Les blessures invisibles du capitaine Laffont

Georges Laffont (Romain Duris) dans la terreur des tranchées. DR

Georges Laffont (Romain Duris)
dans la terreur des tranchées. DR

Dans l’Argonne de 1916, un homme hagard, le regard vide, arpente les tranchées de la Grande guerre… Partout le bruit, la fureur, le chaos et la mort. Georges Laffont est officier et il doit entraîner ses hommes à l’assaut des lignes ennemies. Mais les obus pleuvent de tous les côtés, les balles sifflent, les soldats sont ensevelis sous la terre ou hachés menu par les schrapnels. Lorsque le capitaine Laffont porte la main à son cou et à sa nuque, c’est pour y palper la chair d’un copain tué à ses côtés.. Dans une impressionnante plongée qui, partant d’un ciel clair, descend jusqu’au plus près de la grande boucherie, Cessez-le-feu s’ouvre par une séquence apocalyptique dont les images, filmées tout en fluidité, pourraient être à 14-18 ce que les scènes sur la plage d’Omaha Beach dans Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg étaient à la Seconde Guerre mondiale. D’entrée, en se situant sur le terrain des sensations, Cessez-le-feu installe le spectateur en position d’impuissance face au désastre. Oui, la guerre est définitivement une monstruosité et, comme le dit le film, « l’impossible, c’était d’en revenir entier ».

En 1923, on retrouve Georges Laffont en Haute-Volta… Désormais barbu et rendu à la vie civile, Georges tente de tirer un trait sur « la der des ders » en parcourant la savane africaine à bord d’un véhicule brinquebalant ou en cabotant sur le fleuve. En mettant à distance l’Europe et ses cauchemars, l’ex-officier essaye de reprendre pied dans la vie. Ce nomade d’un autre genre trafique un peu, fait du troc avec des masques traditionnels, convoie même de la main d’œuvre avec Diofo qui fut l’un de ses hommes dans les tranchées. Un Diofo qui régale dans les villages, à la manière d’un griot, un public ébahi en contant les aventures guerrières dont Georges est l’emblématique héros… Mais, malgré la torpeur anesthésiante, Georges n’a pas l’âme coloniale et il n’arrive pas plus à trouver sa place en Afrique qu’en France. Alors cet homme qui fuit toujours la guerre, décide néanmoins de revenir vers sa famille dans la région nantaise. Lui que les siens croyaient disparu, les retrouve à travers une mère éplorée, un aîné mort au combat et surtout Marcel, son jeune frère devenu muet face à l’horreur.

Georges (Romain Duris) tente d'oublier la Grande guerre en Afrique. DR

Georges (Romain Duris) tente d’oublier
la Grande guerre en Afrique. DR

Cessez-le-feu est un voyage à la fois géographique mais surtout psychologique dans les tourments d’un homme que la guerre a détruit. Alors que la France des années folles s’étourdit dans la fête et que les embusqués se moquent de lui, Georges, dans une société qui veut oublier le drame, va essayer de donner le change. Il est l’homme de la famille, celui qui réconforte sa mère et doit secourir le malheureux Marcel qui trace de multiples croix bleues sur la photo de classe où figurent ses camarades tombés au champ d’honneur.

Emmanuel Courcol réussit, ici, l’intéressant portrait d’un homme qui a échappé au pire. Si Georges Laffont est un rescapé revenu des tranchées sans blessures physiques, il est aussi un être hanté et dévoré de l’intérieur par ces blessures invisibles qu’on nomme aujourd’hui le stress post-traumatique. Mais, à l’époque, Georges Laffont est surtout un miraculé dont on ne comprendrait pas qu’il se plaigne. Alors même qu’un TOC lui fait régulièrement chasser d’imaginaires fragments sanglants dans le cou… Pour essayer de réparer (et de se réparer), il acceptera un travail qui le ramènera sur les champs de bataille mais cette fois pour les déminer…

Marcel (Gregory Gadebois) réfugié dans le silence. DR

Marcel (Gregory Gadebois) réfugié
dans le silence. DR

Si Cessez-le-feu évoque l’après-guerre et la douleur des hommes, le film fait cependant la part belle à ces femmes au rôle structurant puisqu’elles ont tenu la boutique pendant la guerre avant de recueillir les survivants. Le cinéaste en réunit trois qui, chacune, représente une époque. La mère (joliment incarnée par Maryvonne Schlitz) tout comme Madeleine (la trop rare Julie-Marie Parmentier), la fiancée de Marcel sont des femmes du 19e siècle, complètement aimantes et totalement dévouées. Avec Hélène, la prof qui enseigne à Marcel la langue des signes, on a cette fois affaire à un femme moderne. C’est elle qui va séduire, troubler et déstabiliser Georges Laffont. Symboliquement, Hélène conduit (vite) la belle  voiture de Georges mais surtout elle va mettre celui-ci face à lui-même. Bien sûr, elle sait qu’un démon accompagne partout cet homme élégant, cultivé et charmeur mais elle refuse le sacrifice et n’entend pas jouer les infirmières… Pour interpréter cette Hélène qui a une longueur d’avance sur les autres et saura choisir l’aventure, le cinéaste a trouvé avec Céline Sallette une comédienne simplement brillante.

Hélène (Céline Sallette) et Georges pour un instant apaisé. DR

Hélène (Céline Sallette) et Georges
pour un instant apaisé. DR

Face à Céline Sallette, Emmanuel Courcol dirige, ici, deux belles pointures masculines. Dans le rôle du fragile Marcel, Grégory Gadebois est, comme à son accoutumée, dans une magnifique retenue qui n’exclut jamais la sensibilité. Avec Gadebois, un simple regard suffit à faire surgir les fêlures. Si, au moment de l’écriture, le cinéaste a songé à un Georges puissant, dur, voire brutal, il a changé d’option en retenant finalement Romain Duris. Ce dernier masque sa délicatesse, sa féminité même (on se souvient de lui dans Une nouvelle amie de François Ozon) pour composer un personnage habité par une certaine raideur martiale mais, en même temps, paumé, désabusé et longtemps incapable de se projeter dans l’avenir.

Si Cessez-le-feu évoque l’après, souvent tragique, de l’un des plus meurtriers conflits du 20e siècle, c’est aussi une belle épopée intime où toutes les douleurs se valent mais où aucune souffrance n’est héroïsée…

CESSEZ-LE-FEU Drame (France – 1h43) d’Emmanuel Courcol avec Romain Duris, Céline Sallette, Gregory Gadebois, Julie-Marie Parmentier, Maryvonne Schlitz, Wabinlé Nabié, Yvon Martin, Benjamin Jungers. Dans les salles le 19 avril.

EMMANUEL COURCOL: « LES FAMILLES ET LES DEGATS COLLATERAUX »

Venu, début avril,  présenter son film aux Rencontres du cinéma de Gérardmer, Emmanuel Courcol évoquait la figure de son grand-père comme source d’inspiration pour son premier long-métrage: « La guerre de 14 faisait partie de mon univers d’enfant à travers les récits de ma grand-mère mais aussi à travers Léonce, l’un de mes grands-pères, qui avait été soldat. » Si le cinéaste n’a pas connu son aïeul, il a vu ses photos en uniforme dans la maison ou a joué avec son casque… Avant de mettre en scène son premier long-métrage, Emmanuel Courcol a été comédien au théâtre, au cinéma et à la télévision avant de venir au travail de scénariste en rencontrant Philippe Lioret. Ensemble, ils ont co-signé Mademoiselle (2001), L’équipier (2004), Welcome (2009), nommé au César du meilleur scénario original et Toutes nos envies (2011). « Dans Cessez-le-feu, ce sont les dégâts collatéraux dans les familles qui m’intéressaient… De 14-18, on retient les morts, les mutilés, les invalides. Ceux qui sont revenus pas trop amochés physiquement, on leur a demandé de revenir vite dans la vie sociale. Beaucoup étaient pourtant dépressifs, suicidaires, cassés à l’intérieur… »

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