Le rêve éveillé du chasseur

Gérard Depardieu, un chasseur dans la forêt. DR

Gérard Depardieu, un chasseur dans la forêt. DR

Dans Valley of Love, il se prénommait Gérard, était un acteur réputé aux Etats-Unis, né à Châteauroux. Dans une Vallée de la mort surchauffée, il cherchait, avec son ex-femme, leur fils Michael, suicidé depuis six mois et qui… leur avait donné rendez-vous dans la fournaise californienne. A l’occasion de ce road-movie métaphysique (la critique sur ce site), le réalisateur Guillaume Nicloux et Gérard Depardieu avaient noué des liens qui ont débouché sur une envie urgente de se retrouver pour une autre aventure cinématographique… Un scénario « inspiré » et un acteur qui dit oui et voilà The End.

« L’urgence et la liberté de Gérard, explique la productrice Sylvie Pialat, ne nous permettaient pas un schéma classique de financement. Notre choix s’est naturellement porté vers un modèle plus original et imaginatif qui nous permettait de financer le film en si peu de temps: le E-Cinéma. » Et la productrice de films aussi impressionnants que A perdre la raison (2011), L’inconnu du lac (2013) ou Timbuktu (2014) d’ajouter: « C’est une nouvelle voie qui s’offre au cinéma. Celle de demain? Pour The End, c’est aujourd’hui. Nous sommes fiers d’avoir pensé le film dès le départ pour cette plateforme, sans rien lui enlever de son cinéma… »

Même si probablement, dans l’esprit des téléspectateurs, le E-Cinéma ne se distingue pas de la simple VOD (vidéo à la demande), The End participe cependant de toutes les grandes mutations qui traversent actuellement la distribution des films, une diffusion qui se tourne de plus en plus vers le digital et le… destin de bien des films d’être vu sur un format réduit.

Il n’en reste pas moins -et c’est pourquoi cette chronique figure ici- que The End a été pensé et réalisé comme un film de cinéma. Guillaume Nicloux n’a pas le souci, ici, de filmer en plans serrés pour satisfaire le confort du spectateur. Son chasseur est souvent cadré en plan moyen (donc filmé en pied) ou inscrit dans un plan d’ensemble et « perdu » dans le décor.

Une route qui se perd? DR

Une route qui se perd? DR

Car The End raconte une histoire de chasseur. Cet homme, dont on ne connaîtra jamais le nom, ni le prénom, se réveille très tôt aux aboiements de son chien et s’en va prendre son petit déjeuner. Il ne porte qu’un caleçon écossais et promène une obésité conséquente qui nous ramène d’emblée au Gérard de Valley of Love qui se plaignait, lui aussi, de son excès pondéral… L’homme rameute son chien, s’en va dans son 4×4 à travers la forêt. Il s’arrête à l’orée de la Route du lapin, pose quelques panneaux de signalisation « Chasse en cours », passe une veste de treillis, un gilet fluo orange, emporte son fusil et s’en va à travers de belles futaies…

Tandis que l’homme avale un casse-croûte, boit du Schweppes agrumes et appelle sans cesse son chien, Guillaume Nicloux installe peu à peu le spectateur dans une tension trouble. La forêt devient ce lieu mystérieux où tous les enchantements semblent possibles. Marmonnant, soupirant, le chasseur s’avise d’une mare baignant dans une belle lumière: « Qu’est-ce que cette mare? Elle sort d’où, cette flotte? » Avançant à travers de luxuriantes fougères, le réel du chasseur paraît de plus en plus lui échapper. « Mais je suis où, là? »  devient une sorte de litanie angoissante. Son portable n’a pas de réseau. Les coups de feu tirés en l’air n’alertent personne et Yoshi, le setter, a définitivement disparu…

Le chasseur égaré. DR

Le chasseur égaré. DR

La nuit tombant, le chasseur se réfugie dans une petite grotte, récupère du bois mort pour faire un feu et se fait une litière de feuilles mortes. A son réveil, son fusil a disparu et un petit dessin d’enfant orne la paroi de la grotte. Sous les grands arbres (le film a été tourné dans la forêt de Fontainebleau) The End prend alors clairement des allures de cauchemar pour un homme de plus en plus abattu, de moins en moins capable de démêler les fils d’un mauvais rêve éveillé. Et si son portable sonne, il n’entend que sa propre voix. Tout en filmant en de beaux plans larges, une forêt qui pourrait, en d’autres temps, paraître apaisante, Guillaume Nicloux distille les indices. Plantée sur un arbre, la bouteille de Schweppes montre bien que l’homme tourne en rond tandis qu’un véritable nid de scorpions noirs achève de déstabiliser le chasseur… Sorti de nulle part, un jeune homme inquiétant et peu amène ne lui sera d’aucun secours. Et puis, aussi soudainement, une jeune femme nue aux longs cheveux sombres se présentera devant le chasseur. Alors qu’il semblait au bout du rouleau, l’homme va se faire rassurant: « Personne ne meurt dans une forêt parce qu’il s’est perdu ». A la malheureuse sortie, elle aussi, de nulle part, le chasseur multipliera les confidences: « Vieillir tout seul, c’est le véritable problème! » Tout aussi soudainement, deux randonneurs ramèneront le chasseur, toujours accompagné de la jeune femme, à son point de départ…

Gérard Depardieu. DR

Gérard Depardieu. DR

Avec un Gérard Depardieu véritablement habité, Guillaume Nicloux construit The End, oeuvre intime et fantastique qui en appelle à l’inconscient, comme un rêve qui se déroule implacablement. La forêt se dérobe devant le chasseur tout en l’enfermant dans ses tourments. Le temps semble tourner sur lui-même, l’histoire se répète avec des images qui paraissent identiques mais où la différence se joue sur des détails…

Même si on ne se résoud pas (encore?) ici, à regarder des films sur un téléphone portable, l’aventure filmée par Nicloux appartient à l’ère du « digitographe » et de la carte-mémoire. La magie de la lumière imprimant la pellicule relève-t-elle du passé? Reste que The End est un intrigant et bel objet de cinéma.

THE END Drame (France – 1h17) de Guillaume Nicloux avec Gérard Depardieu, Swann Arlaud, Audrey Bonnet, Xavier Beauvois, Didier Abot. Sortie en E-Cinéma le 8 avril sur toutes les plateformes de vidéo à la demande.

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