La vraie nature de Justine
Une présence dans le programme de La semaine de la critique, au Festival de Cannes l’an dernier, et un bon petit buzz qui se met en place… Ensuite Grave a été présenté dans de nombreux festivals. Outre-Atlantique, le film a défrayé la chronique lorsque deux spectateurs, dans un festival à Toronto, sont carrément tombés dans les pommes. De quoi alimenter encore un peu plus un buzz comme on les aime… De quoi aussi désarmer Julia Ducournau qui regrette que Grave ait récolté de la sorte une étiquette de « film à scandale ». Car la cinéaste considère plutôt son premier long-métrage comme une rêverie sur la mutation des corps et des identités. Il n’en reste pas moins que Grave est quand même devenu le film du moment à propos duquel les uns et les autres s’interrogent: « Tu l’as vu? T’as pas envie de le voir? » Ce qui, après tout, est plutôt bon pour la carrière d’une oeuvre…
Donc, j’ai mis un peu de temps à voir le film mais, ça y est, c’est fait. Même si pour son auteure, ce n’est peut-être pas là l’essentiel, Grave est un film qui joue clairement sur les codes connus et éprouvés de l’épouvante et de l’horreur. Mais bon, je n’ai pas tourné de l’oeil. Tout juste une ou deux petites sensations nauséeuses mais rien qui mérite l’absorption immédiate de deux comprimés de Nifuroxazide…
La jolie Justine est manifestement une fille douée pour les études. D’ailleurs, c’est de famille. Sa grande soeur Alex a déjà intégré l’école vétérinaire dans laquelle la cadette va faire ses débuts. Et les deux parents sont aussi dans la branche. Mais voilà, Justine est complètement végétarienne et elle va (très) mal supporter les traitements plutôt brutaux inhérents au bizutage des premières années de Véto. Passe encore pour la chambre retournée de fond en comble en pleine nuit, pour les soumissions humiliantes face aux « vénérables », pour les flots de sang balancés sur les têtes. Mais lorsque la bizute doit avaler le rein d’un rongeur, elle n’est plus très loin de craquer… Pourtant l’immonde ingestion va provoquer des troubles très étranges. Lorsqu’au milieu de la nuit, Justine fourrage dans son frigo et que ça réveille son colocataire, elle affirme chercher du lait pour ses céréales. En fait, Justine dévore, à pleines dents, un filet de poulet cru…
Julia Ducournau avoue avoir vu, à l’insu de ses parents, son premier film d’horreur à l’âge de 6 ans. C’était Massacre à la tronçonneuse. Un bon début pour une cinéaste qui voue surtout une véritable admiration à David Cronenberg, spécialiste des angoisses organiques et cinéaste qui a le mieux filmé l’aspect psychanalytique d’une métamorphose. Car c’est bien du côté de la métamorphose que la réalisatrice situe Grave. Dans un univers qui l’attire et la révulse, Justine va, sans clairement fixer les limites, expérimenter les variations sur une sexualité naissante et soudain éruptive. Une découverte du corps et de ses pulsions que la jeune étudiante poussera jusqu’au cannibalisme! « Elle est malade, cette meuf!’, dira un étudiant. Il ne croit pas si bien dire. Justine -prénom qui fait clairement référence à Sade- est une jeune innocente qui, à l’instar de celle du divin marquis, se muera en objet sexuel pour finir par y prendre un sanglant plaisir.
Au-delà des séquences d’horreur (celle du doigt coupé est un grand moment!), Julia Ducournau réussit cependant à dépasser les limites et les contraintes du film de genre pour distiller une atmosphère qui génère le malaise. Pour cela, elle dispose de solides ingrédients. D’abord l’univers sinistre du bizutage avec notamment ses soirées clandestines en complet lâcher-prise puis le cadre très minéral d’une école (les scènes ont été tournées sur le campus de l’université de Liège) aux espaces vides d’où surgissent d’inquiétants « zombies » en blouses blanches tachés de sang ou encore les salles de cours de l’école vétérinaire avec ses chevaux anesthésiés, ses vaches vêlantes ou ses autopsies de chiens sans oublier d’énigmatiques accidents de la circulation. Celui qui ouvre Grave situe d’emblée le caractère plus déconcertant qu’épouvantablement gore du film…
Et puis, en s’appuyant sur Garance Marillier, son actrice-fétiche déjà présente dans les courts-métrages de la cinéaste, Julia Ducournau peut peaufiner le portrait d’une jeune fille pleine d’autorité, voire d’un brin de suffisance (elle est la meilleure de sa promotion) qui, sous l’emprise d’un désir délirant et de besoins dangereusement pathologiques, va se transformer en féroce carnassière dont le regard par en-dessous est aiguisé et inquiétant… A son colocataire qui l’interroge: « Je veux savoir si tu es dans un délire SM ou si c’est plus grave? », Justine ne dit d’abord rien puis « C’est grave. » De fait, ça l’est et Justine n’est pas seule en cause. Son aventure révèle aussi un terrible atavisme familial. Julia Ducournau va alors développer la relation dérangeante et tordue qui réunit Justine et Alex…
Avec une belle photographie du Belge Ruben Impens, chef-opérateur de films comme Belgica, La merditude des choses ou Alabama Monroe et avec une bande originale puissante, lyrique et judicieuse du Britannique Jim Williams, Grave est un film fortement baroque et passablement barré qui peut séduire au-delà même des purs amateurs d’épouvante.
GRAVE Drame (France – 1h38) de Julia Ducournau avec Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella, Laurent Lucas, Joana Preiss, Bouli Lanners, Marion Vernoux, Jean-Louis Sbille. Interdit aux moins de 16 ans. Dans les salles le 15 mars.