Un perdant magnifique en avance sur son temps

Paul Deschanel (Jacques Gamblin) affronte Georges Clemenceau (André Dussollier). DR

Paul Deschanel (Jacques Gamblin) affronte Georges Clemenceau (André Dussollier). DR

« Il faut que tout change pour que rien ne change… » écrivait Tomasi di Lampedusa dans Le guépard. C’est peut-être ce qu’inconsciemment, se disait aussi Paul Deschanel. Le 11e président de la République française, ne fut chef de l’Etat que huit mois, du 18 février au 21 septembre 1920. Et il n’a pas laissé une trace mémorable dans l’Histoire de France…
C’est à cet homme politique, figure des Républicains modérés, demeuré dans la mémoire des gazettes, comme « le président tombé du train », que Jean-Marc Peyrefitte, qui a dû batailler pour faire aboutir son projet, consacre son premier long-métrage. Un film qui a l’excellente idée de prendre ses distances avec la reconstitution souvent académique des fictions historiques…
Le cinéaste fait le choix d’ouvrir Le tigre et le président par l’épisode le plus célèbre et sans doute le plus malheureux de l’existence de Paul Deschanel. Cette nuit du 23 mai 1920, il est dans le train qui l’emmène à Montbrison dans la Loire où il doit inaugurer un monument à la gloire d’une figure de la Première Guerre mondiale. A hauteur de Montargis, le président tombe du train. Plus secoué que vraiment blessé, en robe de chambre de soie et pieds nus, il avance sur la voie. Il aperçoit alors le garde-barrière Radeau auquel il se présente : « Bonsoir Monsieur, je suis Paul Deschanel, président de la République ». A quoi, le cheminot suspicieux, répond : « Bonsoir Monsieur, je suis la reine d’Angleterre ». Mais les Radeau sont des braves gens et ils offrent l’hospitalité à cet inconnu qui doit être un monsieur bien parce qu’il a les pieds propres…
Quelques mois plus tôt, Paul Deschanel va devenir président de la République. Les élections législatives de novembre 1919 avaient été marquées par la large victoire du Bloc national, la coalition conduite par Georges Clemenceau, alias Le tigre, à laquelle appartient aussi l’Alliance républicaine démocratique de Paul Deschanel. Dans la foulée, celui-ci est réélu à la présidence de la Chambre. Convaincu d’avoir un destin national, Deschanel décide de se présenter à l’élection présidentielle de janvier 1920. Face à lui, de manière inattendue, se dresse Georges Clemenceau. Encore auréolé par la victoire de 1918 et donné grand favori, le fameux « Père la Victoire » ne fait pas campagne. A l’assemblée, Deschanel lui lance : « Laissez-nous gagner la paix » et assène un rude « Vous êtes comme la guerre. Vous êtes fini… »

Paul Deschanel chez la famille Radeau après sa chute du train. DR

Paul Deschanel chez la famille Radeau
après sa chute du train. DR

Le 16 janvier 1920, à la surprise générale, Paul Deschanel arrive en tête du vote préparatoire des républicains, avec 408 voix contre 389 pour le président du Conseil, qui retire aussitôt à ses partisans l’autorisation de présenter sa candidature à Versailles. Le lendemain, l’Assemblée nationale élit Paul Deschanel, seul candidat déclaré, par 734 voix (84,6 % des bulletins exprimés). Il s’agit du plus grand nombre de suffrages de parlementaires jamais obtenu par un candidat à la présidence sous la Troisième République.
Fort heureusement, Jean-Marc Peyrefitte se dispense de nous donner un cours d’histoire. Et si le titre de son film réunit les deux personnalités, c’est bien à Paul Deschanel que le réalisateur va essentiellement s’intéresser. Cela dans la tradition du roman historique « qui prend pour toile de fond un épisode (parfois majeur) de l’Histoire, auquel il mêle généralement des événements et des personnages réels et fictifs ». Le plus bel exemple étant pour le cinéaste l’Amadeus de Milos Forman.
Dans une écriture à quatre mains avec le scénariste Marc Syrigas, Peyrefitte a accompli un imposant travail de documentation, se plongeant dans l’intégrale des discours de Deschanel, écoutant à la BNF les enregistrements numérisés de ses discours et lisant les trois biographies consacrées au président et plus spécialement à celle de Thierry Billard, parue dans les années 80 car elle valorisait Deschanel, contrairement à celle des années 30 qui le fustigeait.

Paul Deschanel s'apprête à prononcer son grand discours... DR

Paul Deschanel s’apprête à prononcer
son grand discours… DR

Quant aux raisons de la chute du train, Peyrefitte retient, parmi les théories les plus folles, la thèse du psychiatre Gérard Milleret qui soutient ce qu’aucune biographie n’a jamais suggéré sur Paul Deschanel. Il aurait pris, pour lutter contre son anxiété et ses angoisses, du Véronal, première molécule de barbiturique, qu’on lui a conseillé après son élection, mais qui a été interdit six mois plus tard. « D’après le Dr. Milleret, précise le cinéaste, le médicament lui procurait des « réveils confuso-oniriques » – autrement dit somnambuliques – et il aurait donc été dans un état de somnambulisme avancé lorsqu’il s’est éjecté du train. D’autres parlent d’un accident, voire d’une tentative de suicide. »
Sans aucunement être une hagiographie, Le tigre et le président est bien le portrait, parfois franchement savoureux, d’un perdant magnifique. Un homme qui a tout raté alors qu’il était plein de belles promesses… Deschanel rêvait d’une « humanité plus haute », souhaitait abolir la peine de mort, créer un code du travail, instaurer le suffrage universel, donner le droit de vote aux femmes, lutter, par l’école, contre « le péril mortel de l’ignorance », estimant que « chaque citoyen doit s’élever au-dessus de lui-même »… Tout cela alors que son prédécesseur, Poincaré, lui expliquait que le principal boulot du président était de choisir la couleur des chrysanthèmes…

Ariane (Anna Mouglalis), patronne de maison close. DR

Ariane (Anna Mouglalis), patronne
de maison close. DR

Peyrefitte fait le choix juste de confier Deschanel à Jacques Gamblin qui apporte à son personnage quelque chose de doux, de lunaire, presque éthéré. Impression renforcée par des choix de mise en scène –fort éloignés du champ-contre-champ des téléfilms- qui font la part belle à des optiques originales et de beaux mouvements d’appareil. Ainsi, dans le ballet burlesque, portée par les accents de la Danse macabre de Saint-Saëns, où Deschanel répète son grand discours ou encore dans celle, tournée dans les jardins de l’Elysée, où le président poursuit les feuillets de son discours emportés par le vent.
Par opposition, Georges Clemenceau (on se souvient de sa phrase « Il y a deux organes inutiles : la prostate et le président de la République ») apparaît comme un politique fort en gueule, matois, manipulateur (c’est lui qui suggère le Véronal à Madame Deschanel, ce qui est historiquement faux) ou cassant avec le « ravi de la crèche » lorsqu’il lance : « Il ne laisse à personne d’autre le soin d’être son pire ennemi ». Cela dit, selon le film, les deux hommes avaient un point commun : la fréquentation d’une luxueuse maison close où ils partageaient les ablutions coquines de la belle Ariane (Anna Mouglalis).
Lorsque Paul Deschanel, épuisé, annonce par surprise sa démission, Clemenceau (dont André Dussollier s’empare avec gourmandise) est aux USA, la terre natale de son épouse. Il apprend la nouvelle bien trop tard. Alexandre Millerand sera élu président. Il n’est pas dit qu’on lui consacrera un film…

LE TIGRE ET LE PRESIDENT Comédie dramatique (France – 1h38) de Jean-Marc Peyrefitte avec Jacques Gamblin, André Dussollier, Christian Hecq, Anna Mouglalis, Cyril Couton, Astrid Whettnall, Lola Naymark, Laura Benson, Patrick d’Assumçao, Marie Elisabeth Cornet, Olivier Claverie. Dans les salles le 8 septembre.

Laisser une réponse