UN ART PHILIPPIN DU COMBAT ET 113 CINEASTES NIPPONS
EXPLORATION.- Dans sa préface à ce livre de référence qu’est La traversée du cinéma philippin.., Charles Tesson évoque les récentes restaurations ayant bénéficié d’une édition en dvd ou en blu-ray (on songe évidemment à Lino Brocka et au coffret Mike de Leon, tous deux chez Carlotta) qui ont permis d’offrir une nouvelle mise en lumière d’un cinéma encore trop largement trop méconnu en France. La saison dernière, au ciné-club du Palace à Mulhouse, Bona (1980) de Lino Brocka et sa petite « mère courage » incarnée par Nora Aunor avait fait un « tabac »…
Plutôt qu’un ouvrage de nature historique dans le sillage des travaux de Georges Sadoul avec une chronologie ou les décennies du cinéma philippin, des origines à nos jours, le gros ouvrage de Nick Deocampo, ainsi que le suggère son sous-titre (Entre répression et subversion), met l’évolution d’une cinématographie nationale, particulièrement hétérogène, en constante relation avec la situation politique du pays (colonisation espagnole, américaine, japonaise et l’indépendance à partir de 1946), tout en centrant l’analyse sur une période essentielle et déterminante, selon l’auteur, celles des années 70 et 80, avec dans un premier temps la mise en place d’une loi martiale, sa violente censure dans le domaine du cinéma, à partir de 1972, et sa levée, en 1981, suivie d’un soulèvement populaire qui a conduit à la destitution du président-dictateur Marcos en 1986.
Cinéaste, producteur, historien, écrivain et enseignant à l’Université des Philippines, Nick Deocampo (66 ans) incarne une figure majeure du cinéma alternatif philippin, dont la carrière s’est notamment vue récompensée de cinq National Book Awards et de deux Lifetime Achievement Awards, décernés par la Filipino Academy of Movie Arts and Sciences en 1990 et le Film Development Council of the Philippines en 2023, ainsi que d’un Premio Casa Asia, la plus haute distinction culturelle espagnole pour l’Asie, en 2023.
En s’appliquant, dans une fascinante exploration du cinéma philippin, à renouveler le regard sur les films, à mettre en lumière comment Brocka, Bernal ou De Leon parviennent à proposer une alternative au langage autoritaire du cinéma dominant, l’auteur répond à la question : comment faire politiquement des films, du cinéma, dans le système (le cinéma populaire et son industrie) et dans les marges ?
À travers les essais que regroupe cet ouvrage (qui propose aussi sa version anglaise), fruit de décennies de recherches, Deocampo dévoile sa vision d’un art de combat, à la fois poétique et politique, authentique et libre, lucide et intime, dégagé des artifices de l’industrie dominante comme des fourches caudines de toute censure d’État. Un cinéma qui, au-delà de l’archipel, dessine les horizons possibles de l’art audiovisuel pour les peuples de demain. Evidemment, on retrouve, ici, trois grandes figures de ce cinéma avec Lino Brocka (1939-1991) dont le langage filmique est une forme de dissidence, Ishmael Bernal (1938-1996) et Mike de Leon (1947-2025). De Bernal, il souligne par exemple la place prépondérante occupée par l’espace dans ses films, au point d’en devenir un « personnage » à part entière.
Enfin, Deocampo note : « A l’instar des plus grands de sa génération, De Leon s’illustra par sa remarquable capacité à captiver son public par la puissance de signes cinématographiques dont les significations transcendent le sens littéral, posant, à travers l’objectif de sa caméra, un regard empreint de pensées profondes sur l’expérience sociale philippine et le monde dans lequel elle s’inscrit. »
Comme aurait pu le dire Woody Allen, tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur… le cinéma philippin.
UNE TRAVERSÉE DU CINÉMA PHILIPPIN. ENTRE RÉPRESSION & SUBVERSION. Nick Deocampo. Carlotta Films. 600 pages. 49 euros. Dans les librairies depuis le 6 novembre.
JAPON.- Le charme d’un dictionnaire réside dans le plaisir qu’on prend à une lecture « explosée », passant d’une notice à une autre, cherchant évidemment ce qui se dit sur des maîtres absolus comme Ozu ou Kurosawa, musardant du côté d’Oshima ou d’Imamura ou cherchant, sans le trouver (il n’entre pas dans le cadre du dico qui couvre la période allant du parlant, dans les années 30, à la crise des studios dans les années 70), ce Takeshi Kitano dont l’émouvant Eté de Kikujiro nous avait tant ému à Cannes 1999… Mais on retrouve avec plaisir Kinuyo Tanaka, découverte avec ses six films édités, naguère, chez Carlotta !
D’Adachi (Masao), pionnier du cinéma expérimental des années 60 à Yuasa (Noriaki), père de Gamera, la monstrueuse tortue cracheuse de feu, en passant par Mikio Naruse, Kaneto Shindo et sa célèbre Ile nue ou Toshiya Fujita, le cinéaste le plus sous-estimé du cinéma érotique, on avance dans cet ouvrage qui nous apprend qu’Akira Kurosawa ignorait que son film Rashômon avait été présenté au Festival de Venise, où il venait pourtant de remporter le Lion d’Or ? Que son acteur fétiche, la star Toshiro Mifune, fut le réalisateur d’un seul film ? Que, dans les années 1930, Mashiro Makino tournait parfois deux films en même temps en s’aidant de substances interdites ? Que Kon Ichikawa fit appel à Michel Legrand pour composer la musique d’une de ses superproductions ? Et que le maître du cinéma érotique des années 1970, Chusei Sone, disparut subitement pour réapparaître, des années plus tard, en spécialiste de l’aquaculture ?
Sous la direction de Pascal-Alex Vincent, ce dictionnaire généreux et accessible à tous, novices comme cinéphiles, retrace le parcours des réalisateurs et des films à l’origine de l’âge d’or du cinéma japonais (1935-1975) : 113 destins et d’histoires de cinéastes qui ont contribué à faire du cinéma japonais l’un des premiers cinémas au monde. Après une première édition en 2017, voici donc une version revue et augmentée avec douze nouvelles notices, deux nouveaux cahiers de photographies, le Top des meilleurs films japonais de la revue Kinema Junpo et un texte introductif de Pascal-Alex Vincent, directeur du projet.
DICTIONNAIRE DU CINEMA JAPONAIS EN 113 CINÉASTES. L’âge d’or 1935-1975. Edition revue et augmentée. Nouveaux cahiers de photographies. Carlotta Films. 340 pages. 20 euros. Dans les librairies depuis le 23 octobre.
HORREUR.- N’y allons pas par quatre chemins… Massacre à la tronçonneuse, c’est la Chapelle Sixtine de l’horreur. On reconnaît d’emblée l’enthousiasme de Jean-Baptiste Thoret, bien perceptible ici comme dans ses présentations pour la collection Make my Day chez Studiocanal.
Historien du cinéma, réalisateur et spécialiste du cinéma américain et en particulier du Nouvel Hollywood et du cinéma italien des années 1970, il est l’auteur d’une quinzaine de livres sur le cinéma, parmi lesquels Le cinéma américain des années 1970 et Michael Mann, mirages du contemporain. Ici, Thoret donne une version révisée et augmentée de son livre paru en 2000 chez Dreamland.
« Voir un film de Tobe Hooper, dit l’auteur, c’est accepter de fouiller de façon extrême dans les angles morts de notre époque, et parfois de notre enfance, et apprendre que tout ce qu’on enterre finit toujours par refaire surface. »
Cinquante ans après sa sortie, Massacre à la tronçonneuse mérite sans commune mesure son statut de chef-d’oeuvre absolu du cinéma de genre. Film de toutes les expérimentations et de tous les excès, dénonçant à la fois la famille traditionnelle américaine, le « capitalisme cannibale » et les mensonges répétés du gouvernement face à la débâcle de la guerre du Vietnam, The Texas Chain Saw Massacre (en v.o.) est depuis toujours considéré comme l’oeuvre la plus terrifiante de tous les temps, film culte par excellence, interdit en France pendant de nombreuses années.
Dans Massacre…, observe Thoret, l’esprit de conquête a laissé la place à une oisiveté meurtrière, la violence n’est plus un facteur régénérant (selon l’idée d’Hemingway qui voulait qu’on devient un homme suite à une série de violences initiatiques) mais le moyen par lequel elle s’autodétruit et précipite le monde à sa fin.
À travers une analyse très riche et fouillée, regroupant étude critique, réflexion sociologique sur l’Amérique des années 1970, témoignages du tournage et des annexes s’intéressant à la censure du film en France, cet ouvrage raconte la genèse du film mythique de Tobe Hooper, éclaire ses ressorts et approfondit avec minutie ses différentes thématiques.
UNE EXPERIENCE AMERICAINE DU CHAOS – MASSACRE A LA TRONÇONNEUSE DE TOBE HOOPER. Jean-Baptiste Thoret. Carlotta Films. 249 pages. 20 euros. En librairie depuis le 16 octobre.
JEU.- Il a été Napoléon, Mussolini, Al Capone, Victor Komarovsky dans Le docteur Jivago, Juan Miranda dans Il était une fois la révolution, l’entrepreneur Nottola dans Main basse sur la ville, le général Decker dans Mars Attacks !, un commandant de destroyer dans Le jour le plus long, Sol Nazerman, le prêteur sur gages rescapé de la Shoah dans The Pawnbroker ou encore l’alter-ego de W.C. Fields dans W.C. Fields et moi. Il a joué aux côtés de Marlon Brando, Sidney Poitier, Humphrey Bogart, Julie Christie, Romy Schneider et Claudia Cardinale. Il a été dirigé par Elia Kazan, Sidney Lumet, Sergio Leone, Claude Chabrol, Ermanno Olmi, Sam Fuller, Francesco Rosi, David Lean, Robert Aldrich ou Tim Burton.
L’Américain Rod Steiger (1925-2002) est un comédien iconique du cinéma, à la tête d’une imposante carrière sur le grand écran (près de 90 films sur cinquante années) et à la télévision (une cinquante de projets), le tout couronné, en 1968, par l’Oscar du meilleur acteur pour son interprétation, face à Sidney Poitier, du shérif Gillespie dans Dans la chaleur de la nuit de Norman Jewison.
Pourtant, de ce côté-ci de l’Atlantique, il reste encore malgré tout, un acteur méconnu. Voici donc, dans la collection Persona (des monographies consacrées à l’étude thématique et stylistique détaillée du jeu d’un acteur ou d’une actrice), le premier livre en français sur Rod Steiger.
Produit issu, comme de nombreux autres acteurs et actrices du début des années 1950, de la tradition de l’Actors Studio, Steiger confère à ses interprétations un programme gestique et mimique qui lui est propre. Le livre de Baptiste André met en lumière le travail actoral de Rod Steiger. En analysant ses rôles, sa persona et ses aptitudes gestiques, il replace l’acteur au centre d’une nébuleuse artistique qui l’avait occulté au profit d’autres acteurs contemporains aux profils plus attractifs. Sa physionomie singulière et les rôles de crapules qu’il a endossés tout au long de sa carrière l’amènent à être moins considéré par l’ensemble du grand public et de l’industrie hollywoodienne.
Après une première apparition dans Teresa (1951) de Fred Zinnemann, Rod Steiger enchaîne en 1954, devant la caméra de Kazan, avec le Charlie Malloy de Sur les quais. « Steiger, note l’auteur, est investi, et ce dès son premier rôle important, d’une charge physique et physiognomonique qui allait le suivre pour l’ensemble de sa carrière. » Il y travaille avec Marlon Brando mais va se retrouver en retrait de la star. Steiger racontait que sur le tournage de Plus dure sera la chute, il s’amusait avec Humphrey Bogart à fabriquer de fausses unes de journaux. Un jour, Steiger lui présenta un journal avec comme titre « Bogart supplie Steiger de lui apprendre à jouer ». Le journal de Bogey titrait : « Brando en ville. Steiger part ».
La résilience dont l’acteur fait preuve se fait ainsi écho dans son travail et l’audace de ses interprétations. Parcourant certaines de ses interprétations le plus emblématiques (Dans la chaleur de la nuit) et d’autres moins connues (Le sergent), ce Rod Steiger, briller dans l’ombre propose une étude détaillée et exhaustive du jeu de Rod Steiger à travers ses films pour faire apprécier l’art du jeu steigerien indissociable de son corps rond, de son inclination au cri de souffrance ou de la manière dont il bouge ses mains…
ROD STEIGER, BRILLER DANS L’OMBRE. Baptiste André. Collection Persona. Carlotta Films. 183 pages. 20 euros. En librairie depuis le 23 septembre.
STAR.- En 2020, le New York Times élisait le comédien de Glory et Philadelphia « meilleur acteur du XXIe siècle ». Et pourtant ce siècle n’est pas bien vieux encore mais force est de reconnaître que Denzel Washington est un comédien (et réalisateur) iconique. De plus, sa popularité ne s’est jamais démentie et il occupe par ailleurs un rôle de modèle pour la nouvelle génération d’actrices et d’acteurs d’Hollywood.
Docteur en études cinématographiques et collaborateur de la revue Positif, Jacques Demange s’est déjà penché sur des stars comme Jim Carrey, Leonardo DiCaprio, Joaquin Phoenix, Natalie Portman, Kate Winslet Reford ou encore des cinéastes comme Wes Craven et Michelangelo Antonioni. Il observe, ici, dans la collection Persona, que la carrière de Washington frappe d’abord par la haute conscience qui anime le choix de ses rôles, mais également l’organisation de ses représentations et l’orchestration de son jeu à l’écran. Premier livre en langue française consacré à la star, l’ouvrage s’emploie à étudier ces différents états de conscience, mettant en évidence leur constance et leurs évolutions.
Une analyse précise de séquences permet de comprendre les particularités d’une persona et d’un style de jeu que l’acteur consolida sur la scène de théâtre avant de l’affiner devant la caméra. La maîtrise méthodologique de Washington fait écho à une sensibilité particulière concernant son statut d’icône culturelle. Cette particularité donne lieu à une réflexion généalogique invitant à une comparaison avec certains acteurs qui l’ont précédé (Sidney Poitier, Fred Williamson, Eddie Murphy) et les nouvelles vedettes du grand écran (Chadwick Boseman, Michael B. Jordan, John David Washington).
Si son nom est fréquemment associé au cinéma d’action grand public (Man on Fire, Training Day, Equalizer et ses suites), Denzel Washington présente un répertoire éclectique partagé entre adaptations de pièces shakespeariennes (Macbeth), biopics (Cry Freedom, Malcolm X, Hurricane Carter), thrillers (Bone Collector), westerns (Les sept mercenaires), films historiques (Glory), de science-fiction (Le livre d’Eli) ou drames plus intimistes (Philadephia, Fences). Acteur-fétiche de certains cinéastes bien connus du public (Spike Lee, Antoine Fuqua, Tony et Ridley Scott), Denzel Washington est également le réalisateur de productions engagées dont ce volume propose une étude détaillée.
DENZEL WASHINGTON, EN TOUTE(S) CONSCIENCE(S). Jacques Demange. Collection Persona. Carlotta Films. 240 pages. 20 euros. En librairie depuis le 24 avril.
