Sodome et Gomorrhe dans la cité des rêves

Nellie LaRoy (Margot Robbie) dans une fiesta orgiaque. DR

Nellie LaRoy (Margot Robbie)
dans une fiesta orgiaque. DR

Un éléphant, des chevaux, un lézard et un serpent à sonnette… Comme une métaphore du Los Angeles des années vingt ? Un univers bestial ? Le pachyderme que le malheureux Manny Torrès tente de faire grimper une côte sur un camion branlant, est l’une des attractions d’une soirée offerte dans son manoir par un tycoon du Hollywood des années vingt. Et comme la pauvre bête défèque de trouille, l’épanchement donne déjà le ton…
Babylon peut alors entrer dans le vif du sujet avec une longue séquence orgiaque à la façon des lupanars baignés de rouge où des nains armés de phallus gigantesques traversent les lieux tandis qu’un orchestre de jazz donne toute sa mesure. Partout, on copule, jeunes, vieux, belles, flétri(e)s sur fond de morphine, coke, héroïne, éther… Dans un salon décoré de charmants anges, un obèse nu est chevauché par une beauté hystérique qui finira mal. On ne peut s’empêcher de songer à la tragique trajectoire de Roscoe -Fatty- Arbuckle, la plus populaire star du muet, dont la carrière s’acheva net à à cause de la mort suspecte d’une starlette… L’alcool coule à flots et les bouteilles de champagne finissent dans un endroit que la pudeur nous interdit d’évoquer ici.
On l’a deviné, le Hollywood des années vingt est un bordel à ciel ouvert. La dépravation semble être la règle et Damien Chazelle invite, dans les pas de Manny Torrès, jeune immigrant mexicain fasciné par le cinéma et prêt à tout pour entrer dans cet univers, à une visite guidée qui a seulement le défaut de s’étirer sur plus de trois heures. Car pour le reste, cette sauvage chronique tient ses promesses, en l’occurrence lever le voile sur les coulisses de la cité des rêves.
Auteur d’un Whiplash (2014) salué par la critique et d’un La La Land (2016) plébiscité par le public des salles obscures, le réalisateur franco-américain de 38 ans s’inscrit donc dans un genre -le cinéma sur le cinéma- où il est précédé par Fellini (Huit et demi), Tornatore (Cinema Paradiso), Truffaut (La nuit américaine) ou son confrère Tarantino avec Once Upon a Time… in Hollywood dans lequel on trouvait déjà Brad Pitt.

Silence! On tourne! DR

Silence ! On tourne ! DR

« Je voulais examiner, dit le cinéaste, au microscope les débuts d’une forme d’art et d’une industrie, lorsque toutes deux étaient encore en train de trouver leurs marques et, plus profondément, j’aimais l’idée d’observer une société en mutation. » L’une des mutations les plus cataclysmiques de l’époque fut évidemment le passage du muet au parlant. Une rupture qui précipita la chute de stars qui n’avaient pas la voix adéquate pour durer… Viendra aussi le temps où, après les pires excès et la débauche, Hollywood se munira d’un Code de production, surnommé Code Hays, qui déclare : « Aucun film ne sera produit qui porterait atteinte aux valeurs morales des spectateurs. De la même manière la sympathie du spectateur ne doit jamais aller du côté du crime, des méfaits, du mal ou du péché ».
Entre fascination et mélancolie, Chazelle excelle quand il met en scène des tournages… C’est le cas, dans de vastes espaces écrasés de soleil et accueillant tout un orchestre symphonique, pour une séquence de bataille avec des centaines de figurants et un réalisateur à l’accent allemand (Erich von Stroheim ?) promettant de mettre une balle dans la tête à l’assistant apeuré.
C’est encore le cas pour une scène de bar dans lequel une certaine Nellie LaRoy, recrutée pour suppléer une actrice camée jusqu’aux yeux, va faire montre, seins en bataille, d’un beau talent. En plus, la pétulante Nelly est capable de pleurer à la demande… Enfin, alors que le parlant en est à ses balbutiements, on voit se succéder des prises parce que Nelly, encore elle, ne respecte pas sa marque sous le micro, parce qu’une porte grince, parce que Nellie parle trop fort ou pas assez fort…

Jack Conrad (Brad Pitt) et Manny Torrès (Diego Calva). DR

Jack Conrad (Brad Pitt)
et Manny Torrès (Diego Calva). DR

Cette vaste galerie de personnages, à travers laquelle Manny Torrès sert de fil conducteur, peut aussi être, pour le spectateur cinéphile, un amusant jeu de piste où il s’agit de débusquer, derrière les noms d’emprunt, des vedettes ou des personnalités connues. On peut ainsi penser que Nellie LaRoy est inspirée par l’actrice Clara Bow, Jack Conrad par Gene Kelly (l’hommage à Singing in the Rain est clair) et Elinor St. John (Jean Smart) par un mix des deux plus fameuses « vipères d’Hollywood », les chroniqueuses Louella Parsons et Hedda Hopper.
La chanteuse Lady Fay Zhu (incarnée par Li Jun Li) apparaît comme une assez évidente référence à Anna May Wong, première star hollywoodienne d’origine chinoise. La scène où, en smoking et haut-de-forme, elle embrasse une jeune femme sur la bouche est un hommage à Marlène Dietrich faisant de même dans Morocco (1930) de Sternberg.
Quant au personnage d’Irvin Thalberg, c’est bien… Irvin Thalberg lui-même (incarné par Max Minghella), le producteur surnommé The Wonder Boy autant à cause de sa jeunesse que de son habileté inégalée pour choisir les bons scénarios et en tirer des films à succès…

Lady Fay Zhu (Li Jun Li) et un baiser-hommage... DR

Lady Fay Zhu (Li Jun Li)
et un baiser-hommage… DR

Mais il n’est pas nécessaire d’avoir lu tous les livres sur Hollywood pour apprécier cet enthousiaste Babylon qui s’appuie sur un formidable travail de décorateur. D’abord parce qu’au milieu d’une distribution chorale, Brad Pitt et Margot Robbie, sont éblouissants. Elle en fille sortie du ruisseau et prête à tout pour devenir une star. Lui en séducteur de l’écran, capable de toutes les frasques mais au talent intact jusqu’au jour où le succès se dérobe.
Après une ultime séquence où Manny Torrès, quinquagénaire avec femme et enfant (Diego Calva) et désormais éloigné d’un monde qu’il aima plus que tout, pleure dans une salle obscure qui passe Chantons sous la pluie, Babylon s’achève par une pure déclaration d’amour au 7e art. Dans un long générique de fin, Chazelle salue aussi bien Le chien andalou de Luis Bunuel que Ben Hur de William Wyler en passant par Louise Brooks et Ingmar Bergman. « Parce que, comme le dit un personnage du film, ce qui est projeté l-haut, ça a de l’importance pour les gens. »

BABYLON Comédie dramatique (USA – 3h09) de Damien Chazelle avec Diego Calva, Margot Robbie, Brad Pitt, Jean Smart, Jovan Adepo, Li Jun Li, P.J. Byrne, Lukas Haas, Tobey Maguire, Olivia Hamilton, Max Minghella, Katherine Waterston, Flea, Samara Weaving, Rory Scovel, Eric Roberts, Ethan Suplee, Olivia Wilde, Spike Jonze.
Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Dans les salles le 18 janvier.

 

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