Esclave ou homme libre?

A Cannes, où il fut projeté en fin de festival, Leviathan fit instantanément figure de possible Palme d’or… A l’arrivée, Andreï Zviaguintsev et son scénariste Oleg Neguine décrochèrent, justement et heureusement, un prix du scénario qui plaça le film dans la bonne lumière…

Car le propos de Leviathan est d’une brûlante actualité. Dans Le Monde du 23 septembre, l’opposant russe Mikhaïl Khodorkovski, à l’heure de faire un retour fracassant sur la scène publique en visant la présidence, évoque la nécessité de « ne pas concentrer le pouvoir mais de le redistribuer » et rêve de démocratie en Russie. Tout en faisant aussi le constat d’un pays pillé, affaibli, aux ressources gaspillées…

En se concentrant sur le cas d’un petit garagiste vivant dans un trou perdu du côté de la mer de Barents, tout au nord de la Russie, le réalisateur du Retour (2003) et d’Elena (2011) donne pourtant une ampleur particulière à un film porté quasiment par un souffle épique qui réussit à pointer, avec un rare brio, les lourds dysfonctionnements de la société russe. Kolia, le garagiste (Alexeï Serebriakov), tient donc un garage qui jouxte sa maison où il vit avec sa femme Lilya (Elena Liadova) et son fils Roma né d’un précédent mariage. Le problème, c’est que le maire de la petite ville a jeté son dévolu sur le terrain de Kolia, sa maison et son garage. Pour mener à bien un grand projet immobilier, Vadim Cheleviat, le maire, est d’abord prêt à acheter le bien de Kolia. Mais celui-ci n’imagine absolument pas perdre tout ce qu’il possède. Qu’il s’agisse de sa maison mais aussi de la… beauté qui l’entoure depuis sa naissance. Devant les refus répétés de Kolia, Cheleviat devient de plus en plus agressif…

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Alexeï Serebriakov et Elena Liadova. DR

Pourtant, même si parfois son film ressemble à un sombre western, Zviaguintsev n’a pas, dit-il, l’intention, ici, de donner un drame social ou une peinture réaliste de la Russie contemporaine. Son propos est plutôt de métaphoriser un concept humain de réaction et de réflexion face à l’adversité: « Quand un homme, explique le cinéaste, est aux prises avec sa propre angoisse devant le besoin et l’incertitude, quand les images floues de l’avenir le submergent, qu’il a peur pour les siens, peur de la mort qui rôde, que peut-il faire si ce n’est renoncer à sa liberté et à sa volonté après avoir, de son propre chef, transmis ces trésors à une personne de confiance contre de trompeuses garanties de sécurité, de protection sociale, voire d’une illusoire communauté? »

Si Zviaguintsev évoque la situation russe, c’est parce qu’il est absolument lié à cette terre mais, précise-t-il, « je suis cependant profondément convaincu que, quelle que soit la société dans laquelle chacun de nous vit, de la plus développée à la plus archaïque, nous serons forcément tous confrontés un jour ou l’autre à l’alternative suivante: vivre en esclave ou vivre en homme libre ».

Artiste qui place volontiers la spiritualité au coeur de son oeuvre, Zviaguintsev invite le spectateur à réfléchir sur les liens qui lient l’Homme à Dieu et à l’Etat, citant notamment Thomas Hobbes qui voit dans l’Etat un contrat conclu par l’homme avec le diable… Cependant Leviathan n’a rien d’une thèse pesante. Son écriture est remarquable tout comme la musique de Philip Glass qui la baigne. Si le constat de cet effondrement d’une société est féroce, le film repose aussi sur une cruelle ironie. Bien sûr le cinéaste dénonce, avec une violence rentrée, la corruption généralisée, le simulacre de démocratie, les magouilles de potentats locaux protégés par des tueurs. L’église est aux ordres. Le pouvoir vient de Dieu, remarque un prêtre qui ajoute: « Tant que ça lui va, tu ne crains rien ». Et le maire (Roman Madianov) ne doute pas que ça lui va, à Dieu. Quant à la justice, Zviaguintsev lui règle son compte en deux séquences qui seraient carrément burlesques si elles n’étaient pas à pleurer.

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Roman Madianov. DR

Alors que Kolia dégringole doucement la pente, il reçoit l’aide de Dmitri, avocat à Moscou, qui vient plaider sa cause. Si Dmitri, qui a dû avoir autrefois quelques accointances avec les services secrets, obtient une très provisoire victoire, il ne se prive pas non plus de coucher avec une Lilya désabusée.

Chronique d’un peuple dépossédé par l’Etat, Leviathan n’épargne personne. Le cinéaste donne de ses compatriotes une image terrible. Partout la vodka coule à flots, les hommes titubent et noient vrais maux et faux espoirs dans l’alcool. Zviaguintsev offre d’ailleurs une scène d’anthologie. Kolia et des policiers russes (leur comportement professionnel est un poème) s’en vont boire et tirer sur des cibles. Rapidement les bouteilles sont remplacées par des portraits de Lénine (dont on remarque, dans la ville, que la statue est toujours à la même place), Krouchtchev, Brejnev… « Tu n’as pas les présidents récents? » demande l’un et l’autre de répondre: « On n’a pas le recul historique… »

Même si le cinéaste affirme: « La patrie n’est pas encore perdue pour moi », les images, filmées de l’intérieur de la maison, d’une pelleteuse qui vient fracasser la façade, les murs et les planchers de la demeure de Kolia, font définitivement froid dans le dos.

LEVIATHAN Drame (Russie – 2h21) d’Andreï Zviaguintsev avec Alexeï Serebriakov, Elena Liadora, Vladimir Vdovitchenkov, Roman Madianov, Anna Oukolova, Alexeï Rozine, Sergueï Pokhodaev. Dans les salles le 24 septembre.

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