Julie et John, le désir et le mépris

Si vous aimez les grandes histoires d’amour baignées de tragédie, alors aucun doute,  Mademoiselle Julie est pour vous! Ce sont des producteurs en quête d’histoires de femme fatale qui ont pris contact avec Liv Ullmann. Et la muse d’Ingmar Bergman n’a pas hésité une seconde à proposer, pour illustrer ce thème, la célèbre figure de son compatriote suédois August Strindberg… La réalisatrice-comédienne (qui regrette de n’avoir jamais eu la chance d’incarner Mademoiselle Julie) s’empare donc d’un amour impossible confrontée à l’ordre social. Situant son histoire dans l’Irlande de 1890 et au cours de la nuit de la Saint-Jean, Liv Ullmann organise un parfait huis-clos en se focalisant sur trois personnages isolés du monde extérieur…

Nous sommes dans un château perdu au milieu de la campagne. Le baron est parti en voyage… Restent la fille du baron Mademoiselle Julie, John, le valet du baron et Kathleen, la cuisinière, également fiancée de John. Mademoiselle Julie a quitté les grandes pièces d’apparat du château pour descendre dans les communs. La jeune aristocrate diaphane s’approche et tourne autour de John. L’a-t-elle deviné ou non mais John est, depuis toujours, éperdument amoureux d’elle. Alors, dans cette nuit de la SaintJean, la nuit la plus claire de l’année, Mademoiselle Julie va se libérer de tous ses tabous, aller au bout de ses fantasmes, notamment celui d’être prise par un homme de classe inférieure. Liv Ullmann filme d’ailleurs l’après de manière sinon dérangeante du moins bien rude avec John se lavant dans une cuvette et Julie s’essuyant avec ses dentelles. Pour Mademoiselle Julie, l’amour est-il une souillure? Sans doute si on l’écoute évoquer une mère depuis longtemps disparue mais qui lui a inculqué la haine de l’homme.

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Colin Farrell et Jessica Chastain. DR

Ecrite en 1888, souvent interdite car jugée moralement subversive, Mademoiselle Julie est pourtant l’une des pièces de théâtre les plus jouées à travers le monde. En s’emparant d’une oeuvre fortement marquée par la misogynie galopante de Strindberg, Liv Ullmann pose avant tout la question: Qu’est-ce que l’amour? Alors que, dehors, se déroule une fête païenne et magique où se disent les vérités, s’expriment les rêves, se consument les corps, Julie et John composent un couple maudit. « J’ai choisi d’oublier mon rang. Faites en de même » dit Julie. Mais, en lui demandant de baiser sa bottine, dans l’amorce d’un jeu érotique fondé sur l’autorité et le désir, Julie contraint John à s’incliner devant elle. Et cela même si elle lui offre ses chevilles, ses jambes sous la robe retroussée… John, lui, la prévient: « Vous jouez avec le feu… » « Non, je rêve » rétorque Julie.

Le Mademoiselle Julie de Liv Ullmann repose sur une écriture classique qui ne sera peut-être pas du goût des amateurs de clips saccadés. Mais, dans les soubassements du château, lieu de vie des valets (on songe évidemment à Gosford Park et plus encore à la célèbre Règle du jeu de Jean Renoir), où la jeune aristocrate promène sa mélancolie et sa solitude, la cinéaste organise parfaitement l’enfermement du couple impossible. Jouant avec finesse sur les lumières, la réalisatrice saisit régulièrement ses personnages dans des cadres de fenêtres, derrière des vitres, dans des encadrements de portes. Julie et John ne sont définitivement pas du même monde. Quant à Kathleen, la mutique et inquiétante cuisinière, elle a décidé (lâchement?) qu’elle devait rester à sa place et respecter, quoi qu’il arrive, ses maîtres. A l’inverse évidemment de Julie et John. Mais lorsqu’elle rêve de chute, lui rêve d’ascension. Par amour, par désir physique, par pulsion de mort aussi, Julie est prête à tout céder. « Je pourrais m’abaisser », dit-elle à un amant qui répond: « Ils diraient que vous êtes tombée… »

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Samantha Morton. DR

Jeu dramatique de l’amour et de la haine, de l’attirance et du rejet, de la domination et de la soumission, de la lucidité et de l’inconscience, Mademoiselle Julie joint la lutte des sexes à la lutte des classes. Julie veut être aimée pour elle-même et non pour ce que les autres voient d’elle. John qui parle du « malheur infini d’être pauvre », aime-t-il Julie ou s’est-il juste servi d’elle? Entre le larbin et l' »aristo », on se fait souvent mal. Julie, éperdue: « Dis-moi que tu m’aimes sinon je ne suis rien ». John, vulgaire: « Les mots ouvrent les jambes des femmes ». Si Liv Ullmann note que « l’on écoute jamais vraiment l’autre », elle filme des regards qui incitent pourtant à penser que l’amour aurait pu être possible entre ces deux-là…

A sa Mademoiselle Julie, l’Américaine Jessica Chastain (remarquable dans le thriller Zero Dark Thirty) donne une apparence flageolante et désespérée lorsque la folie l’emporte. A la différence du personnage de macho brutal et frustre décrit par Strindberg, le John de Colin Farrell est un valet stylé qui refuse sa condition de domestique mais ne peut y échapper. Enfin Samantha Morton, découverte en 1999 dans Accords et désaccords de Woody Allen, est une Kathleen hiératique et terriblement lucide.

Mademoiselle Julie est un hymne à l’amour fou et impossible porté par les accents déchirants du Notturno de Franz Schubert. Et le plan ultime de Mademoiselle Julie, référence directe à l’Ophélie du tableau de Sir John Millais, est magnifique et bouleversant.

MADEMOISELLE JULIE Drame (Norvège/Irlande – 2h13) de Liv Ullmann avec Jessica Chastain, Colin Farrell, Samantha Morton et Nora McMenamy.

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