamboyant qu’est Pierre Louÿs (1870-1925), la cinéaste va peu à peu déplacer son objectif vers une femme qui prend aussi bien ses pulsions sensuelles que l’ensemble de son existence à bras le corps pour accéder à une liberté rare en son temps. Sous le pseudonyme de Gérard d’Houville, Marie de Régnier (1875-1963) signera, en 1903, un premier roman remarqué et applaudi, L’Inconstante qui, lui vaudra, notamment, d’être la première femme titulaire du prix de littérature de l’Académie française… Mais Curiosa est loin d’être un documentaire sur une femme de lettres, fut-elle provocante et pleine de fantaisie. Pour son premier long-métrage, Lou Jeunet se concentre sur une passion physique qui s’appuierait, dans une acception bien moderne, sur le petit jeu de « T’es pas cap, étonne-moi ! »
Pour aider à éponger les dettes de son père, Marie de Heredia a épousé le poète symboliste Henri de Régnier (1864-1936), mais c’est Pierre Louÿs qu’elle aime.

Zohra (Camelia Jordana) et les libertins. DR

Zohra (Camelia Jordana) et les libertins. DR

Délaissant plus souvent qu’à son tour, le domicile grand-bourgeois, feutré et conjugal, Marie court se jeter dans les bras de Pierre Louÿs qui l’attend dans une chambrette sous les toits de Paris. Avec Pierre qui professe que « l’amour, c’est la satisfaction des sens », Marie s’initie au plaisir dans une liaison… photographique qu’ils s’inventent ensemble même si c’est Marie qui, face au boîtier Kodak de Pierre, réclame « des poses que la morale réprouve ». A l’inverse des images érotiques ou pornographiques où les modèles, souvent des prostituées, masquent leurs visages, Marie, que Louÿs surnomme Mouche, entre dans le jeu scopique de Pierre en regardant droit dans l’objectif. Peu à peu, d’objet de désir, elle va imposer un point de vue féminin sur l’érotisme en partageant avec Louÿs la co-direction de leur histoire d’amour. Et Marie ira plus loin encore lorsqu’elle s’initiera, avec Zohra, la maîtresse algérienne de Pierre et enivrante incarnation de la beauté orientale (Camelia Jordana), aux libertés saphiques et, plus tard également, lorsque les parents Heredia auront poussé Louise, la benjamine de la famille, au mariage avec Louÿs, à d’autres jeux luxurieux…
Pour Curiosa, la cinéaste a choisi, à bon escient, de ne pas donner dans la reconstitution historique. C’est entre l’appartement des Régnier et la garçonnière de Louÿs que se déroule l’essentiel de ce film en costumes où… les voiles tombent souvent. Mais Lou Jeunet ne montre jamais frontalement les scènes de sexe, préférant l’avant ou l’après, la montée du désir et la mélancolie du reflux. Les dialogues, co-écrits avec Raphaëlle Desplechin, rendent justice à l’esprit coquin de l’époque, ainsi lorsque Louÿs explique : « Ne dites pas : j’ai envie de baiser. Dites : je suis nerveuse… »

Pierre et Marie, une liaison sensuelle et littéraire. DR

Pierre et Marie, une liaison
sensuelle et littéraire. DR

Dans ce film qui est à la fois un regard masculin et féminin sur le corps, la photographie (parfois décadrée dans l’esprit du Japonisme ou des peintres Nabis) et les éclairages de Simon Roca sont beaux et s’ingénient à saisir, avec la même grâce, les jupons qui s’affalent, les corsets qui se dégrafent, les dentelles qui s’écartent que les formes élégantes et ravissantes d’une Marie qui joue à charmer un Pierre Louÿs, grand amateur de callipygie. « Tu joues avec moi ? » interroge Marie. « Non, je joue tout court » glisse Pierre. Mais la passion joyeuse et intense finira par céder le pas à une vraie douleur, notamment lorsqu’Henri de Régnier supplie son ami Pierre de lui permettre, à travers une cloison, d’écouter, de partager?, la liaison adultère de Marie…
Enfin, Lou Jeunet a trouvé trois excellents comédiens trentenaires pour incarner le trio de cette intrigue amoureuse. On a vu Niels Schneider (Pierre Louÿs) dans Les amours imaginaires (2010) de Xavier Dolan ou dans le récent Un amour impossible de Catherine Corsini. Pensionnaire de la Comédie française, Benjamin Lavernhe (Henri de Régnier) a été remarqué dans Le goût des merveilles (2015) ou dans la comédie Le sens de la fête (2017). Découverte en jeune fille prête au djihad dans Le ciel attendra (2016), Noémie Merlant est une Marie qui passe avec aisance de la jeune fille innocente à la femme perverse…

« Rappelez-vous qu’un soir nous vécûmes ensemble
L’Heure unique où les dieux accordent, un instant,
A la tête qui penche, à l’épaule qui tremble,
L’esprit pur de la vie en fuite avec le temps.
Rappelez-vous qu’un soir, couchés sur notre couche,
En caressant nos doigts frémissant de s’unir,
Nous avons échangé de la bouche à la bouche,
La perle impérissable où dort le souvenir. » Pierre Louÿs

CURIOSA Comédie dramatique (France – 1h47) de Lou Jeunet avec Noémie Merlant, Niels Schneider, Benjamin Lavernhe, Camelia Jordana, Amira Casar, Scali Delpeyrat, Mathilde Warnier, Mélodie Richard. Emilien Diard-Detoeuf, Damien Bonnard. Dans les salles le 3 avril.

Curiosa

 

Laisser une réponse