Dans la maison de famille…
C’est une grande bâtisse quelque part du côté d’Oslo. Pas vraiment à la campagne mais quand même au milieu de plantes, d’herbes, de nature. Une maison dont les arêtes de la construction sont peintes de rouge et dont une paisible voix off raconte les aventures. Celles de ceux qui y vécurent, de ce « bruit » qui désignait les disputes des parents mais aussi de ce silence que la demeure abhorrait.
Après cette ouverture qui indique clairement que la maison est un personnage central et essentiel de Valeur sentimentale, Joachim Trier nous introduit dans les coulisses d’un grand théâtre, à quelques instants du lever de rideau. Enfermée dans sa loge, Nora Borg craque. Elle refuse d’entrer en scène. Sa longue robe noire l’étouffe. Elle veut que la couturière lui donne de l’air. Le directeur du théâtre parlemente mais Nora est dévorée par le trac. Totalement angoissée, elle tente de quitter les lieux. On la rattrape. Derrière le rideau, alors que la salle est comble, elle se jette dans les bras de son amant qui est aussi un responsable de la troupe et lui demande de la gifler. Enfin, Nora est dans la lumière. Le spectacle est lancé. Au terme de la représentation, Nora, radieuse, reçoit des ovations…
Et voilà, pour l’autre pendant d’Affeksjonsverdi (titre norvégien qui signifie valeur affective) puisque l’art, la quête artistique, les artistes et leurs états d’âme, leurs faiblesses, leurs lâchetés sont au coeur, également du sixième long-métrage de Joachim Trier. Le réalisateur dano-norvégien de 51 ans est venu dans la lumière en 2011 avec Oslo, 31 août présenté à Cannes dans la section Un certain regard et tiré du Feu follet, le roman de Pierre Drieu la Rochelle. Dans Oslo, 31 août, le rôle principal était tenu par Anders Danielsen, également présent ici. On apercevait aussi, dans un petit rôle, Renate Reinsve qui allait, en 2021, dans Julie (en 12 chapitres) également de Trier, obtenir le prix d’interprétation cannois.
« Je me suis d’abord demandé ce que mes parents et grands-parents avaient traversé dans leur vie, mais j’ai ensuite commencé à envisager les choses du point de vue d’un jeune, du regard d’un enfant, sur la maison dans laquelle il a grandi, explique le cinéaste. Un foyer est un concept hautement subjectif, et cette maison est devenue un autre point de départ pour aborder un récit plus complexe : une réflexion sur la vie et nos attentes. » De fait, la propriété des Borg est quasiment une créature vivante qui observe en silence, d’une époque à l’autre, le comportement des êtres humains qui y habitent ou qui y gravitent.
Alors que les amis sont réunis autour de Nora et Agnès, à l’heure où leur mère vient de mourir, c’est bien Gustav Borg qui pousse la porte. Les deux sœurs ne le remarquent pas avant de se retrouver face à ce père, disparu depuis très longtemps. Agnès, la plus jeune des deux, serait plutôt heureuse de ce retour. Quant à Nora, elle est excédée par la présence de ce père toujours absent. Les deux sœurs ont pris des chemins de vie différents tout en restant proches l’une de l’autre. Nora a fait passer sa carrière d’actrice de théâtre avant tout le reste. La cadette, même si elle tint, enfant, un rôle dans l’un des films de son père, a opté pour un emploi plus sûr dans le milieu universitaire et a construit une vie de famille avec son mari et Erik, son jeune fils.
Si Gustav Borg est de retour, c’est parce que ce cinéaste autrefois réputé mais aujourd’hui quasiment oublié, voudrait bien revenir sur le devant de la scène en tournant un nouveau film. Le scénario est écrit et Borg est décidé à obtenir de Nora qu’elle tienne le premier rôle dans cette production très personnelle mais celle-ci refuse frontalement et catégoriquement.
Lors d’une rétrospective de ses films en France, Gustav Borg fait la connaissance, sur la plage de Deauville, de l’actrice hollywoodienne Rachel Kemp et lui propose le rôle initialement destiné à Nora. Lorsque le tournage commence dans son pays natal, la Norvège, le cinéaste saisit l’occasion de se rapprocher de ses filles et de nouer des liens avec Erik, son petit-fils.
Dans des décors scandinaves qui font immanquablement songer à l’univers de l’incontournable Ingmar Bergman et avec une mise en scène fluide qui aurait probablement séduit le maître de Faro (auquel il est clairement rendu hommage avec un plan « superposé » directement sorti de Persona), Joachim Trier construit une histoire où la demeure familiale est un microcosme pour observer le travail du temps, le pardon qu’on accorde ou pas, le legs affectif qu’on reçoit ou non de ses parents. D’une manière intense autant que limpide, Trier raconte comment la douleur et le chagrin se transmettent de génération en génération. Ainsi Gustav se retrouve confronté à ce qu’il a transmis à ses enfants, involontairement ou inconsciemment. Et, dans les confrontations entre le père et ses filles autant qu’entre Nora et Agnès, affleurent, comme de secrètes et douloureuses blessures, des expériences de vie. L’émotion est alors pleinement au rendez-vous même si, par moments, Valeur sentimentale semble s’étirer un peu trop en longueur.
La maison familiale, lieu d’ancrage et constant miroir tendu au spectateur, incarne les personnages eux-mêmes et se fait l’écho, à travers un beau travail sur la lumière, les atmosphères et les ombres, de leurs relations tourmentées.
Joachim Trier excelle à filmer ses acteurs. Renate Reinsve est une Nora déchirée, chaotique et fragile, tour à tour belle et fatiguée, longtemps dans le déni et qui finira par aller vers ce père que Stellan Skarsgard habite avec une fièvre volontiers égoïste. Au passage, le cinéaste peut évoquer, à travers ce double créateur, les difficultés du métier. Inga Ibsdotter Lilleaas, dont les yeux clairs contrastent avec la chevelure sombre, est la silencieuse Agnès, la diplomate de la famille et son ciment. Quant à la comédienne américaine Elle Fanning, vue dans Maléfique ou The Neon Demon, elle peut se glisser avec aisance dans la peau d’une actrice hollywoodienne qui semble s’égarer dans l’univers d’un Borg pour laquelle elle n’était probablement qu’un pis-aller. La scène où le cinéaste et la comédienne conviennent de ne pas travailler ensemble, est superbe d’émotion contenue.
A Cannes, en mai dernier, Valeur sentimentale a connu une massive standing ovation de 20 minutes. Le Grand prix vint couronner le film. Une récompense pleinement méritée.
VALEUR SENTIMENTALE Comédie dramatique (Norvège/Suède/Danemark – 2h13) de Joachim Trier avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgard, Inga Ibsdotter Lilleaas, Elle Fanning, Anders Danielsen, Jesper Christensen, Cory Michael Smith, Catherine Cohen, Oyvinf Hesjedal Loven. Dans les salles le 20 août.