Le fabuleux destin de Nélie Laborde

Rose Juillet (Lyna Khoudri) et Eléonore de Lengwil (Sabine Azéma).

Rose Juillet (Lyna Khoudri)
et Eléonore de Lengwil (Sabine Azéma).

Il ne fait pas bon, dans la France parisienne de 1914, être une jolie petite bonne. Surtout quand son bourgeois de patron, quasiment sous l’œil de madame, se sent la bottine furtive et baladeuse. Or, Nélie Laborde se rebelle et se retrouve illico, jetée à la rue. La misère guette. La jeune femme mange quand on lui offre une soupe et un bout de pain. De la rue au tapin, il n’y a qu’un pas. Nélie s’y risque, se fait trousser, debout, sous un porche, se lave à une fontaine… Assise contre un pilier, la miséreuse se réconforte en lisant.
En ce mois de septembre 1914, la Croix-Rouge recherche des infirmières bénévoles. Nélie s’engage. Bientôt, elle se retrouve sous les hautes futaies de la forêt vosgienne, secourant des blessés qui crient « Hilfe » et d’autres, en pantalon garance, appelant « Infirmière »… Dans la camionnette militaire qui l’emporte avec des soldats mal en point, Nélie aperçoit furtivement une ombre au bord de la route. C’est Rose Juillet, une Suissesse de l’âge de Nélie, qui va bouleverser l’existence de l’infirmière auxiliaire…
Rose, qui vient de perdre son père, raconte à Nélie qu’elle doit rejoindre, à Nancy, une dame de la bonne société pour devenir sa lectrice. Rose dispose d’ailleurs d’une lettre d’introduction de la main de son défunt père. Mais la guerre frappe toujours. Des obus s’abattent sur le petit hôpital de fortune. Rose est tuée sous les yeux de Nélie. Celle-ci décide alors de connaître un avenir meilleur… Pourvue d’un laisser-passer délivré par les Allemands, elle « devient » Rose Juillet, rejoint Nancy et se présente chez Eléonore de Lengwil, une riche veuve, dont elle devient la lectrice discrète et vite précieuse

Nélie Laborde est devenue Rose, la lectrice...

Nélie Laborde est devenue Rose, la lectrice…

Diplômée de la Fémis en 2002, Aurélia Georges a réalisé deux longs-métrages de fiction (L’homme qui marche en 2008 et La fille et le fleuve en 2014) ainsi que, en coauteur, le documentaire Le cinéma français se porte bien (2014) dans lequel des cinéastes témoignent de leurs inquiétudes à propos des difficultés auxquelles le cinéma indépendant est confronté…
Avec La place d’une autre, la cinéaste s’inspire librement de The New Magdalen, écrit en 1873, par l’écrivain britannique de l’époque victorienne, Wilkie Collins (1824-1889), célèbre pour avoir écrit des « romans à sensation », précurseurs du roman policier et à suspense. « Il est très brillant, dit la cinéaste, dans l’art du récit et la première chose qui m’a marquée en commençant à lire, c’était le plaisir de lecture qu’il me procurait. Le livre fonctionne vraiment comme un feuilleton littéraire, avec des tas de rebondissements et de cliffhangers. Ce n’est pas du tout ma littérature de chevet mais je tournais les pages, happée par son sens du suspense. »
De fait, Aurélia Georges et sa coscénariste Maud Ameline, ont écrit une solide histoire, fortement romanesque et effectivement palpitante. Car dès lors que Nélie s’est substituée à la vraie Rose, le film installe une solide tension. Comment Rose va-t-elle traverser les multiples obstacles liés à son mensonge ? Partout des chausse-trappes peuvent surgir même si, rapidement, Rose devient plus qu’une lectrice pour Eléonore. C’est presque une fille bien-aimée qu’elle prend sous son aile et décide de présenter à la bonne société de Nancy. Rebondissement presque fantastique, sinon terrifiant : alors que, dans un salon, Rose lit du Villiers d’Adam, surgit Rose, telle une revenante, pointant d’un doigt vengeur Nélie aux yeux de tous pour la démasquer, la mettre à nu, la tuer socialement…

Maud Wyler incarne la vraie Rose...

Maud Wyler incarne la vraie Rose…

La place d’une autre prend le risque de mêler le film d’époque (les scènes de la demeure Lengwil ont été tournées au château El Biar d’Obernai), le film social, le thriller et le drame sentimental. Avec une fluide aisance soulignée par une belle photographie, Aurélia Georges tire son épingle du jeu. Evidemment, le thème principal, celui de l’échange d’identité, offre de beaux abîmes cinématographiques, la cinéaste s’employant à saisir la complexité du personnage de Nélie/Rose dont la grâce semble s’obscurcir au fur et à mesure que monte la peur d’être débusquée.
Avec cette jeune femme, Aurélia Georges s’interroge sur la place qu’elle occupe ou veut occuper dans une société où chacun est sommé de demeurer à… sa place. Enfin, le film a une résonance contemporaine à travers deux femmes décidées à prendre leur existence en main, non point en s’émancipant des hommes mais en s’appuyant sur l’éducation, le savoir et la pensée. La séduisante Rose apporte, presque étrangement, un surcroît d’expérience de vie qu’Eléonore ne possède pas. Cela passe par le goût de Rose pour la lecture à travers Victor Hugo, son livre-talisman. La cinéaste distille alors une vision agréablement romanesque avec cette idée que, dans une époque aux différences sociales tranchées, le livre est un viatique pour la liberté et la libération. Face aux immenses bibliothèques de la maison Lengwil, Rose apparaît fascinée et émerveillée…

Eléonore de Lengwil et le pasteur Valence (Laurent Poitrenaud). Photos Capucine Henry

Eléonore de Lengwil
et le pasteur Valence (Laurent Poitrenaud).
Photos Capucine Henry

La place d’une autre repose sur deux excellentes comédiennes, Lyna Khoudri et Sabine Azéma qui se glissent brillamment dans une rencontre qui les voit changer de place, émotionnellement et moralement. Lyna Khoudri réussit à communiquer une impassibilité impressionnante tout en laissant toujours affleurer l’émotion. Quant à Sabine Azéma (dont certains plans où elle porte la capeline font songer à La vie et rien d’autre de Tavernier), elle a l’œil toujours pétillant même si son Eléonore est habituée à une rigueur protestante qui, soudain, s’éveille à des sensations et des sentiments maternels. Laurent Poitrenaud campe un pasteur habité et… « socialiste » qui a une belle scène lorsqu’en chaire, il évoque la haine de l’ennemi confrontée à une attitude d’humanité. Enfin, Maud Wyler qui incarne la vraie Rose Juillet, personnage agressif et presque enragé, réussit cependant à nous faire ressentir une certaine empathie pour cette femme blessée et dépossédée.
A la fin, Rose redevenue Nélie Laborde assumera probablement son destin. Elle, que les livres ont fait penser et voyager, s’offre un billet de la French Line pour New York…

LA PLACE D’UNE AUTRE Drame (France – 1h52) d’Aurélia Georges avec Lyna Khoudri, Sabine Azéma, Maude Wyler, Laurent Poitrenaud, Didier Brice, Lise Lamétrie, Olivier Broche, Judith Leder, Jacques Bachelier, Marie Hattermann. Dans les salles le 19 janvier.

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