De fragiles naufragés dans le désert

Luis (Sergi Lopez) et son fils Esteban (Bruno Nunez) à la recherche de Mar. DR

Luis (Sergi Lopez) et son fils Esteban
(Bruno Nunez) à la recherche de Mar. DR

Quelque part, dans de superbes paysages ocres, des roadies installent un mur d’enceintes. Le son monte, dans un rythme de drum and bass qui prend vite aux tripes. En plongée, la caméra montre un large rassemblement de raveurs qui se balancent sans fin dans une transe quasiment mystique ou une hébétude sereine. Et puis la caméra descend vers eux, présentant Stef et Jade, Josh, Tonin et Bigui…
C’est dans ce rassemblement au coeur d’un coin perdu du Maroc que débarque le camping-car de Luis, un homme de la cinquantaine, accompagné de son jeune fils Esteban. Autour d’eux, père et fils distribuent des papiers sur lesquels sont imprimés la tête de Mar. Fille de Luis et sœur d’Esteban, Mar a disparu depuis cinq mois sans plus donner de nouvelles. Luis croit savoir qu’elle avait prévu de rejoindre une rave-party. Mais personne ne semble reconnaître le visage de la jeune femme. « Peut-être, dit quelqu’un, qu’elle est allée à une rave organisée plus au sud… » Luis est déterminé à retrouver sa fille. Lorsque les forces de police interviennent pour disperser les raveurs, Stef, Jade et leurs amis montent à bord de leurs deux camions et filent à travers le désert. Luis n’hésite qu’un instant. Il lance son petit camping-car plutôt vieillot à leur suite. Commence alors une expédition des plus périlleuses…
Né en 1982 à Paris, Oliver Lax est le fils d’émigrés espagnols. Quand il a 6 ans, sa famille retourne vivre en Galice. Après des études de communication audiovisuelle, il s’installe à Tanger, au Maroc, où il réalise et auto-produit le film Vous êtes tous des capitaines, qui reçoit le Prix Fipresci à la Quinzaine des cinéastes en 2010. En 2016, il obtient le Grand prix de la Semaine de la critique pour Mimosas, tourné dans les montagnes de l’Atlas. De retour en Galice, il réalise Viendra le feu, qui se voit décerner le Prix du jury Un Certain regard en 2019. Sirāt, son quatrième long métrage, tourné dans le désert marocain, est présenté en compétition au festival de Cannes 2025 et y décroche le prix du jury.

Des raveurs meurtris et fragiles. DR

Des raveurs meurtris et fragiles. DR

Dans l’islam, le terme Sirāt désigne un pont qui relie l’enfer et le paradis. Un pont fin comme un cheveu et affûté comme une lame. « Un chemin à deux dimensions, dit le cinéaste, l’une physique, l’autre métaphysique ou spirituelle. Sirāt pourrait être ce chemin intérieur qui te pousse à mourir avant de mourir, comme c’est le cas pour Luis, le personnage principal de ce film. »
Imaginant une quête métaphysique qui emporte une poignée d’êtres brisés vers des extrémités angoissantes, Oliver Laxe voulait aussi emprunter au cinéma de genre ou au cinéma populaire ce qu’il a de meilleur, en l’occurrence la magie de l’aventure. De fait, à travers de multiples péripéties qu’on se gardera de révéler ici, Sirāt est tout à la fois un road-trip spectaculaire et aventureux (pour échapper à leurs poursuivants, Stef, Luis et les autres s’engagent sur de très dangereuses routes de montagne) et une épreuve radicale propre à secouer, à érafler intimement le spectateur.
Même si le soleil brûle, même si un vent chaud souffle sur le sable, c’est un voyage vers les ténèbres que raconte le cinéaste. Alors que la radio rapporte que la guerre a commencé, que le chaos règne, des êtres fragiles, des naufragés démunis, conscients de leur petitesse dans un monde traversé par plus grand qu’eux, vont prendre soin les uns des autres, montrant, sans jugement, leurs failles et leurs fêlures, quitte in fine à regarder la mort droit dans les yeux.

Luis et ses amis de rencontre, Stef (Stefania Gadda), Josh (Joshua Liam Henderson) et Bigui (Richard Bellamy). DR

Luis et ses amis de rencontre, Stef (Stefania Gadda), Josh (Joshua Liam Henderson)
et Bigui (Richard Bellamy). DR

Sirāt est aussi un film rare dans son travail sur la musique. Le musicien Kangding Ray signe, une partition minimaliste mais très envoûtante en forme de voyage sonore. Partant d’une techno brute, viscérale, presque mentale, on va vers une ambient épurée, presque immatérielle, pour atteindre l’endroit où le son se désagrège. « Je voulais, dit encore Oliver Lax, que le récit, que toute mélodie possible, se dissolve dans une pure texture sonore. Que le grain du 16mm entre en vibration avec celui de la musique, avec sa distorsion. Nous avons cherché à amplifier la matérialité sonore de l’image, à aller jusqu’au point où l’on puisse voir la musique et entendre l’image. » Avec pour résultat, de faire entrer le spectateur dans un paysage sonore en symbiose avec un désert à l’apparence spectrale.
Dans les pas de Luis (remarquable Sergi Lopez) et de ses amis d’in(fortune), Sirāt raconte une éprouvante errance crépusculaire… baignée de lumière. Le monde décrit par le réalisateur oblige le spectateur, à l’instar des personnages du film, à regarder en eux. Une sorte de geste fondamental, un mouvement intérieur pour partager une lumière née de l’obscurité.

Perdus au milieu de nulle part. DR

Perdus au milieu de nulle part. DR

Dans le monde de la distribution cinématographique lorsque l’on tient une sorte d’ovni cinématographique, on suggère qu’il s’agit d’une « proposition ». C’est certainement le cas, ici, même si le prix du jury à Cannes a fait entrer Sirāt (produit notamment par les frères Almodovar) dans une catégorie plus bankable.
Proposition donc mais surtout une expérience à la fois humaniste, visuelle et sensorielle qu’on doit assurément partager.

SIRAT Drame (Espagne/France – 1h 55) d’Oliver Laxe avec Sergi Lopez, Bruno Nunez, Stefania Gadda, Joshua Liam Henderson, Tonin Janvier, Jade Oukid, Richard Bellamy. Dans les salles le 10 septembre.

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