Le vent du chaos souffle dans Eddington
Dans un paysage de désolation, tandis que la nuit est tombée et que le vent balaye de longues rues vides, un pauvre bougre en haillons traverse ces larges espaces en vociférant à l’envi des propos incompréhensibles mais qui pourraient bien être des menaces… Est-ce l’alcool, la drogue, la colère, le désespoir, la schizophrénie qui animent ce type ? En tout cas, dans Eddington, ses cris ne semblent pas surprendre plus que cela. Et si ce malheureux, outsider à la dérive, était emblématique de beaucoup de gens frustrés en Amérique ?
Quelque part, au coeur du Nouveau-Mexique, Eddington est un grand bled sans attrait particulier. On vit là sans doute parce qu’il faut bien vivre quelque part et d’ailleurs les habitants ne montrent guère le bout de leur nez. Pourtant cette localité va connaître une aventure de plus en plus chaotique lorsque le shériff local Joe Cross décide de s’opposer, dans la course à la mairie, au maire sortant Ted Garcia (Pedro Pascal). Le shériff semble manquer d’arguments politiques pour engager ce combat mais cela ne l’empêche en rien de relever le gant. D’ailleurs, il a déjà transformé son véhicule de police en… panneau électoral. Avec des arguments plutôt douteux.
Nous sommes en mai 2020, la pandémie de Covid-19 bat son plein et bientôt Eddington va se transformer en véritable poudrière. Le maire porte le masque, le shérif n’en a que faire. Une raison de plus d’aller à l’affrontement. D’autant qu’avec son charisme décontracté et son aisance désabusée, Garcia, à la fois entrepreneur et patron du bar de la ville, a tout pour agacer Cross par sa complaisance teintée d’hypocrisie.
Eddington est le quatrième long-métrage de l’Américain Ari Aster après deux films d’horreur psychologique (Hérédité en 2018 et Midsommar en 2019) qui ont frappé les amateurs du genre par un sens du choc visuel dérangeant mâtiné d’un humour plutôt tordu. Mais le cinéaste caressait depuis fort longtemps, probablement depuis ses études à l’American Film Institute, le désir de réaliser un western contemporain. Mais, avant de passer à l’acte avec Eddington, Aster tourna encore Beau is Afraid (2023), un récit surréaliste et bien barré qui lui permit de rencontrer Joaquin Phoenix qui se glisse, ici, dans l’uniforme du shériff Cross.
Si le western a longtemps obéi à des codes et des stéréotypes précis, le genre a aussi permis aux cinéastes d’aborder frontalement les traumatismes et les mythes fondateurs de l’Amérique que sont le pouvoir, le territoire, la justice et l’identité. À partir du conflit entre le shérif et le maire, le nouveau film d’Aster apparaît comme une relecture contemporaine du genre, miroir d’un combat plus large pour l’âme du pays. Le film troque les lassos et les hors-la- loi pour les armes symboliques de l’époque actuelle. D’ailleurs, Eddington s’achève sur un vaste plan aérien du data center qui fait la fierté des nouveaux édiles de la ville mais qui se présente pourtant comme une forteresse menaçante et fascinante. Pour le cinéaste, son film parle, au bout du compte, des périls que fait courir à la société le progrès technologique quand il est hors de contrôle.
Eddington entraîne le spectateur dans un maelstrom cauchemardesque sous la forme d’une comédie grinçante et audacieuse jusqu’à susciter le malaise. D’ailleurs Lodge, le pauvre hère du début, le parfait laissé-pour-compte, finira la face dans la sciure du saloon local…
Si le film impressionne, c’est parce qu’au-delà de sa violence grandissante, il décrit l’Amérique profonde avec des gens ordinaires, faillibles, qui croient sincèrement défendre le bien commun. Si Joe Cross est très « westernien » dans sa manière de prendre les armes et de faire le ménage sans ménagement, c’est sans doute le personnage de Louise, l’épouse (très) perturbée du shérif, qui procure le malaise le plus fort.
Encore traumatisée par une enfance douloureuse, cette femme terne (Emma Stone) s’est réfugiée dans la fabrication de poupées et dans les théories du complot en ligne. Manipulée par des groupes répandant des idées conspirationnistes qui ont prospéré au plus fort de la pandémie, elle a sombré dans un univers proche de l’idéologie Qanon. Et ses anciennes blessures conjuguées aux messages qu’elle lit sur le web l’ont fait basculer dans un abîme très sombre. D’autant que Dawn, sa mère, est gagnée aussi par toutes sortes de théories complotistes glanées en ligne. La présence de Dawn crispe encore plus les rapports déjà tendus entre la mère et la fille et aussi au sein du couple.
Tandis que Joe Cross (Joaquin Phoenix, habité comme à son habitude) se débat avec les injonctions fédérales, peine à faire décoller sa campagne électorale et bataille avec les jeunes tenants du mouvement Black Lives Matter, Louise et Dawn versent dans une vénération pour Vernon Jefferson Peak, un gourou qui affirme avoir été exploité sexuellement et propose à ses disciples une mise en scène mêlant réconfort et rédemption. Marquée par sa propre histoire, Louise, proie facile, est fascinée par cet enchanteur maléfique qui parle à cœur ouvert des blessures qu’il prétend avoir subies.
« À mes yeux, explique Ari Aster, l’ennemi commun dans le film, c’est la ‘distraction’. On vit dans un système en déliquescence, où les combats politiques nous hypnotisent pendant que la tech et le capital resserrent leur emprise. Le résultat, accéléré par le Covid, c’est que les gens sont impuissants dans ce système et qu’ils ont été privés de tout levier d’action réel sur le monde. Le contrôle de l’information et des données est devenu un privilège réservé à une élite, et le système fonctionne d’autant mieux si les soupçons et la colère des gens sont dirigés vers leurs voisins. La vieille croyance selon laquelle la démocratie est un contre-pouvoir face à une autorité débridée a disparu. La pandémie a coupé le dernier lien. Pourtant, un pouvoir – un pouvoir immense – s’exerce sur la société et on n’a pas encore trouvé le moyen d’y faire face. Mais il va falloir qu’on y arrive. »
En cherchant à affronter ce pouvoir, justement, les personnages d’Eddington basculent dans une forme de folie. Et le tableau donne singulièrement le frisson.
EDDINGTON Western contemporain (USA – 2h27) d’Ari Aster avec Joaquin Phoenix, Pedro Pascal, Emma Stone, Austin Butler, Luke Grimes, Deirdre O’Connell, Micheal Ward, Clifton Collins Jr., William Belleau, Amélie Hoeferle, Cameron Mann, Matt Gomez Hidaka. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 16 juillet.