Le juste combat de Fritz Bauer

Fritz Bauer (Burghart Klaussner) traque Adolf Eichmann. DR

Fritz Bauer (Burghart Klaussner)
traque Adolf Eichmann. DR

« Vous aimez la chasse, docteur Bauer? » interroge, fielleusement un haut fonctionnaire allemand. « Oui, répond vivement le procureur. Mais pas sur des animaux! » Car Fritz Bauer fut bien un chasseur. Obsessionnel même. Personnage secondaire dans Le labyrinthe du silence (2014) consacré au premier procès mené en Allemagne contre des SS d’Auschwitz (critique sur ce site), Fritz Bauer devient, ici, le personnage central d’un film qui n’a pas l’ambition de résumer en deux petites heures la personnalité tour à tour cassante, sarcastique et pathétique d’un magistrat que ses ennemis traitaient tout bonnement de « juif vindicatif »

Lars Kraume a en effet choisi de focaliser son travail sur un épisode particulier de la carrière du procureur général de Hesse, en l’occurrence la traque menée pour faire arrêter et juger en Allemagne Adolf Eichmann, le grand ordonnateur de la Solution finale. Car Fritz Bauer reçoit, un jour, sur son bureau, une lettre d’un homme nommé Lothar Hermann, juif émigré en Argentine,  qui affirme savoir où se cache Eichmann. En effet, par le plus pur hasard, la fille d’Hermann cultive une amourette avec un garçon prénommé Nick et qui n’est autre que le fils du dignitaire nazi… Pour Fritz Bauer, c’est assurément la pièce manquante pour mettre en oeuvre sa grande quête. Car Bauer a beau être un magistrat de haut rang, il n’arrive pas à ses fins et ses collaborateurs peinent à trouver la trace de Bormann ou de Mengele… Pire, Fritz Bauer sent bien qu’il déplaît en haut lieu et il le dit sans ambages: « Quand je sors de mon bureau, j’entre en territoire ennemi ».

Fritz Bauer et Karl Angermann, deux magistrats déterminés. DR

Fritz Bauer et Karl Angermann,
deux magistrats déterminés. DR

S’ouvrant sur une énigmatique séquence dans l’appartement du procureur -a-t-il tenté de se suicider ou a-t-il été victime d’une tentative d’assassinat?- le film met, en effet, en lumière, combien dans une Allemagne avançant à grands pas vers le fameux miracle économique, personne n’a envie d’entendre parler des exactions nazies et encore moins de poursuivre ceux qui en furent les sinistres auteurs. L’administration était infestée d’anciens nazis reconvertis en braves fonctionnaires. Et un Fritz Bauer apparaissait comme celui qui donnait des coups de pied dans la fourmillière. A cet égard, le titre original du film -Der Staat gegen Fritz Bauer- est plus précis que le titre retenu pour l’exploitation française. Car c’est bien la machine étatique qui se met en travers des enquêtes de Fritz Bauer. En tentant de ramener Eichmann en Allemagne et de le faire juger par un tribunal allemand, le procureur n’ignore pas que le nazi risque de débiter une litanie de noms de personnes qui gravitent jusque dans le proche entourage du chancelier Adenauer… Convaincu que, de Bonn à Washington, personne ne veut d’un procès Eichmann sur le territoire allemand, Fritz Bauer emploiera les grands moyens. Quitte à être traité de « traître à la nation », le procureur se tournera vers le Mossad, les services secrets israéliens, pour leur donner Eichmann…

Karl Angermann (Ronald Zehrfeld) court à sa perte. DR

Karl Angermann (Ronald Zehrfeld)
court à sa perte. DR

Construit à la fois comme un film historique rigoureux sur les faits et comme un thriller haletant maniant les codes du genre, Fritz Bauer, un héros allemand peaufine la figure d’un individu charismatique et dur, pas vraiment sympathique, longtemps impuissant mais acharné, terriblement solitaire mais déterminé à faire triompher un idéal humaniste et démocratique. En s’appuyant sur Burghart Klaussner (vu notamment dans Goodbye Lenin, Le pont des espions et en pasteur dans Le ruban blanc de Haneke) qui donne une belle épaisseur à Bauer, Lars Kraume traite aussi la part d’ombre du procureur.

Ayant fui l’Allemagne en 1936 pour échapper au sort funeste promis aux juifs, Fritz Bauer se réfugia au Danemark et plus tard en Suède avant de revenir dans son pays en 1949 et reprendre ses fonctions judiciaires en 1950. Or, lors de son séjour au Danemark, Bauer fit l’objet de plusieurs rapports de la police danoise à propos de relations avec des prostitués masculins. L’homosexualité de Bauer apporte une dimension dramatique au récit dans la mesure où le procureur doit aussi composer avec ses préférences sexuelles pour ne pas prêter le flanc à ceux qui voudraient sa perte. Le jeune procureur Karl Angermann, cette fois un personnage de pure fiction, pour lequel Fritz Bauer a une affectation quasi-paternelle, n’aura pas la même chance… Le paragraphe 175 du Code civil (rendant illégales les « activités lubriques » entre hommes) qui avait été renforcé sous l’ère nazie, n’a été aboli en Allemagne qu’en 1994!

Fritz Bauer, un procureur solitaire mais déterminé. DR

Fritz Bauer, un procureur solitaire
mais acharné. DR

On le sait, Fritz Bauer n’arriva pas à ses fins à propos d’Eichmann (il fut jugé à Jérusalem en 1961, condamné à mort et pendu en 1962) mais, pour la société allemande, le combat du procureur général de Hesse a porté ses fruits parce qu’il a osé briser le silence.

FRITZ BAUER, UN HEROS ALLEMAND Drame (Allemagne – 1h46) de Lars Kraume avec Burghart Klaussner, Ronald Zehrfeld, Lilith Stangenberg, Jörg Schüttauf, Sebastian Blomberg, Michael Schenk, Rüdiger Klink, Laura Tonke, Götz Schubert, Paulus Manker, Dani Levy. Dans les salles le 13 avril.

OLIVIER GUEZ: « COMMENT ON VIT APRES CELA? »

Coscénariste de Fritz Bauer, un héros allemand, son premier travail d’écriture pour le cinéma, le Strasbourgeois Olivier Guez est venu aux 20e Rencontres du cinéma de Gérardmer pour présenter le film… Auteur en 2009, chez Flammarion, de L’impossible retour, évocation du retour d’une famille juive en Allemagne sous-titrée Une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945, Olivier Guez s’est passionné pour la figure complexe de Fritz Bauer: « Si son nom parlait à une génération née dans les années quarante-cinquante, il a totalement sombré dans l’oubli. Aujourd’hui, on le redécouvre… » Olivier Guez situe aussi le personnage du procureur de Francfort dans une perspective plus large, celle de cette Allemagne de l’après-guerre qui ne voulait rien savoir de son passé: « Beaucoup de films ont été tournés sur la Deuxième Guerre mondiale mais très peu sur cette période à la fois charnière et ambigue où tout le monde a fait semblant de croire que l’Allemagne avait changé. C’est assez fascinant. Les Allemands se voulaient les premières victimes d’Hitler… » Et le scénariste de s’interroger encore: « Comment ce pays a pu connaître cette folie destructrice, comment a-t-il pu aller si loin et comment on vit après cela? »

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