L’Egypte, le fourgon de police et la violence

Les manifestations agitent l'Egypte dans l'été de 2013. DR

Les manifestations agitent l’Egypte
dans l’été de 2013. DR

On dit parfois qu’un film est comme un coup de poing dans la figure… Mais, comme on le dit (trop) souvent, l’image s’use allègrement… Avec Clash, elle reprend tout son sens tant ce huis-clos dans un fourgon de police cairote est d’une tension et d’une violence à couper le souffle. Mêlant les cris des manifestants, le bruit omniprésent de la ville, le vrombissement des avions dans le ciel, les tirs de la police, les vingt premières minutes de Clash sont un incessant et époustouflant tourbillon d’images qui frappent le spectateur comme justement un coup de poing à la face, au ventre, au coeur. Pris dans l’action, on mesure bien sûr que si Clash parle clairement de la situation politique en Egypte à l’époque et sans doute aujourd’hui aussi, c’est aussi du brillant cinéma!

Tandis que se déroule le générique, on entend le ronflement sourd d’un moteur, celui de ce fourgon de police qui sera le décor unique de Clash. Mohamed Diab plante le décor en trois dates. 2011: La Révolution égyptienne met fin à 30 ans de présidence d’Hosni Moubarak. 2012: Mohamed Morsi, le nouveau président élu, est un membre du parti islamiste, les Frères musulmans. 2013: des millions d’Egyptiens  se révoltent contre le nouveau président lors des plus grandes manifestations de l’histoire de l’Egypte. Les jours qui suivent sont le théâtre, dans toute l’Egypte, de sanglants affrontements entre les Frères musulmans et les partisans de l’armée…

C’est durant ces semaines, un jour, que se passe Clash. Nous sommes au coeur du chaud été de 2013. Morsi a été renversé le 3 juillet. De violentes émeutes secouent Le Caire. Une dizaine de manifestants aux convictions politiques et religieuses divergentes sont jetées par la police dans un fourgon. Et Mohamed Diab va mettre en scène un formidable huis-clos dans lequel vont se confronter, mais sans que cela ressemble heureusement à un panel sociologique soigneusement élaboré, des visages de l’Egypte.

Nagwa (Nelly Karim), une mère de famille dans la tourmente. DR

Nagwa (Nelly Karim), une mère de famille
dans la tourmente. DR

Scénariste et réalisateur, Mohamed Diab a été découvert, au plan international, avec Les femmes du bus 678 (2010) sorti dans les salles égyptiennes un mois avant la Révolution et qui se penche, à travers trois portraits de femmes, sur un sujet tabou en Egypte, en l’occurrence le harcèlement sexuel. Plus connu dans son pays comme activiste politique oeuvrant pour la démocratie que comme cinéaste, Mohamed Diab et son frère Khaled ont travaillé durant quatre années sur Clash. « Ce devait être initialement, dit le metteur en scène, un film sur l’essor de la Révolultion mais  finalement c’est un film qui en capte l’échec… »

Sur les pas d’un journaliste égyptien d’Associated Press et de son photographe américano-égyptien, on entre immédiatement dans le vif du sujet. Ils sont jetés sans ménagement dans le panier à salade, privés de leurs portables et de l’appareil photo… Rapidement, ils sont rejoints par d’autres personnes: deux amis d’un certain âge, des parents avec leur jeune adolescent, un vieillard et une jeune fille voilée, deux copains, un SDF en colère parce que son chien a été tué et des hommes de la confrérie des Frères musulmans. A l’extérieur, les policiers sont dans un état de tension extrême. D’un côté, ils doivent gérer les fourgons qui se remplissent de malheureux qui affirment qu’ils n’ont rien fait qui leur vaut d’être là, de l’autre, ils doivent endiguer les assauts de manifestants qui les caillassent…

Dans le fourgon de police, sous la lance à incendie. DR

Dans le fourgon de police,
sous la lance à incendie. DR

Dans le cadre de ce fourgon rempli de visages ruisselants et suffocants, Mohamed Diab réussit à composer un magnifique microcosme où l’humanité prend rapidement le pas sur le politique. Bien sûr, entre les Frères musulmans et les tenants de la Révolution, ce n’est pas l’entente cordiale mais Diab s’applique constamment à éviter les réponses faciles… Le cinéaste montre l’organisation des Frères musulmans et comment un chef va vite décider, dans le fourgon, des règles à suivre. Mais, avec un certain humour, Diab pointe aussi la différence entre les membres (ceux à jour de leur cotisation!) des Frères musulmans et les sympathisants… Au « Vous êtes dans quel camp? », le réalisateur oppose la vie quotidienne avec ses petites choses futiles (deux personnages s’opposent sur la rivalité -au demeurant réelle- entre les supporters de Zamalek et Al Ahly, les deux clubs de foot du Caire), les contraintes physiques (le besoin d’uriner quand on est une femme enfermée au milieu d’hommes) mais aussi ses respirations. La scène où un Frère musulman raconte comment il a participé à un casting pour un film de Sherif Arafa est drolatique comme est touchant le moment où il fredonne « Rien n’est plus beau que l’amour… J’y pense la nuit, le jour… », une chanson qui ne doit pas avoir l’aval des Frères musulmans.

Et puis, on est frappé aussi par la multiplicité des notations dont le cinéaste enrichit son propos. Elles sont amusantes lorsque le personnage de DJ Mans se soucie de sa coiffure après que le fourgon ait été aspergé à la lance d’incendie. Elles sont furtives comme le plan sur le tatouage au poignet d’un Copte enfermé dans le fourgon. Elles sont pénibles lorsqu’un homme blessé refuse d’être touché par une femme, fut-elle infirmière, en l’occurrence Nelly Karim, la plus grande star d’Egypte. Elles sont inquiétantes avec le Frère musulman qui, face à l’explosion de brutalité des autorités, envisage de rejoindre l’Etat islamique en Syrie. Elles sont intimes comme lorsque la jeune Aïcha, pour prêter des agrafes, retire son foulard et découvre ses cheveux sous le regard d’un jeune homme troublé…

Frères musulmans et tenants de la Révolution dans le même fourgon. DR

Frères musulmans et tenants de la Révolution dans le même fourgon. DR

Techniquement, Clash est aussi une belle réussite parce que le film enferme le spectateur (mais avec moins de risques pour lui) dans un fourgon pendant 1h37 et le tient constamment en haleine. L’équipe a fait construire un fourgon en bois installé dans un appartement qui a permis, pendant plusieurs mois, de mener à bien les répétitions. Puis un vrai fourgon, identique à ceux de la police, a été fabriqué et tous les comédiens y ont été parqués dans 8m2 pendant 26 jours de tournage. Le spectateur ressent physiquement l’oppressante exiguïté du fourgon tout en perdant la compréhension claire de ce qui se passe à l’extérieur. La fin du film, au demeurant tragique, est exemplaire de la situation puisqu’on ne saisit pas clairement de quel bord sont les manifestants autour du fourgon…

Clash est un film magnifique et terrible qu’il faut voir sans délai. Et on écoute volontiers Mohamed Diab lorsqu’il conclut: « Si l’on continue comme ça, on ne s’en sortira pas. Mais je continue à rêver au jour où quelqu’un issu de la Révolution, qui ne représenterait ni la loi islamiste, ni la loi martiale, pourra gouverner l’Egypte. » On le sait, les films ne changent pas le monde. Ils peuvent cependant aider à le comprendre.

CLASH Drame (Egypte – 1h37) de Mohamed Diab avec Nelly Karim, Hany Adel, Tarek Abdel Aziz, Ahmed Malek, Ahmed Dash, Husni Sheta, Aly Eltayeb, Amr El Kady, Mohamed Abd El Azim, Gameel Barsoum. Dans les salles le 14 septembre.

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