La vie à travers un trou dans le mur

Higinio Blanco (Antonio de la Torre) regarde le monde à travers un trou. DR

Higinio Blanco (Antonio de la Torre) regarde
le monde à travers un trou. DR

Dans un petit village d’Andalousie, en 1936, Higinio Blanco et son épouse Rosa dorment dans leur lit lorsque des coups violents sont frappés à la porte de leur maison. Higinio se précipite vers une cachette sous l’escalier… De là, il aperçoit des bottes qui entourent sa femme… Pour ce partisan républicain, pas de doute. Il faut filer au plus vite et aller se réfugier dans la sierra.
Mais sa fuite éperdue s’arrêtera rapidement. Capturé par les troupes franquistes, il rejoint, dans un camion, d’autres compagnons de lutte. A la faveur d’un incident, Higinio réussit à sauter du véhicule. Sous les balles, il détale et réussit à se cacher sous des branchages. De là, il va retrouver d’autres fuyards cachés au fond d’un puits. Ensemble, ils évoquent la nécessité de lutter même si Higinio pense que « ça ne se règlera pas par les armes ». Mais bientôt les armes vont à nouveau parler… Blessé à la jambe, Higinio s’extirpe du puits et, traversant la sierra en flammes, réussit à revenir chez lui… A Rosa, il lance : « Il faut partir dans la sierra » mais sa femme objecte que les franquistes sont partout dans le village, que la balle est encore dans sa jambe et elle propose : « Si tu restais, le temps de te soigner… »
Coincé dans sa petite planque, Higinio ignore encore qu’il restera caché là pendant une trentaine d’années !
C’est en visionnant, en 2012, au festival de San Sebastian, 30 ans d’obscurité, le documentaire de Manuel H. Martin, que les trois réalisateurs d’Une vie secrète, ont pris la mesure du drame des « taupes » pendant la Guerre civile espagnole et ont très vite décidé de tirer une fiction de ce sujet.

Higinio tente d'échapper à la troupe franquiste. DR

Higinio tente d’échapper
à la troupe franquiste. DR

En effet, pendant et après la guerre civile espagnole, la répression franquiste s’est appliquée aux anciens communistes, socialistes, syndicalistes, anarchistes, aux anciens responsables locaux de la République (qui était en place depuis 1931), aux anciens soldats républicains, aux athées, aux croyants qui refusaient de se confesser ou même à ceux qui n’avaient pas eu les « bons » amis… Pour éviter la détention, l’exécution sans jugement ou l’élimination directe, de nombreux Espagnols se sont cachés… Pour quelques jours, pensaient-ils. A l’instar, évidemment, d’Higinio…
En s’appuyant sur cette longue et sombre page d’histoire, Aitor Arregi, Jon Garano et José Maria Goenaga (un trio inhabituel mais efficace dans l’univers de la réalisation) ont mis en scène une remarquable tragédie intime en forme de huis-clos. Car le militant républicain (dont on ignore de bout en bout s’il a réellement commis des exactions) va accepter, doucement, de n’être plus qu’un captif volontaire planqué d’abord dans sa propre maison puis, des années plus tard, dans celle de son défunt père.
Pendant sa fuite au début du film, lors de scènes très mobiles dignes d’un film d’action, Higinio se retrouve, pour un rare plan général, face à un vaste espace naturel. Il pourrait alors décider de poursuivre sa course mais il va revenir sur ses pas. « Ce n’est pas tant, note Aitor Arregi, la peur de se faire arrêter ou tuer, toutefois bien réelle ici, que la peur de l’inconnu qui nous aliène et nous pousse à nous retrancher dans notre zone de confort. D’une certaine manière, il s’agit de la peur de la liberté. »

Rosa (Belen Cuesta), une épouse aimante. DR

Rosa (Belen Cuesta), une épouse aimante. DR

Ayant fait le choix de se cacher, Higinio va, petit à petit, se paralyser dans une peur de plus en plus obsédante et d’autant plus terrible que le monde continue sa marche. Une vie secrète va alors développer son thème central, celui de la peur. Une angoisse que l’on ressent aisément grâce à des cadres serrés qui s’appliquent à saisir, en gros plan, voire en très gros plan, le regard que notre homme pose sur le monde (étroit) qu’il aperçoit et perçoit à travers les trous de sa cachette.
Et puis ce film ponctué par des ellipses et articulé par une suite de chapitres d’inégale longueur (Raid, Cacher, Détention, Danger, Enfermer, Allié, Décennie, Ecarté, Changer, Franco, Déterrer, Amnistie, Sortir) repose aussi largement sur une relation de couple très particulière. En 1936, Higinio et Rosa sont de jeunes mariés amoureux dont le lien va évoluer au fil des années et, évidemment, en raison de la situation extrême dans laquelle le couple évolue. Tandis que le confinement d’Higinio déforme son point de vue sur la réalité, Rosa, qui, elle, peut aller au dehors et se retrouve dans des situations conflictuelles, qu’il s’agisse, avec Higinio, d’avoir un enfant ou encore de devoir « gérer » un soldat, client de son atelier de couture…

Terré dans sa cachette. DR

Terré dans sa cachette. DR

La belle Belen Cuesta incarne le personnage en action qu’est Rosa et il revient à Antonio de la Torre, l’une des plus grandes stars espagnoles, de donner chair à cet homme figé dans l’attente et plus encore dans une peur latente mais omniprésente.  Celui qu’on avait vu brillant en flic bègue dans Que dios nos perdone (2016) ou en politicien corrompu dans El Reino (2018) réussit une étonnante composition, donnant l’impression que, dans son odyssée, Higinio est peut-être un lâche, un mari jaloux ou, du moins, une version rabougrie de l’homme qu’il était.
Individu littéralement enterré (les plans sur la cachette sont claustrophobiques), Higinio parviendra, in fine, à se réconcilier avec lui-même lorsque, dans une hallucination, il entend un militaire lui dire : « A cause de ta peur, on ne te verra pas comme un héros. Tu n’en seras pas moins une victime ».
Enfin, en 1969, après plus de trente ans de réclusion, Higinio Blanco pourra sortir de son trou. Dans la lumière puissante qui baigne son village, il n’est qu’un simple promeneur. Lorsqu’enfin son chemin l’amène devant la demeure de Gonzalo, son voisin franquiste qui l’a toujours traqué, les cinéastes, par un beau champ/contre champ, filme Higinio désormais dehors alors que Gonzalo, derrière les barreaux de sa fenêtre, est passé dans l’ombre…

UNE VIE SECRETE Drame (Espagne – 2h27) d’Aitor Arregi, Jon Garano et José Maria Goenaga avec Antonio de la Torre, Belen Cuesta, Vicente Vergara, José Manuel Poga, Emilio Palacio. Dans les salles le 28 octobre.

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