Choukrane, Mister Ballantyne
Sur la côte nord-est de l’Angleterre, un bus s’arrête dans une petite ville. Des réfugiés syriens, notamment des femmes et des enfants, en descendent. L’arrivée de ces familles provoque la méfiance, l’inquiétude, la colère et parfois des manifestations de franche hostilité. Dans les rues de cette cité modeste où s’alignent les maisons mitoyennes construites en briques rouges, la présence de ces étrangers n’augure rien de bon… Avec son maillot à rayures noires et blanches de l’équipe de foot locale, Rocco, grand type sans doute aviné, s’énerve lorsque Yara, l’une des réfugiées, le prend en photo… Il lui dérobe l’appareil, fait le pitre et l’appareil finira au sol, cassé. Pour Yara, c’est une catastrophe parce qu’elle n’a pas les moyens de le faire réparer mais plus encore parce l’objet est lié à la mémoire de son père, emprisonné dans les geôles syriennes et dont elle n’a aucune nouvelle.
Avec Moi, Daniel Blake (Palme d’or à Cannes) en 2016 puis Sorry, we missed you en 2019, Ken Loach avait déjà tourné dans le nord-est de l’Angleterre, évoquant le parcours de gens pris au piège d’une société fragmentée. De manière inéluctable, ces deux films se terminaient tragiquement. Mais le cinéaste et son équipe avaient rencontré, lors du tournage, des gens d’une grande force et d’une belle générosité qui réagissaient avec courage et détermination face à l’adversité actuelle. Il a semblé nécessaire à Loach de tourner un autre film sur place pour se faire l’écho de cette force généreuse sans pour autant minimiser les difficultés auxquelles les habitants font face et les épreuves traversées par la région au cours des dernières décennies…
De fait, lorsqu’en 2016, les premières familles syriennes arrivent du côté de Durham, Murton ou des villages d’Easington ou de Horden, ils débarquent dans une région abandonnée. L’activité industrielle – construction navale, sidérurgie, industrie minière – a disparu. Rien ou presque ne l’a remplacée. Les villages miniers, autrefois prospères et fiers de leurs traditions de solidarité, d’activités sportives et culturelles régionales, ont été laissés à l’abandon par les politiques, conservateurs et travaillistes confondus. Avec l’arrivée des réfugiés laissant derrière eux la guerre atroce qui se déroule en Syrie, deux communautés vont devoir cohabiter, vivre au quotidien l’une à côté de l’autre. Toutes les deux souffrent de graves problèmes. Mais l’une des deux a subi un traumatisme – fuir une guerre d’une cruauté inimaginable – et pleure désormais ses morts tout en s’inquiétant terriblement pour tous ceux qui étaient restés sur place. Entre ces étrangers dans un pays qu’ils ne connaissaient pas et ces laissés pour compte dans un pays qui est le leur, comment trouver l’espoir ?
Au coeur du village, The Old Oak, le pub tenu par Tommy Joe Ballantyne, dernier lieu public encore ouvert et menacé de fermeture, est seulement fréquenté par une dernière poignée d’habitués. C’est là que Yara pousse la porte pour demander à TJ de l’aider à retrouver celui qui a cassé son appareil. Si TJ avance qu’il y a peu de chance que Rocco répare, il montre à la jeune Syrienne une arrière-salle aux murs tapissés de photos des luttes ouvrières. Sous une image de mineurs réunis dans une cantine, cette légende « When you eat together, you stick together » (quand on mange ensemble, on se sert les coudes) qui va donner une belle idée à Yara et TJ. Outre le baume que l’idée met au coeur des deux personnages, le pub va devenir le lieu de tous les débats et même d’une forme de réconciliation…
A propos de son ami et partenaire au long cours (depuis Carla’s song en 1996, ils ont collaboré quatorze fois), le scénariste Paul Laverty cite Saint-Augustin qui disait que « l’espoir a deux très belles filles. La première est la colère face à la situation telle qu’elle est. La seconde est le courage nécessaire pour changer cette situation. » Loach y a consacré toute sa vie de cinéaste. Chantre d’un cinéma du réalisme social, Ken Loach s’est régulièrement penché sur les situations difficiles de la classe ouvrière britannique, cela avec une notable capacité à créer un immédiat lien d’empathie du spectateur pour ses personnages…
Avec The Old Oak, présenté en compétition officielle à Cannes 2023 et dont il a dit que ce serait probablement son dernier film, le cinéaste de 87 ans ne fait pas exception à la règle. On s’attend à voir « du Loach » et c’est bien « du Loach » qui se déroule sur l’écran. On connaît la manière du cinéaste et pourtant ça marche encore une fois. Parce que le maître britannique connaît les vertus de ce qu’il nomme l’authenticité. Une qualité de son cinéma qui fait qu’on se demande généralement si ce sont des comédiens qui jouent ou des non-professionnels dans leur propre rôle. Et puis, avec Laverty, Loach sait dessiner de très beaux personnages.
C’est le cas de Yara (la comédienne Ebla Mari dans ses débuts au cinéma) mais aussi de Dave Turner. Sapeur-pompier et syndicaliste avant de prendre sa retraite en 2014, Dave Turner a rencontré Ken Loach lors d’un casting et a obtenu deux rôles modestes dans Moi, Daniel Blake et Sorry, we missed you. Ici, il tient le rôle principal, celui d’un type bien, ancien mineur, qui a beaucoup souffert, autant de la mort de son père tué dans une catastrophe minière que du départ d’une épouse qu’il n’a pas su retenir. Désormais paumé et raccroché à Marra, son petit chien, qui le retient carrément à la vie, TJ est surtout épuisé et au bout du rouleau. Lorsque les familles syriennes arrivent, il a juste envie de rester à l’écart. Mais Yara, par son enthousiasme douloureux, lui donne littéralement un coup de pied aux fesses. Alors, même s’il encaisse des revers, TJ pense qu’il peut y avoir de l’espoir. Un espoir que Loach réussit à faire partager au spectateur. Qui, à l’instar de Yara, peut dire aussi : « Choukrane, Mister Ballantyne » !
THE OLD OAK Comédie dramatique (Royaume-Uni – 1h53) de Ken Loach avec Dave Turner, Ebla Mari, Claire Rodgerson, Trevor Fox, Chris McGlade, Col Tait, Jordan Louis, Chrissie Robinson, Chris Gotts, Jen Patterson, Arthur Oxley, Joe Armstrong, Andy Dawson, Maxie Peters. Dans les salles le 25 octobre.