Une flic de la police des polices sur un fil
Un bureau clair mais anonyme. Un homme de la petite cinquantaine, le visage fermé, fait face à un écran. Sur lequel passent des images de manifestation dans les rues de Paris. Mouvement de foule et intervention des forces de l’ordre. De ces images presque banales que les chaînes d’information continue déversent à l’envi. Nous sommes en décembre 2018 et le mouvement des gilets jaunes, lancé depuis quelques semaines, a pris une ampleur inattendue. La mobilisation est considérable. Du côté du gouvernement, on commence à parler de chaos, voire d’insurrection. Sur les images, un CRS casqué se tourne vers la caméra. Un clic et l’image se fige. On voit bien le visage du policier. C’est bien l’homme interrogé. « Vous vous reconnaissez ? » C’est la voix du commandant Stéphanie Bertrand. Elle est enquêtrice à l’IGPN, la police des polices. Le CRS confirme. C’est bien lui. C’est bien lui aussi qui vient de lancer un projectile vers les manifestants. Il plaide la fatigue, le stress, la pression constante, tout au long de la journée, face à une foule agressive. « Comment expliquez-vous ce geste ? » demande encore Stéphanie Bertrand.
Après La nuit du 12, terrible évocation en 2022, à travers l’enquête inaboutie d’un policier pourtant tenace, d’un féminicide épouvantable, Dominik Moll revient, ici, à une facette plutôt méconnue de la police avec cette Inspection générale de la police nationale (IGPN) qui regroupe des policiers enquêtant sur d’autres policiers. Le cinéaste s’intéresse donc aux tensions autour de ces hommes et ces femmes dans une position inconfortable, mal vus, souvent méprisés et parfois détestés par leurs collègues, tout en étant critiqués par certains médias qui leur reprochent d’être juge et partie.
Ce sont encore des images, filmées par des smartphones, par des médias, par des caméras de surveillance publiques ou privées, qui vont servir de base à une nouvelle enquête ouverte à l’IGPN. Un jeune type de 20 ans a été grièvement blessé à la tête, en marge d’une manifestation dans la capitale, par un tir de LBD, autrement dit un lanceur de balles de défense qui projette des balles en caoutchouc à haute vitesse.
Avec le scénariste Gilles Marchand, dans leur sixième collaboration depuis Harry, un ami qui vous veut du bien (2000), Dominik Moll a imaginé une fiction nourrie de plusieurs affaires réelles. Notamment celle d’une famille venue de la Sarthe pour la défense des services publics et dont le plus jeune a eu la main mutilée par une grenade de désencerclement. « Comme pour la famille Girard dans le film, dit le cinéaste, venir protester dans la capitale était aussi l’occasion d’une sortie familiale pour venir découvrir Paris. Dans cette période qui a secoué la France et ébranlé le gouvernement, on a pu mesurer le clivage entre Paris et le reste du pays, le sentiment d’abandon des territoires et de déclassement d’une partie de la population, les inégalités criantes. Il me semblait que raconter une enquête sur une de ces affaires pourrait incarner presque physiquement ce qui, depuis des années, met toute la société en tension. Ces fractures ne concernent pas que la France. Sous des formes diverses, on voit bien qu’elles touchent bien d’autres pays. »
Nous sommes, avec Dossier 137, à des années-lumière des « bœufs-carottes » qui faisaient la chasse aux ripoux (Noiret et Lhermitte savoureux) dans le film éponyme de Claude Zidi sorti en 1984 et dans sa suite en 1990. « Boeuf-carottes » en référence au plat mijoté utilisé métaphoriquement pour évoquer la manière dont les enquêteurs de l’IGPN interrogent longuement leurs collègues policiers, comme on fait mijoter un plat.
De fait, bien au-delà du folklore, il y a bien quelque chose de minutieux dans la démarche du commandant Bertrand. Cette femme n’est pas du genre à lâcher le morceau. Elle tient plutôt bien la rampe face à sa hiérarchie, face au Parquet et même à son environnement privé, qu’il s’agisse de son fils, de ses parents, de son ex-mari qui lui apprend que leur Victor n’ose plus dire, à l’école, que ses parents sont flics ou encore de la nouvelle petite amie de l’ex, policière très investie dans le syndicalisme, qui lui rentre dans le chou en l’accusant d’être traître à leur corps…
Alors le commandant Bertrand va plonger dans ces images qui sont souvent la seule manière de faire progresser l’enquête, retrouver des témoins des faits, entendre des policiers, forcément rétifs à reconnaître leurs responsabilités et plaidant l’épuisement tout comme la pression du gouvernement et des autorités, face à un chaos, un chienlit inacceptables, lançant dans la « bataille », des policiers, comme ceux de la BAC ou de la BRI, pas formés au maintien de l’ordre… Comme le dit un collègue du commandant : « On les balance en première ligne, et au moindre dérapage, ils sont montrés du doigt ».
Riche de multiples petites notations sur le métier de flic, Dossier 137 fonctionne comme un vrai thriller policier à suspense (ah, les témoins qui refusent de témoigner parce qu’ils craignent ou haïssent la police) mais c’est presque aussi un « documentaire » (Dominik Moll a pu, grâce au succès de La nuit du 12, découvrir l’IGPN de l’intérieur) avec, par exemple, le poids de la procédure, la rédaction des procès-verbaux, des réquisitions reposant sur une langue particulière qui, par son vocabulaire spécifique, ses formulations et sa syntaxe étranges, finit par être… « poétique ».
En rassemblant les pièces du dossier, en confrontant des versions, Stéphanie et son équipe cherchent à découvrir ce qui s’est réellement passé, un soir, à l’angle de deux rues, à quelques pas des Champs-Élysées.
En reconstituant un puzzle, elle se veut méthodique et impartiale. Mais dès le départ un détail la trouble, la victime vient de Saint-Dizier, la ville où elle est née et a grandi. Ce détail a priori anodin risque-t-il de changer son regard sur l’affaire ? Aura-t-il une incidence sur sa façon de mener l’enquête ? Est-ce le grain de sable qui va gripper la mécanique ? Ou au contraire ce point d’identification crée-t-il une empathie qui manque à la technicienne scrupuleuse ?
Dans un monde très polarisé et souvent qualifié d’irréconciliable, Dossier 137 -et ce n’est pas le moindre de ses mérites- pose la question du point de vue. Et interroge la nécessité de se mettre à la place de l’autre, d’envisager son point de vue ? Même si elle tente de s’arracher un peu à la réalité en regardant des reels de chatons, Stéphanie Bertrand est bien bouleversée, prise en étau par un drame sur l’usage disproportionné de la force et l’exercice de son métier.
Déjà, on parle de Léa Drucker comme d’une sérieuse compétitrice dans la course au César de la meilleure actrice. La comédienne qui a déjà raflé le même César en 2019 pour Jusqu’à la garde, ne ferait assurément pas une mauvaise lauréate. Tout récemment encore, elle était une remarquable infirmière pédiatrique dans L’intérêt d’Adam. Et sa filmographie est plutôt passionnante. Ici, elle est indiscutablement le personnage pivot du film. Pointure du cinéma français, Léa Drucker est simplement remarquable dans ce Dossier 137 dans lequel il faut plonger sans délai.
DOSSIER 137 Policier (France – 1h56) de Dominik Moll avec Léa Drucker, Jonathan Turnbull, Mathilde Roehrich, Stanislas Merhar, Geneviève Mnich, Sandra Colombo, Côme Perronet, Valentin Campagne, Guslagie Malanda, Florence Viala, Steve Driesen, Théo Costa-Marini, Théo Navarro Mussy, Gabriel Almaer, Alexandre Auvergne, Marc Lamigeon. Dans les salles le 19 novembre.




