Mise à nu d’un couple à la barre

Le drame est survenu... DR

Le drame est survenu… DR

Samuel est mort. On a retrouvé son corps, gisant dans la neige rougie par le sang, au pied du grand chalet alpin dans lequel il s’était installé, il y a un an, avec sa femme Sandra et leur fils Daniel. Mais comment Samuel est-il mort ? A-t-il chuté du haut d’une fenêtre des combles, là où il réalisait des travaux d’aménagement ? Faut-il chercher une autre explication ? Et s’il s’agissait d’un homicide ? Car Sandra et Samuel n’étaient pas avares de disputes…
Dans un escalier du chalet, un chien blanc et noir poursuit une balle… Gros plan sur des robinets de salle de bain. Daniel s’ingénie à faire entrer Snoop dans une bassine pour le laver. Le chien s’ébroue tandis que Sandra s’entretient avec Zoé, une étudiante grenobloise qui veut faire une thèse sur l’oeuvre de la romancière. Mais l’échange va bientôt être perturbé par une musique tonitruante qui vient de l’étage où séjourne Samuel. Sandra gronde : « Il veut m’emmerder ». Impossible de poursuivre l’échange… Sandra et Zoé conviennent de se revoir plus tard ailleurs… Daniel, lui, est parti promener le chien dans la neige.
Le drame est survenu. Sandra, affolée, bouleversée, a appelé les secours. L’ambulance du SAMU est sur place, les enquêteurs ont investi les lieux. Une autopsie a lieu. On parle de traumatisme crânien mais aussi de lésions à la tête antérieures au choc avec le sol. Désormais, l’affaire prend une autre tournure. Et Sandra Voyter fait figure de suspecte. Elle demande l’aide de Vincent Renzi, un vieil ami avocat qui va se charger de ses intérêts. Il remarque un hématome sur l’avant-bras de Sandra, constate que « la chute accidentelle est difficile à défendre » , note que Sandra va se retrouver dans la position de témoin assisté dans un dossier de mort suspecte… Mais fermement Sandra stoppe son défenseur : « Je ne l’ai pas tué ! »
L’engrenage de la justice s’est cependant mis en branle. La « machine », avec son impressionnant décorum, ne s’arrêtera plus. Et cependant on a l’impression que ce n’est pas là l’essentiel du propos. D’ailleurs Justine Triet le dit bien : « Je souhaitais faire un film sur la défaite d’un couple. L’idée, c’était de raconter la chute d’un corps, de façon technique, d’en faire l’image de la chute du couple, d’une histoire d’amour. »
De fait, Anatomie d’une chute est tout à la fois un authentique film de procès et la fin d’une histoire d’amour vue à travers ses deux protagonistes principaux qui remontent le temps pour faire apparaître leurs blessures, leurs doutes, leurs désastres, le tout sous le regard d’un enfant de 11 ans dont on va apprendre le drame mais surtout comment celui-ci a tenu un rôle capital dans la culpabilité d’un père…

Sandra Voyter (Sandra Hüller) pendant son procès. DR

Sandra Voyter (Sandra Hüller)
pendant son procès. DR

En décryptant donc ce double aspect, Anatomie… se concentre sur l’idée de la chute. Dès le premier plan -déroutant- du film (la balle qui descend l’escalier), elle s’impose comme un véritable élément obsessionnel. « Comment ça fait, interroge la réalisatrice, quand quelque chose tombe ? Cette idée du « poids du corps », d’un corps qui tombe, je l’ai en tête depuis longtemps, notamment depuis le générique de « Mad men », cet homme qui n’en finit pas de tomber… »
La grande force du quatrième long-métrage de Justine Triet (après La bataille de Solférino en 2013, Victoria en 2016 et Sibyl en 2019) c’est qu’il parvient, avec brio, à nous faire entrer, avec une précision rarement vue au grand écran, dans les arcanes d’un procès d’assises et à nous amener, dans un même mouvement, à partager le cheminement d’une femme accusée d’homicide. Le tribunal est un lieu où l’histoire n’appartient plus aux personnages puisqu’elle est jugée par d’autres qui doivent la reconstituer à partir d’éléments épars et ambigus. Devant ses juges, Sandra est ainsi brutalement mise à nu. Son intimité, sa bisexualité, tout y passe, tout explose, y compris cette utopie magnifique mais très difficile à atteindre qu’est l’égalité dans le couple.
A la barre, l’avocat général se gargarise de passages des livres de Sandra pour y débusquer les prémices du « crime ». Et puis il y a cette séquence où la Cour entend l’enregistrement réalisé, en cachette, par un Samuel, évidemment jaloux du succès littéraire de sa femme, qui débouche sur une violente dispute…
«  Le couple, dit la cinéaste, c’est des tentatives de démocratie qui sont sans cesse interrompues par des pulsions dictatoriales. Et ici, c’est presque devenu une guerre, avec une dimension de rivalité. Ils se sont piégés, et quelque chose a été perdu, parce que personne n’a rien voulu lâcher. Mais ce sont de grands idéalistes, j’aime ces gens pour ça, ils ne sont pas résignés. Même dans la scène de dispute, qui est en fait une négociation, ils continuent à se dire la vérité, donc pour moi il reste de l’amour. »

Daniel (Milo Machado Graner), un gamin au coeur du chaos. DR

Daniel (Milo Machado Graner), un gamin
au coeur du chaos. DR

Du côté des comédiens aussi, Justine Triet a tout juste. Découverte en 2016 dans l’excellent Toni Erdmann de Maren Ade et déjà présente, en cinéaste excédée, dans Sibyl, l’actrice allemande Sandra Hüller est constamment au coeur du propos. Son jeu révèle (ou dissimule) les secrets et les angoisses d’une femme au coeur d’un chaos judiciaire et personnel. Elle est tour à tour bouleversante et inquiétante. A ses côtés, le jeune Milo Machado Graner incarne brillamment le jeune Daniel dont les « révélations » au coeur du procès feront beaucoup dans le prononcé du verdict. Enfin, dans le prétoire, s’affrontent un avocat et un représentant du Parquet. C’est Antoine Reinartz qui s’empare (et se délecte!) de l’avocat général et en fait un personnage grinçant et odieux. Le remarquable Swann Arlaud, comédien « hanté » tout en finesse et en regards, est l’avocat de Sandra. C’est à lui que cette femme, désormais brisée, livrera ce rude constat : « Quand on perd, on perd. Quand on gagne, on espère une récompense. Mais c’est juste fini ».

Sandra, une femme fracassée... DR

Sandra, une femme fracassée… DR

Sur la Croisette, au mois de mai dernier, Justine Triet a remporté une Palme d’or amplement méritée. Voilà longtemps que le Festival de Cannes n’avait pas connu une telle unanimité quand le jury du président Ostlund a décerné son grand trophée. La cinéaste, comme il se doit, a pris la parole. Pour dénoncer, notamment, la réforme des retraites imposée par le gouvernement et « la marchandisation de la culture […] en train de casser l’exception culturelle française ». Il n’en fallait pas pour déclencher la polémique. On glisse sur les réactions de gauche comme de droite pour ne retenir que celle de Rima Abdul-Malak, la ministre de la Culture : « Heureuse de voir la Palme d’or décernée à Justine Triet, la dixième (en fait la onzième. Ndlr) pour la France ! Mais estomaquée par son discours si injuste. Ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde. Ne l’oublions pas ».
Le film marche bien dans les salles. Et la polémique n’y est pour rien.

ANATOMIE D’UNE CHUTE Drame (France – 2h30) de Justine Triet avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner, Antoine Reinartz, Samuel Theis, Jenny Beth, Saadia Bentaïeb, Camille Rutherford, Anne Rotger, Sophie Fillières. Dans les salles le 23 août.

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