Le chanteur à la tête en carton-pâte

Ca commence comme un ancien film de Ken Loach ou de Stephen Frears. Le décor est donc planté en bord de mer, dans une petite ville anglaise avec ses alignements de maisons de brique… Les gens qui vivent là semblent tout à fait normaux. Le seul qui détonne un peu et encore c’est pas vraiment méchant, c’est Jon Burroughs. Ce rouquin dégingandé et so british déambule dans les rues en marmonnant des paroles de chansons en devenir. Il est question d’infini, de houle, de vagues, d’enfants, de passantes vêtues de rouge ou de bleu… Evidemment, Jon n’a qu’un rêve, c’est de partir loin… Il confie ses mots et ses notes à son ordinateur mais force est de constater que ses tentatives créatrices ne sont pas très intéressantes.

Un jour, alors que Jon est au bord de la mer, les secours viennent récupérer un homme qui se noie. C’est l’un des musiciens du groupe Soronprfbs. Don, le manager du groupe, est atterré. Il a besoin d’un clavier pour le concert du soir. Jon voit en une seconde passer sa chance. « Je fais des claviers » dit-il et se voit répondre « Entrée des artistes, 21h ». C’est ainsi que commence l’aventure de Jon et d’un groupe de musicos spécialement barrés.

Frank cherche l'inspiration dans la campagne irlandaise. DR

Frank cherche l’inspiration
dans la campagne irlandaise.
DR

Dans un cinéma auquel on reproche souvent (et souvent à juste titre) d’être formaté, Frank fait figure de parfait ovni. Voilà un film qui ne rentre dans aucune case, dans aucun genre, sinon qu’il s’agit de l’odyssée d’un groupe de rock indé et psychédélique et de Frank, son chanteur/leader qui vit constamment dissimulé sous une grande tête en papier mâché.

Le Dublinois Lenny Abrahamson, qui signe avec Frank, son quatrième long-métrage, s’est librement inspiré d’un article de presse de Jon Ronson, également coscénariste du film, évoquant l’aventure du chanteur anglais Chris Sievey (1955-2010) inventeur du personnage de Frank Sidebottom, le musicien à la tête de carton-pâte.

Maggie Gyllenhaal et Michael Fassbender. DR

Maggie Gyllenhaal
et Michael Fassbender. DR

Mais Frank est loin d’être un biopic de Sievey/Frank. C’est bien plus l’évocation, tour à tour foldingue et amère, du parcours initiatique de Jon Burroughs et de sa quête de Frank, de son mystère et de son talent. En entrant dans le groupe de Frank puis en devenant brièvement le manager du groupe, Jon va en effet se confronter à des artistes tout en tentant de rester fidèle à lui-même. A travers le personnage de Frank, le cinéaste met aussi en avant l’équilibre difficile à domestiquer entre ce que l’artiste est vraiment et l’image qu’il donne de soi aux autres…

En passant de la comédie au drame, en promenant ses musiciens des vertes terres d’Irlande (où le groupe se réfugie pour enregistrer ses chansons) aux grands espaces du Texas où Frank se produit au fameux festival South by Southwest d’Austin, l’un des plus célèbres rendez-vous musicaux internationaux, Abrahamson réussit à tenir le spectateur en haleine. Si l’écriture est classique et la narration plutôt conventionnelle, c’est, ici, la galerie de personnages qui force l’attention. Si Jon réussit à éviter la contamination, tous les autres sont de grands malades. Pour certains, il convient de prendre le terme au pied de la lettre. Ainsi Don, le premier manager du groupe, confie à Jon qu’il a été interné pour troubles mentaux sévères. Dame, il ne faisait l’amour qu’avec des mannequins de vitrine. Plus tard, un musicien confiera: « Maintenant, il va mieux. Il couche avec de vraies femmes, pourvu qu’elles se tiennent raides… » Autour d’eux évoluent un guitariste français constamment négatif et une percussionniste mutique. Clara, la joueuse de thérémine, est bien fêlée elle aussi et n’hésite pas à manier le couteau… Quant à Frank, c’est, sous son masque, un artiste fragile et inquiétant, pathétique et incontrôlable.

Maggie Gyllenhaal, Michael Fassbender et Domhnall Gleeson. DR

Maggie Gyllenhaal, Michael Fassbender
et Domhnall Gleeson. DR

Pour incarner ces artistes qui sont aussi de robustes pieds nickelés (la scène de dispersion des cendres vaut le coup d’oeil), le cinéaste a pu s’appuyer sur Domhnall Gleeson (le fils de Brendan) dans le rôle de Jon ou sur Maggie Gyllenhaal (vue dans La secrétaire, The Dark Knight, Crazy Heart) dans celui de Clara. Quant à Michael Fassbender, il est une telle star qu’il peut passer les quatre cinquièmes du film sous le masque de Frank. Rassurons ses admiratrices, on retrouvera prochainement le visage de l’interprète de Hunger, Inglorious Basterds, Shame ou 12 Years a Slave sur le grand écran puisqu’il sera Steve Jobs dans le nouveau film de Danny Boyle.

Sur une b.o. où la musique et les chansons sont voulues « superbes et ridicules », Frank est une fable originale et débridée sur l’art et la créativité et aussi sur comment le désir de vivre quelque chose d’excitant peut mener à la folie. Et il n’est pas nécessaire pour cela d’être un fan absolu de rock indé.

FRANK Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 1h35) de Lenny Abrahamson avec Domhall Gleeson, Maggie Gyllenhaal, Scoot McNairy, Michael Fassbender, François Civil, Carla Azar, Tess Harper, Bruce McIntosh. Dans les salles, le mercredi 4 février.

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