La reine et les deux belles vipères

Olivia Colman incarne une reine Anne fragile et souffrante. DR

Olivia Colman incarne une reine Anne
fragile et souffrante. DR

« C’est parfois amusant d’être une reine ! » C’est Anne qui le dit. Mais il faut le dire vite. Car l’univers dans lequel vit la souveraine est un parfait panier de crabes. Les hommes politiques qui entourent Anne, tentent de la convaincre du bien-fondé de leurs options, notamment en matière de conflit guerrier avec la France. Quant à Lady Sarah, amie d’enfance de la reine, elle est devenue duchesse de Marlborough et Anne l’a nommée Maîtresse de la Garde-Robe, Première Dame de la chambre et Gardienne de la bourse privée, les postes les plus honorifiques qu’une femme puisse tenir à la cour royale en ce début du 18e siècle… Jouissant de son énorme influence sur une reine passablement souffrante, Sarah savoure son pouvoir. Jusqu’au moment où débarque Abigail Hill, une lointaine cousine que des revers de fortune familiaux ont abaissé au rang de servante… Mais la belle Abigail n’entend pas traîner longtemps du côté des cuisines. D’autant qu’elle a le pouvoir de trouver, dans la nature, quelques plantes capables de soulager les pénibles crises de goutte de la reine…
Qu’on ne s’y méprenne pas. Avec La favorite, Yorgos Lanthimos ne nous inflige pas une version moderne de « Si les Stuart m’étaient contés ». Car si les faits historiques sont avérés, cette chronique royale est une étonnante plongée dans une succursale de l’enfer du pouvoir. Et cette fois, ce sont, autour d’une reine, deux femmes décidées qui s’affrontent. Et elles sont prêtes à porter les coups les plus rudes.
Après un début de carrière dans son pays natal, le cinéaste grec de 46 ans déboule sur la scène internationale en 2009 avec Canine qui lui vaut le prix Un certain regard à Cannes. Alps (2011) sera couronné pour son scénario à la Mostra de Venise et, avec The Lobster (2015), Lanthimos obtient le prix du jury sur la Croisette avant de rafler le prix du scénario, toujours à Cannes, en 2017, pour Mise à mort du cerf sacré… Bien sûr, les récompenses dans les festivals sont toujours les bienvenues pour un artiste. Mais le réalisateur hellène se distingue surtout pour le ton très décalé de ses œuvres. Ainsi cette comédie noire et cruelle sur l’obligation au bonheur qu’est The Lobster nous avait entraîné dans un futur proche où les personnes seules étaient contraintes de trouver, sous 45 jours, un partenaire sous peine d’être transformées en animal de leur choix !

Sarah (Rachel Weisz) et Abigail (Emma Stone) en lutte pour le pouvoir. DR

Sarah (Rachel Weisz) et Abigail (Emma Stone)
en lutte pour le pouvoir. DR

On attendait avec curiosité de voir comment Lanthimos allait s’emparer d’une odyssée historique pleine de cris et de fureur, fussent-ils feutrés. En restant fidèle à sa manière de planter les décors et de saisir, en quelques plans, l’hystérie d’une situation, le cinéaste nous tient en haleine tandis que deux courtisanes se battent, en toute cruauté, pour les faveurs d’une reine. Ah, les séances de tir au pigeon auxquelles Sarah invite Abigail en lui lançant « Allons, tuer quelque chose ! » avant de la braquer avec un pistolet chargé à blanc : « On a parfois du mal à se souvenir s’il y a une balle… » A bon entendeur. Mais on verra qu’avec l’entreprenante Abigail, la redoutable Sarah va avoir du pain sur la planche. D’autant que la reine Anne devient vite le jouet de deux vipères rivales. Et qui s’y connaissent pour faire perdre pied à Anne dans des jeux saphiques qui lui apportent quelque réconfort. « Venez me masser les jambes ! » réclame cette femme fragile qui se déplace, la plupart du temps, dans un fauteuil roulant et réussit à se perdre dans son palais, pleurant alors comme une enfant perdue.
Du point de vue de la mise en images, La favorite joue pleinement avec l’espace luxueusement flamboyant du palais royal, sorte de cour de récréation où trottent les lapins – « mes bébés », dit-elle- de la reine tandis qu’ailleurs, on bombarde un homme emperruqué mais nu comme un ver d’oranges sanguines ou encore que les nobles organisent des courses de canards… Quant aux interminables couloirs et escaliers, ils figurent aussi l’ascension d’Abigail, partie des cuisines au sous-sol pour atteindre les sommets.

Nicholas Hoult (au centre), un Harley poudré. DR

Nicholas Hoult (au centre), un Harley poudré. DR

Jouant avec les ralentis, les grands angles et les rotations à 360° qui agrandissent soudain le champ pour révéler toute une énorme pièce autour d’un personnage, Lanthimos parvient, avec brio, à prendre ses distances avec le film historique pour peaufiner des clairs-obscurs de tableaux flamands d’où pourraient surgir diverses félonies. Comme pour donner une originalité supplémentaire au récit, le cinéaste l’a chapitré avec, successivement, « Cette boue empeste », « Je crains la confusion et les accidents », « Et si je coulais en m’endormant », « Eviter l’infection », « En rêve, je vous ai poignardé à l’œil » etc. A priori, ce n’est pas capital pour la compréhension de l’intrigue mais ces notations aiguisent surtout la curiosité…
Au milieu des hommes poudrés, excités par la beauté de Sarah et Abigail autant que par leur influence sur la reine, Anne est une figure passionnante parce qu’elle oscille constamment entre le panache et le pathos. Accablée par le deuil (elle a perdu 17 enfants !), les accès de goutte, sa myopie, son embonpoint (son « amie » Sarah la traite volontiers de blaireau), son manque de grâce et d’assurance, cette reine qui avoue « Tout me fait mal » est l’objet tragique d’une lutte de pouvoir entre Sarah qui aime probablement vraiment Anne et Abigail qui s’applique à lui faire tourner la tête pour s’arracher définitivement à son statut de déclassée… S’appuyant beaucoup sur le corps de la reine, jouant de sa gaucherie et de ses lamentations mais aussi de sa sensualité, l’excellente Olivia Colman (qui a pris des kilos pour le rôle) compose une souveraine qui n’a pas assez confiance en elle mais qui sait cependant l’étendue de son pouvoir.

Un bal et une danse extravagante au palais. DR

Un bal et une danse extravagante au palais. DR

Au côté d’Olivia Colman, Lanthimos organise l’affrontement entre Sarah et Abigail sans faire de l’une ou de l’autre la méchante ou la victime ou alors en déplaçant sans cesse le jugement qu’on peut porter sur elles. La brune Rachel Weisz est une Lady Sarah intelligente et brillante, véritable femme politique moderne qui tient le pays entre ses mains. Vacharde et sachant porter ses attaques avec fiel, Sarah qui n’avait pas connu de rivale jusque là, sous-estime le pouvoir de nuisance d’Abigail. Avec cette servante émergeant de la boue, la blonde Emma Stone a construit une étonnante figure d’arriviste qui a compris que c’est en apaisant la reine, en la charmant pour mieux la dominer, qu’elle réussirait son ascension…
Aux Oscars qui seront décernés le 24 février prochain, La favorite compte dix nominations dont celles de meilleure actrice pour Olivia Colman alors que Rachel Weisz et Emma Stone sont en concurrence pour le meilleur second rôle féminin. Gageons que Yorgos Lanthimos pourrait bien décrocher cette statuette qui manque encore sur les étagères de sa bibliothèque… En tout cas, même sans Oscar, son nouveau film est une belle réussite.

LA FAVORITE Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 2h) de Yorgos Lanthimos avec Olivia Colman, Rachel Weisz, Emma Stone, James Smith, Mark Gatiss, Nicholas Hoult, Joe Alwyn, Emma Delve, Jennifer White. Dans les salles le 6 février.

 

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