Des survivants en plein doute
Une nuit, une voiture circule sur une route sans éclairage. A l’arrière, la petite Niloufar joue avec son doudou et réclame qu’on augmente le son de la radio parce qu’elle a envie de danser… A l’avant, la mère, enceinte, demande au père de lui faire ce plaisir. Soudain, un choc fait sauter la voiture. Dans la nuit, le père sort, tourne autour de l’auto, cherchant à voir ce qui a provoqué le choc. Probablement un chien errant. « Tu l’as tué ? » interroge la gamine. Quelques minutes, le véhicule a repris sa route. Plus loin, le conducteur avise un entrepôt et va demander de l’aide. Un employé se charge de voir ce qu’il en est… Pendant ce temps, depuis l’étage, Vahid, le responsable de l’entrepôt, jette un œil à cet automobiliste qui va et vient dans les lieux. N’en croyant pas ses yeux et ses oreilles, il est quasiment pris de malaise. Ce type qui clopine, ce grincement d’une prothèse, ça ne peut être qu’Eghbal que l’on surnommait «l’éclopé» dans la prison où Vahid a été détenu et maltraité pendant des semaines et des mois…
A Cannes, au mois de mai dernier, Jafar Panahi était de retour dans la compétition officielle, lui qui avait déjà montré, sur la Croisette, Le ballon blanc (1995) qui décrocha la Caméra d’or, Sang et or (2003), prix du jury à Un Certain regard, Ceci n’est pas un film (2011), Trois visages (2018), prix du scénario. Avec Un simple accident, le cinéaste iranien a décroché la récompense cannoise suprême. On aurait pu penser que cette Palme d’or était une manière de soutenir un artiste malmené par le régime des mollahs. De fait, Un simple accident est un excellent film qui n’a pas volé sa récompense. Ensuite, le débat sera toujours ouvert sur la question de savoir si tel film de la compétition mérite plus la Palme que tel autre… En son temps, Woody Allen avait dit qu’il viendrait en compétition, le jour où tous les cinéastes conviés traiteraient du même sujet. Mais ceci est une autre histoire.
Un simple accident est né au sortir du second emprisonnement, de juillet 2022 à février 2023, de Jafar Panahi. « Depuis le début, dit-il, mes films concernent ce qui se passe dans la société, dans l’environnement dans lequel je vis. Donc évidemment, quand on m’enferme durant sept mois dans ce milieu très particulier qu’est la prison, cela va se retrouver dans le cinéma que je ferai. »
Lors de la première arrestation, en 2010, du metteur en scène, aujourd’hui âgé de 65 ans, on l’interrogeait, en détention, sur le pourquoi de ses films et il répondait qu’il faisait des films en fonction de ce qu’il vivait. Ce premier passage en prison donna ainsi naissance à Taxi Téhéran (2015). A cause de sa seconde expérience de prison, Panahi s’est senti obligé, en sortant de geôle, de faire un film aussi pour ceux qu’ils avaient rencontrés en cellule. « Pour le scénario, dit le réalisateur, l’idée de départ est venue très vite. Je me suis demandé ce qui se passerait si l’un de ceux qui m’entouraient en prison, une fois sorti, mettait la main sur quelqu’un qui lui avait fait subir tortures et humiliations…. »
Et, c’est bien ce qui arrive au malheureux Vahid. Très vite convaincu de tenir son bourreau et ayant repris ses esprits, il décide d’en finir. Dans un coin désertique, il creuse une fosse, y allonge Eghbal, qui jure qu’il est innocent, et entreprend de le recouvrir de terre. Jusqu’au moment où le doute le saisit. D’autant que son prisonnier lui demande d’enlever sa prothèse pour constater que ses cicatrices sont récentes…
Commence alors une cavalcade rocambolesque qui serait purement cocasse si elle n’était pas tragique. Vahid va consulter Salar, un ami libraire qui secoue la tête : « On n’est pas comme eux. Laisse tomber ! » Devant l’insistance de Vahid (« Je ferai ce que j’ai à faire »), Salar lui donne l’adresse de Shiva, une photographe de mariage. Lorsque Vahid débarque chez elle, elle ne veut rien entendre. Toutes ces histoires sont derrière elle mais soudain, l’odeur d’Eghbal lui donne la nausée : « Il pue la sueur comme lui ! » Et voilà que Goli, la mariée en robe blanche dont Shiva tirait le portrait, s’emporte : « Il est où, ce salopard ? » En l’occurrence, dans un coffre caché dans la camionnette de Vahid ! Comme Shiva, Goli a aussi été martyrisée par celui que la prison surnommait « la guibole ». Hamid, un ex de Shiva, appelé à la rescousse, pète carrément les plombs et veut expédier le salaud ad patres. Passent encore par là, deux types en uniforme qui s’enquièrent de la camionnette de Vahid et en profite pour racketter toute la troupe. Et lorsque le téléphone sonne dans la poche du prisonnier endormi avec des sédatifs, les choses tournent complètement à l’aventure ubuesque. Car c’est la petite Nilofar qui réclame son père…
Jafar Panahi n’ayant pas demandé d’autorisation de tournage (qu’il n’aurait de toute façon pas obtenue), il a été contraint de maintenir les mêmes méthodes clandestines que pour ses précédents films. Cependant, on constate que, dans certaines scènes de rue, un certain nombre de femmes, dont Shiva et Goli, apparaissent sans foulard. Le cinéaste note ainsi que, depuis la mort de Mahsa Amini et le mouvement Femme-Vie-Liberté, le rejet du régime s’est généralisé. Souvent sans savoir par quoi le remplacer. « Cette désobéissance de masse, dit-il, était totalement inimaginable il y a encore quelques années, mais les scènes du film tournées en pleine rue avec les actrices sans foulard correspondent à l’état des choses aujourd’hui. Les femmes iraniennes ont imposé cette transformation. »
Les personnages d’Un simple accident sont des survivants (« Je suis un mort-vivant » dit Vahid) soudain confrontés à la vengeance. Goli raconte, ainsi, longuement, comment on l’a menacé de pendaison pour la faire parler puis de viol pour l’envoyer directement en enfer. Alors Vahid et ses amis rêvent d’en finir avec ceux qui ont fait main basse sur leur pays. « Ceux qui devaient nous libérer, tuent des gens en récitant des prières… » fait dire Panahi à l’un de ses personnages.
Voici un thriller iranien, qui a parfois des accents absurdes comme chez Bunuel ou des trouvailles loufoques comme chez Tati. Mais, aucune raison, ici, de rire ou de sourire, tant le crissement de la prothèse d’Eghbal continue à faire froid dans le dos.
UN SIMPLE ACCIDENT Drame (Iran – 1h42) de Jafar Panahi avec Vahid Mobasseri, Maryam Afshari, Ebrahim Azizi, Hadis Pakbaten, Majid Panahi, Mohalas Ali Elyasmehr, Georges Hashemzadeh, Delmaz Najafi, Afssaneh Najmabadi. Dans les salles le 1er octobre.