Le fermier qui décida de résister au Mal

Franz Jägerstätter (August Diehl) travaille aux champs. DR

Franz Jägerstätter (August Diehl)
travaille aux champs. DR

« On vivait au-dessus des nuages. » Ainsi parlait Franz Jägerstätter à propos de son existence de fermier au côté de son épouse Fran et de leurs trois fillettes dans le petit village de Sankt Radegund en Haute Autriche.
C’est dans ce décor de montagne, de rivière, de cascade et de nature verte que Terrence Malick plante le décor de son dixième opus, une histoire élégiaque doublée d’un drame historique et plus encore d’interrogations mystiques sur le Bien et le Mal.
Né en 1907 dans ce village de 500 âmes entre Salzbourg et la frontière allemande, Franz Jägerstätter est un agriculteur anonyme qui se fait remarquer, en 1938, lors de l’entrée des troupes d’Hitler en Autriche, en étant le seul de son village à voter contre l’Anschluss. En 1940, il se rend à la caserne d’Enns pour une courte période de formation militaire avant de retourner à sa terre. Là, il attendra, avec une angoisse non dissimulée, d’être appelé à servir dans les rangs des troupes du IIIe Reich. Car l’objecteur de conscience a pris une décision absolument sans appel : il refusera de combattre pour le compte d’Hitler…
En s’emparant de cette aventure (inspirée de faits réels) traversée à la fois par la grande Histoire et par une démarche intime placée sous le signe de la foi, du courage, de la sagesse et de la force, le cinéaste signe une œuvre romanesque et lyrique qui a, dans un premier temps, le don de nous réconcilier avec un cinéma qui a souvent agacé par ses récits inextricables, pour ne pas dire, confus.
Avec Une vie cachée, la ligne narrative est linéaire et chronologique et on suit sans peine la trajectoire d’un homme ordinaire –il est aussi bedeau dans la petite église baroque du village- qui va se muer en véritable martyr au nom d’une foi inébranlable. Emprisonné à la prison de Tegel en mai 1943, condamné à mort en juillet et guillotiné à Berlin le 9 août 1943, Franz Jägerstätter sera béatifié, en juin 2007, par le pape Benoît VXI.

Fran (Valérie Pachner) et Franz dans la quiétude de la campagne. DR

Fran (Valérie Pachner) et Franz
dans la quiétude de la campagne. DR

Cinéaste rare (en plus de 45 années de carrière, il n’a signé que dix longs-métrages dont les beaux Badlands en 1973, Les moissons du ciel en 78, La ligne rouge en 98 et The Tree of Life, Palme d’or à Cannes 2011), le cinéaste américain de 76 ans cultive une aura de mystère, limitant drastiquement ses apparitions en public tout comme ses interviews. Mais ce qui importe évidemment, c’est sa capacité à impulser un souffle puissant à ses œuvres. La première heure d’Une vie cachée (présentée en compétition à Cannes cette année) apparaît ainsi comme une célébration de l’Eden selon Malick. Sous une présence divine omnipotente, Franz et sa femme Fran accomplissent les travaux des champs dans un somptueux décor de montagnes. Ici, la vie, paisible et affairée, suit son cours au fil des saisons comme si rien ne devait jamais interrompre ces rituels quotidiens entre ferme, Stube, jeux d’enfants, fauche des blés…
Mais, avant ces vastes plans d’ensemble en scope et couleurs tendres, Malick a aussi placé des archives en noir et blanc sur les mises en scènes nazis, la nuit et les flambeaux, les défilés du Führer devant une foule aux bras tendus… Si Une vie cachée ne montre pas d’images de guerre, c’est par un remarquable travail sur le son que les menaces vont s’inscrire dans le rapport spirituel de Jägerstätter à la nature. Tandis que le ciel gris menace et que l’orage gronde, il en va ainsi des bruits d’avions dans le ciel de Radegund, de lointaines vociférations nazies ou du halètement de trains dont on imagine les tragiques destinations…

Jägerstätter dans sa cellule... DR

Jägerstätter dans sa cellule… DR

Marqué par un perfectionnisme très pensé (le tournage s’est partiellement passé à Radegund même), le cinéma de Malick repose sur une remarquable composition des plans (les abondantes contre-plongées renforcent la figure christique du personnage de Franz), sur de brillants mouvements de caméra et l’utilisation d’une steadycam très mobile intégrant une caméra subjective « douloureuse » notamment sur les coups portés au prisonnier par ses geôliers, le tout dans une belle partition de James Newton Howard qui a parfois les accents des chorals de Bach.
Le style de Malick vient servir, dans A Hidden Life, un profond questionnement sur l’Histoire (« Qu’arrive-t-il à notre pays, à la terre que nous aimons ? » demande le paysan), sur le sacrifice (« Ton sacrifice ne profite à personne » lui dit-on), sur l’injustice (« Mieux vaut subir l’injustice que la commettre ») et sur la résistance au Mal. Torturé par ses choix ou poussé dans ses retranchements par un nazi qui lui lance « Tu es meilleur que les autres ? Tu sais discerner le Mal ? », Jägerstätter se demande : « Un homme peut-il se mettre à mort ? Pour la vérité » mais mesure aussi la différence entre le sacrifice qu’on peut éviter et le sacrifice qu’on choisit…
Vu en major de la Wehrmacht dans Unglourious Basterds (2009) de Tarantino, en jeune Karl Marx dans le film de Raoul Peck (2017), en marin du Kursk (2018) ou en concurrent de Vidocq dans L’empereur de Paris (2018), August Diehl incarne un Franz Jägerstätter au regard fiévreux qui n’ignore pas qu’il est dans une posture insensée (son avocat lui conseille de prêter allégeance à Hitler et de penser ce qu’il veut) mais qui demeure persuadé que le Mal ne peut atteindre un homme bon. Parce que sa foi ardente lui dit qu’il retrouvera les siens « là-bas ».

Franz face au président du tribunal du Reich (Bruno Ganz). DR

Franz face au président du tribunal
du Reich (Bruno Ganz). DR

L’acteur berlinois de 43 ans est entouré d’excellents comédiens. Si on remarque notamment Franz Rogowski (le manutentionnaire silencieux de Valse dans les allées) en Waldlan, rare et lumineux ami de Franz, on retrouve aussi, dans leurs ultimes rôles, Michael Nyqvist, disparu en 2017, qui incarne l’évêque Fliessen et Bruno Ganz, mort en février dernier. Dans l’uniforme nazi, le Zurichois est le juge Lueben qui condamne Franz à mort non sans l’avoir reçu, seul et troublé, dans son bureau, tel un Pilate face à Jésus…
Terrence Malick achève ce film impressionnant (mais qui pourra sans doute dérouter) en citant la romancière britannique George Eliott et son Middlemarch (1871) : « Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus. »

UNE VIE CACHEE Drame (USA – 2h53) de Terrence Malick avec August Diehl, Valerie Pachner, Bruno Ganz, Franz Rogowski, Matthias Schoenarerts, Tobias Moretti, Michael Nyqvist, Martin Wuttke, Karl Markovics. Dans les salles le 11 décembre.

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