La passion de Fatima, la fuite d’un nazi, l’accent de Pagnol et un homme dans un monde démesuré  

"La petite...": Fatima (Nadia Melliti, à droite) avec sa mère et ses soeurs. DR

« La petite… »: Fatima (Nadia Melliti, à droite) avec sa mère et ses soeurs. DR

CHEMIN.- Dans la salle de bain du petit appartement de ses parents, quelque part dans une banlieue, Fatima accomplit ses ablutions rituelles. Alors que le jour se lève, couverte d’une voile, la jeune fille fait sa prière avant de rejoindre sa mère et ses deux grandes sœurs pour manger des crêpes au chocolat et rigoler des choses de la vie. Sur la moto d’un copain, Fatima rejoint son lycée, retrouve ses copains-frères qui ne cessent de parler de sexe. Elle est bonne élève et prépare son bac avec application pour rejoindre ensuite une fac de philosophie. Dans une coursive sombre, Fatima est attendue par un garçon qui voudrait bien l’épouser mais elle élude. Au lycée, Ryan se fait traiter de pédale et réagit brutalement en accusant Fatima d’être lesbienne…
Sur un site de rencontres, sous le pseudonyme de Linda, Fatima fixe un rendez-vous à une femme. Dans une voiture, dans la nuit d’un terrain vague, tandis que Fatima ne fait qu’écouter, cette femme lui explique, assez crûment, des choses à apprendre. Dans un bar, sous un autre pseudonyme, Fatima drague encore, un peu moins timidement, une fille.
Comme elle souffre d’asthme, Fatima participe à une session dirigée par un pneumologue. C’est là qu’elle croise Ji-Na (Ji-Min Park), une jeune infirmière d’origine coréenne. Entre les deux jeunes femmes, un fort sentiment amoureux prend forme…
Troisième long-métrage d’Hafsia Herzi en tant que réalisatrice, après Tu mérites un amour en 2019 et Bonne mère en 2021, La petite dernière (France – 1h47. Dans les salles le 22 octobre) est le beau portrait d’une jeune femme qui s’émancipe de sa famille et de ses traditions. Et qui se met à questionner son identité. Comment concilier sa foi avec ses désirs naissants mais puissants.
Comédienne de talent (déjà césarisée à deux reprises pour La graine et le mulet (2007) de Kechiche puis pour Borgo (2023) de Demoustier) Hafsia Herzi s’impose désormais comme une cinéaste habile et chevronnée. L’amour lesbien est-il soluble dans l’islam ?

"La petite..." une tendre étreinte entre Ji-Na (Ji-Min Park) et Fatima. DR

« La petite… » une tendre étreinte
entre Ji-Na (Ji-Min Park) et Fatima. DR

En s’appuyant sur le roman éponyme de Fatima Daas, paru en 2020, la cinéaste raconte l’itinéraire d’une jeune femme mal à l’intérieur : « Pour autant, elle ne se cherche pas, elle sait qui elle est et par qui elle est attirée sexuellement. Mais elle ressent de la culpabilité par rapport à sa religion, à sa famille et à elle-même. Je pense qu’elle ne s’aime pas vraiment. Elle est dans une dualité; à la fois mal à l’aise avec son homosexualité et totalement désireuse de la vivre pleinement. »
En rythmant son film au fil des saisons puisque cette histoire se déroule sur une année, Hafsia Herzi suit au plus près -en multipliant les gros plans- cette Fatima tiraillée dont le mot « lesbienne » déclenche l’agressivité. Car il lui fait entendre ce qu’elle est mais n’est pas totalement encore prête à être. En posant le mot, c’est comme si le secret s’effondrait.
Ecartelée entre tradition et modernité, Fatima est dans une quête douloureuse (sa visite chez l’imam est rude) et elle vit un rejet silencieux qui la martyrise. Mais, malgré le poids écrasant qui s’exerce sur elle, Fatima, sous sa casquette de base-ball, est combattive, résiliente et surtout digne.
Avec La petite dernière, la cinéaste donne un film rare sur une femme lesbienne, arabe et musulmane. « Elle se fait, dit-elle, ses propres expériences en allant au-devant de sa vie, de sa sexualité, avec le courage nécessaire. C’est un chemin, certes pas simple, vers la lumière. » Pour porter son personnage, Hafsia Herzi a trouvé, dans un casting sauvage, Nadia Melliti dont c’est le premier rôle au cinéma. Avec son masque de princesse nubienne, la jeune femme, couronnée du prix d’interprétation au dernier festival de Cannes, est une Fatima souvent minérale (l’un de ses sœurs dit : « Elle a zéro féminité ») dont on va voir naître le sourire. Et c’est beau !

"La disparition...": Mengele (August Diehl), un nazi en fuite. DR

« La disparition… »: Mengele (August Diehl),
un nazi en fuite. DR

MASQUE.- Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Josef Mengele, celui que ses victimes au camp d’extermination d’Auschwitz surnommaient l’ « ange de la mort» parvient à s’enfuir en Amérique du Sud pour refaire sa vie dans la clandestinité. De Buenos Aires au Paraguay, en passant par le Brésil, Mengele, sous différentes identités, va organiser sa méthodique disparition pour échapper à toute forme de procès. Quitte, cependant, à revenir en Allemagne pour retrouver brièvement sa famille demeurée influente. Mais c’est évidemment dans la torpeur des villes sud-américaines ou dans des campagnes désolées que Mengele ressemble à un angoissant fantôme.
Dans La disparition de Josef Mengele (Allemagne – 2h16. Dans les salles le 22 octobre), le cinéaste russe Kirll Serebrennikov suit au plus ce criminel de guerre notoire, un homme qui apparaît traqué en permanence, toujours aux aguets, toujours en train de se fabriquer un personnage jusque dans son apparence physique et vestimentaire, persuadé que le Mossad est à ses trousses. Ce faisant, le réalisateur né à Rostov-sur-le-Don, dans le sud-ouest de la Russie mais vivant, depuis 2022, en exil à Berlin, poursuit sa quête de personnages « extrêmes », qu’il s’agisse d’Antonina Milioukova dans La femme de Tchaïkovski (2022) et plus encore de l’extravagant Edouard Limonov dans Limonov, la ballade (2024).
Incarné par un August Diehl (Le jeune Karl Marx, Inglourious Basterds) méconnaissable, Mengele est un monstre aux abois pour lequel Serebrennikov ne manifeste aucune compassion même s’il amène le spectateur, dans le derniers tiers du film, à entrer dans sa tête. Un type sinistre qui ne se considère pas du tout comme l’incarnation du Mal absolu. « Il y avait plein d’autres médecins à Auschwitz, pourquoi devrais-je être l’emblème du Mal ? » soupire-t-il, presque excédé.

"La disparition...": un retour en Allemagne. DR

« La disparition… »: un retour en Allemagne. DR

Avec ce film tourné dans un noir et blanc (volontairement) crade, le metteur en scène demande au spectateur de « mettre le masque de Mengele sur lui-même pour comprendre que le chemin qui va de l’homme ordinaire au criminel et au sadique peut être très court. » Il s’applique aussi à montrer que, comme le disait Sartre, que l’enfer, c’est les autres, en l’occurrence, ici, tous ceux qui, en connaissance de cause, ont aidé, soutenu, caché Mengele, soit par fidélité aux thèses nazies, soit par l’appât du gain.
Le film, adaptation de son livre éponyme paru en 2017, a été validé par Olivier Guez après quelques modifications. Récompensé par le prix Renaudot, l »écrivain strasbourgeois s’est documenté et a travaillé trois ans sur cet officier SS. Au Monde, Olivier Guez déclara : « Je vivais avec lui, avec ce personnage abject, d’une médiocrité abyssale. Je montais sur le ring. Je l’affrontais. Les six premiers mois, il m’arrivait de crier son nom la nuit ». Le spectateur, lui aussi, notamment avec une insoutenable séquence, à la manière d’un film amateur en couleurs, sur Mengele à l’oeuvre dans sa salle d’expérimentation d’Auschwitz, a le coeur au bord des lèvres. Mais La disparition… est probablement utile aujourd’hui, alors que d’aucuns remettent en cause la réalité de la Shoah.

"Marcel...": Le petit Marcel encourage Pagnol. DR

« Marcel… »: Le petit Marcel
encourage Pagnol. DR

PROVENCE.- Marcel Pagnol n’est pas heureux. Pire, il se sent vieux. Alors, enfermé dans son bureau, l’académicien bricole une machine au mouvement perpétuel et ronchonne : « Ici, au moins, les lettres françaises me foutront la paix ! » Un jour de 1956, il rencontre Pierre Lazareff. Le mythique patron de France-Soir est accompagné de son épouse Hélène qui dirige Elle et qui lui propose d’écrire un feuilleton littéraire pour son magazine. Pour raconter son enfance, sa Provence, ses premières amours. En rédigeant les premiers feuillets, l’enfant qu’il a été autrefois, le petit Marcel, en version plus jeune de lui, apparaît soudain à ses côtés. Marcel Pagnol est alors au faîte de sa gloire et il va s’immerger dans ses riches souvenirs…
Depuis le beau succès des Triplettes de Belleville (2003), on connaît le cinéma de Sylvain Chomet. Et on a aimé aussi son animation dans L’illusionniste (2010) tiré d’un scénario inédit de Jacques Tati. Avec Marcel et Monsieur Pagnol (France – 1h 30. Dans les salles le 15 octobre), le cinéaste fait la part belle au plus grand conteur de tous les temps en lui offrant de devenir le héros de sa propre histoire.
Cette aventure-là, c’est celle de la littérature, du théâtre et enfin du cinéma. Pour le petit Marcel, le vieil homme va se mettre à explorer sa vie et à revivre les plus belles rencontres et les plus beaux souvenirs. Reviennent ainsi la table familiale, un père pauvre mais honnête, une mère trop tôt disparue et un gamin en colère à qui la pratique de la boxe vaudra un nez cabossé. Voilà Pagnol prof d’anglais muté à Paris, vivant dans un hôtel de passe avec le moral dans les chaussettes. Un ami l’entraînera à une soirée où Pagnol rencontre Orane Demazis et tombe sous son charme…

"Marcel...": Pagnol en pause sur un tournage avec Fernandel et Raimu. DR

« Marcel… »: Pagnol en pause sur un tournage avec Fernandel et Raimu. DR

Contacté par deux producteurs pour confectionner quelques parties animées dans un documentaire sur Pagnol, Chomet a constaté que seules les séquences animées suscitaient l’intérêt. « Tout le monde, dit le cinéaste, était bouleversé de revoir Pagnol, Raimu et Fernandel reprendre vie ! J’ai donc décidé de me servir des connaissances obtenues avec le projet de documentaire pour écrire un biopic entièrement animé. »
Réalisée pour la première fois en numérique, voici une aventure humaine dans laquelle on plonge avec un vrai plaisir tant le dessin est plaisant et l’animation élégante. Ensuite, il suffit de se laisser emporter, au gré des pièces de théâtre, des amours du maître ou de l’invention du cinéma parlant dans le sillage de personnages (forcément) truculents. On aime entendre le grondement de Raimu quand il déclare : « Je vais te le faire ton boulanger cocu ! » ou encore qu’avec le Marius de Pierre Fresnay, « un Alsacien peut faire un bon Marseillais… » On aime écouter aussi, avec l’accent, Pagnol (avec la voix de Laurent Lafitte) dire : « Je suis né dans la ville d’Aubagne, sous le Garlaban couronné de chèvres, au temps des derniers chevriers… » Voilà du cinéma qui fleure bon le soleil de la garrigue !

"L'homme...": Paul (Jean Dujardin" rapetisse. DR

« L’homme… »: Paul (Jean Dujardin) rapetisse. DR

FINITUDE.- Paul est un homme ordinaire qui partage sa vie entre son entreprise de construction navale, sa femme Elise, et leur fille Mia. Lors d’une sortie en mer, Paul se retrouve confronté à un étrange phénomène météorologique inexpliqué. Dès lors, Paul rétrécit inexorablement, sans que la science ne puisse lui expliquer quoi que ce soit, pire sans lui être d’aucun secours. « On se tasse toujours un peu avec l’âge » avance une blouse blanche. Dans sa belle maison, surplombant les dunes et l’océan, Paul tente de survivre tout en rapetissant de plus en plus. Elise fait ce qu’elle peut : « Tu veux aller où, Paul ? » Et Paul de répondre, amer, « Dans un cirque ? ». Quand, par accident, il se retrouve prisonnier dans sa propre cave, et alors qu’il ne mesure plus que quelques centimètres, il va devoir se battre pour survivre dans un environnement banal devenu hostile. Paul va se retrouver confronté à lui même, à sa force vitale, celle qui le pousse à continuer à vivre et avancer vers le mystère.
En 1956, pour Universal, major spécialisée dans le fantastique, Jack Arnold signait The Incredible Shrinking Man qui allait devenir un film-culte pour des générations de cinéphiles. Parmi ceux-ci figure Jean Dujardin ! Désireux depuis longtemps de se frotter à son tour à ce récit initiatique doublé d’un film d’aventure.
Pour L’homme qui rétrécit (France – 1h35. Tout public avec avertissement. Dans les salles le 22 octobre), Jan Kounen s’appuie autant sur le film que sur le classique du romancier américain Richard Matheson, plaçant d’entrée une citation : « Nous sommes des voyageurs ignorants dans un cosmos dont les secrets nous dépassent… »

"L'homme...": dans un environnement hostile. DR

« L’homme… »: un environnement hostile. DR

«  Il m’est apparu, dit le cinéaste, un horizon de mise en scène, une idée qui a été le guide de l’écriture, ne pas faire « l’homme qui rétrécit », mais « l’homme qui vit dans un monde qui chaque jour s’agrandit ».
En effet, tandis que Paul voit sa taille se réduire, l’agrandissement du monde dans lequel il vit se transforme en un voyage sensoriel où le malheureux va mesurer une solitude toujours plus immense. Elise (Marie-Josée Croze) et Mia (Daphné Richard) disparaissent de son univers pour la simple raison qu’il lui est impossible de communiquer avec elles. La cave, avec sa chaudière, ses cartons, son escalier désormais monumental, son aquarium illuminé, devient un endroit « invivable » et soudain terrifiant lorsque le chat de la maison passe par là ou qu’une araignée quitte sa toile pour attaquer Paul. Avec une aiguille devenue sabre, le microscopique humain tente de se défendre. Tout en s’interrogeant sur sa finitude et en se disant qu’il est temps de regarder la mort dans les yeux. Paul (Jean Dujardin crédible) regarde alors le ciel au-delà de la fine grille du soupirail. Dehors, la nature est une jungle. Paul n’a plus peur. Sous la voûte étoilée, il a compris que l’humain n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Et c’est assez émouvant.

Le pianiste bouleversé et le flic fatigué  

"Deux pianos": Claude (Nadia Tereszkiewicz) et Mathias  (François Civil).

« Deux pianos »: Claude (Nadia Tereszkiewicz)
et Mathias (François Civil).

MUSIQUE.- Après une longue période passée à se produire et à enseigner au Japon, Mathias Vogler, pianiste virtuose, est de retour en France. Il revient à Lyon où l’attend Elena, elle aussi, musicienne de grand talent, qui fut autrefois son professeur. Celle-ci tient à ce que Vogler reprenne une carrière de soliste et l’accompagne notamment dans ses prochains concerts à l’Auditorium de Lyon. Après une réception chez Elena, Vogler croise, au sortir de l’ascenseur de l’immeuble, une jeune femme blonde. Leurs regards se croisent. La jeune femme s’éloigne. Mathias Vogler est pris de malaise et s’effondre au sol… Revenu à lui et bouleversé, Mathias ne sait plus à quel saint se vouer, d’autant qu’il se pose aussi nombre de questions sur les choix à faire pour sa carrière. En se promenant dans un parc, le pianiste croise Simon, un petit garçon. Pétrifié, il le regarde jouer sous la surveillance de sa nounou. Le gamin fait une chute, se blesse légèrement. Vogler le suit tandis que sa gardienne l’emmène chez le pharmacien. De retour au domicile de sa mère, le musicien fouille dans les boîtes contenant des photos de son enfance. Le gamin croisé dans le parc lui ressemble comme deux gouttes d’eau. La rencontre avec ce double plonge Mathias dans une frénésie qui menace de le faire sombrer. Pire, elle le mènera à Claude, son amour de jeunesse.
Avec Deux pianos (France – 1h55. Dans les salles le 15 octobre), Arnaud Desplechin est de retour au cinéma après Spectateurs ! (2024), une fiction censé « célébrer les salles de cinéma et leur magie multiple ». Des aventures et préoccupations de ses personnages, le réalisateur dit : « Ce sont des histoires de monades qui se rencontrent, s’étreignent pour fuir leur solitude avant d’y retourner. Mais cette solitude est évidemment une force pour chacun d’eux. »

"Deux pianos": Mathias et Simon (Valentin Picard). Photos Emmanuelle Firman

« Deux pianos »: Mathias
et Simon (Valentin Picard).
Photos Emmanuelle Firman

Loin du Nord, qui est le terreau de nombre de ses œuvres, Desplechin, dans un mélodrame de l’intime, s’attache à des êtres en souffrance. C’est évidemment le cas de Vogler qui navigue entre ses regrets (une carrière précoce, l’exil et l’enseignement, reprendre les concerts, ou l’avenir plus terne de chef de chant) avant de déposer les armes aux pieds de Claude. C’est vrai aussi pour cette femme qui avait deux amants, qui est tombée enceinte très jeune et a décidé d’avoir un enfant sans plus se poser de questions. Effrayée par elle-même, elle s’est jetée dans les bras du hasard et a laissé le destin choisir à sa place. C’est vrai encore pour l’arrogante Elena qui décide de rendre les armes…Avec une caméra très en mouvement, le cinéaste les observe au plus près, interrogeant aussi la liberté que l’on peut avoir ou pas dans les sentiments. Desplechin fait sienne, la phrase de Judith, l’amie de Claude : «Le malheur, c’est une perte de temps». Enfin, l’auteur d’Esther Kahn (2000), de Rois et Reine (2004) ou de Roubaix, une lumière (2019) se penche, avec émotion et tendresse, sur le lien qui unit Mathias et le petit Simon… Loin de son D’Artagnan flamboyant, François Civil est, ici, tout en retenue et en silences, un artiste et un père en quête de résilience. Autour de lui, on retrouve avec plaisir autant Charlotte Rampling (Elena) que Nadia Tereszkiewicz (Claude), Alba Gaïa Bellugi (Judith) ou encore Hippolyte Girardot en agent et ami…

"Chien 51": Salia (Adèle Exarchopoulos) et Zem (Gilles Lellouche). DR

« Chien 51″: Salia (Adèle Exarchopoulos)
et Zem (Gilles Lellouche). DR

ALMA.- Patron d’une grosse société qui a développé le programme d’intelligence artificielle Alma, déployé dans tous les services de police, Kessel est abattu alors qu’il rentre chez lui. C’est le branle-bas de combat dans la capitale. Tous les services sont sur les dents et le ministre de l’Intérieur promet une résolution rapide de l’affaire. Flic fatigué et insomniaque, Zem Brecht, fonctionnaire dans la zone 3, est mis sur le dossier d’autant que les morts violentes se succèdent. Bientôt, Zem va être « verouillé ». Plus question d’enquêter. On lui colle dans les pattes, une certaine Salia Malberg, flic d’élite oeuvrant dans la zone 2, qui reprend l’affaire. Mais sans réussir à avancer beaucoup plus qu’un Zem qui regarde, avec un rien d’ironie, sa « collègue » se démener comme elle peut dans une histoire qui a tout du parfait bourbier…
Connu pour ses deux succès que sont Bac Nord (2021) et Novembre (2022) sur l’enquête policière pendant les cinq jours qui suivi les attentats du 13 novembre 2015 en France, Cédric Jimenez remet, ici, le couvert avec, cette fois, un thriller dystopique puisqu’il se déroule dans le Paris de 2045. La capitale est désormais coupée en trois zones correspondantes aux classes sociales. Plus question de passer d’un secteur à un autre sans montrer patte blanche…

"Chien 51": John Mafram (Louis Garrel). DR

« Chien 51″: John Mafram (Louis Garrel). DR

Chien 51 (France – 1h46. Tout public avec avertissement. Dans les salles le 15 octobre) démarre, sur les chapeaux de roues, c’est le cas de le dire, avec une course-poursuite nocturne dans la ville. On a d’emblée l’impression d’être dans un jeu vidéo d’autant que ça va se mettre à défourailler dans tous les sens. Le futur sera violent ou il ne sera pas ? Pour ce film à gros budget (42 millions d’euros) qui se place à la deuxième marche du podium des films français les plus chers à sortir en 2025, juste derrière Dracula de Luc Besson (45 millions), le cinéaste adapte le roman éponyme, paru en 2022, de l’écrivain français Laurent Gaudé.
Dans un univers crépusculaire qui fait souvent penser à celui de Blade runner (on ne dira jamais assez l’impact du film de Ridley Scott sur l ‘imaginaire SF) Chien 51 s’intéresse d’abord à un de ces flics quasiment à la dérive que le cinéma apprécie souvent. Zem Brecht a tout vu, tout bu, tout lu. Toujours en retard au boulot, on ne lui en fait pas spécialement grief parce qu’on sait bien que c’est un bon. D’autant plus que l’assassinat de Kessel ressemble de plus en plus à un complot dans lequel un certain John Mafram semble avoir un rôle majeur. Pour la résolution de cette histoire, Zem aura bien besoin de l’aide du commandant Malberg, une cabossée de la vie comme lui. Autour de ces deux personnages, Cedric Jimenez organise une aventure qui a le mérite de ne jamais se relâcher en multipliant les pistes. D’autant que Gilles Lellouche (Zem), fidèle du cinéaste, et Adèle Exarchopoulos (Salia) font le job avec application. Pourtant, cette dystopie qui met face à face l’humain et la machine IA, ne parvient pas vraiment à nous emballer. Comme si, curieusement, on avait déjà vu tout ça.

Et ils entrèrent dans l’histoire du cinéma !  

Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck) dans les bureaux des Cahiers du cinéma.

Jean-Luc Godard (Guillaume Marbeck)
dans les bureaux des Cahiers du cinéma.

Voilà bien un film qui met en joie ! On a beaucoup aimé -sans être, pour le moins du monde, maso- prendre des baffes (cinématographiques!) dans la figure avec Sirat, Oui ou Une bataille après l’autre. Mais c’est une autre sensation que nous invite à partager Nouvelle vague, celle des souvenirs cinéphiliques en se penchant sur le tournage, peu banal, du A bout de souffle de Jean-Luc Godard.
Remarqué pour Boyhood (2014… mais tourné sur une période de 12 ans!) ou encore la trilogie Before (1995-2013, l’Américain Richard Linklater est connu, comme Woody Allen ou Quentin Dupieux, pour tourner avec une régularité quasi annuelle. Et d’ailleurs Nouvelle vague n’est plus son dernier film puisque, le 17 octobre prochain, sort sur les écrans américains, Blue Moon, biopic sur le parolier Lorenz Hart, complice pour nombre de comédies musicales à succès, du compositeur Richard Rodgers…
A propos de Nouvelle vague, son premier film entièrement tourné en français, le cinéaste texan de 65 ans, dit : « Je pense que tout réalisateur en activité depuis un certain temps devrait, à un moment de sa carrière, réaliser un film sur la fabrication d’un film. C’est légitime de vouloir aborder ce sujet compliqué et obsédant auquel on consacre sa passion et sa créativité. Mais quelle est la bonne approche, comment trouver le bon ton ? Est-ce possible de faire mieux que La nuit américaine ? C’est peu probable.»
Au fil des ans, dit-il, ses réflexions le ramenaient toujours au moment de son premier film, à cette joie absolue qui consiste à pouvoir enfin condenser des années d’idées cinématographiques et d’obsessions dans un film. « C’est une expérience que l’on ne vit qu’une fois, évidemment. Nul n’est jamais prêt à affronter les batailles physiques et mentales qui en découlent : l’affrontement entre une confiance extrême et une profonde insécurité due au manque d’expérience, la passion inépuisable qui chaque jour se confronte à l’instabilité d’un travail qui implique tellement de gens, ayant chacun leur personnalité et leurs besoins. »

Jean-Luc Godard et Jean Seberg (Zoey Deutch).

Jean-Luc Godard et Jean Seberg (Zoey Deutch).

Et lorsque Jean-Luc Godard (1930-1922) est mort, Linklater s’est dit qu’il était temps de faire ce film. L’histoire de Godard tournant A bout de souffle, racontée dans le style et l’esprit de Godard tournant A bout de souffle.
Pour le metteur en scène américain, il ne s’agit pas de refaire le film de JLG mais de le regarder sous un autre angle, de plonger la caméra en 1959 et recréer l’époque, les gens, l’ambiance, traîner avec la bande de la Nouvelle vague.
De fait, Nouvelle vague n’est pas un film d’époque. C’est une épatante fiction dans laquelle on se glisse avec un bonheur égal à celui d’un spectateur heureux d’entrer dans une salle obscure. C’est d’ailleurs bien là que l’on retrouve déjà Suzanne Schiffman, François Truffaut, Claude Chabrol et Jean-Luc Godard. Déjà critiques de cinéma, pas encore cinéastes mais décidés à vite le devenir. D’autant, comme le dit JLG, que « la meilleure façon de critiquer un film, c’est de faire un film ».
C’est un Godard torturé que montre Nouvelle vague. Même si quelqu’un glisse « C’est lui le vrai génie. Enfin c’est qu’il vous dira », JLG pense que c’est trop tard. Certes, il a tourné un court-métrage (mais « un court-métrage, c’est de l’anticinéma ») alors que ses amis des Cahiers ont signé, qui Le beau Serge, qui Les 400 coups. Le film de Truffaut ira à Cannes. Godard aussi, en piquant des francs dans la caisse des Cahiers. Tandis que Jean-Pierre Léaud court vers la mer et que l’image se fige, le festival fait une ovation à Truffaut. Sur les éternelles lunettes noires de Godard, s’imprime l’image d’Antoine Doinel. Cocteau confie à Truffaut que « L’art n’est pas un passe-temps, c’est un sacerdoce ». Ce sera vrai aussi pour Godard. « Soit tu le fais, soit tu te tais », le tance Suzanne Schiffman, emblématique figure de la Nouvelle vague. Il le fera. Grâce au producteur Georges de Beauregard. Parce que, pour faire un film, on a juste besoin d’une fille et d’un flingue. La fille, JLG la voit sur une page des Cahiers. « On n’aura jamais Jean Seberg ». Il l’aura même si, tout au long de leur aventure commune, la comédienne se demandera ce qu’elle fait là, râlant ainsi contre l’absence de son direct : « Si c’était en son direct, il ne pourrait pas parler pendant les prises ». Mais c’est bien sa Patricia qui prononce ce mot devenu le symbole du film et du mouvement qu’il a engendré : « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? »

On tourne...

On tourne…

Quant à Michel Poicard, celui qui porte le flingue, ce sera Jean-Paul Belmondo, fringant boxeur et joyeux boute-en-train (Pense-t-il que le film ne sortira jamais?) auquel son agent, Blanche Montel, assure qu’il fait la pire erreur de sa vie. « C’est suicidaire pour ta carrière. Fais plutôt le prochain Duvivier. C’est moins de travail et plus d’argent… » Quant à Godard, il lance : « S’il veulent la nouvelle vague, donnons leur un raz-de-marée ! » C’est bien que ce qu’A bout de souffle sera.
Godard disposera de vingt jours pour tourner son premier long et Richard Linklater raconte, au fil des journées, un tournage pas comme les autres, Godard affirmant commencer chaque journée sans savoir ce qu’il va filmer. « Moteur, Raoul ! Ca tourne, Jean-Luc ! »
Raoul, c’est Raoul Coutard, le fameux chef op’. Et il est l’un des très nombreux personnages réels qui traversent Nouvelle vague. On y croise ainsi Juliette Greco et Jean-Pierre Melville, Robert Bresson et Roberto Rossellini qui conseille : « Il ne faut filmer que dans un état d’urgence et de nécessité ! ». Et il y a tout ceux qui sont auprès de Godard, Truffaut évidemment scénariste du film mais également Pierre Rissient, François Moreuil, Jacques Rivette, Richard Balducci, José Bénazéraf, Daniel Boulanger…

Belmondo (Aubry Dullin) dans le plan de la mort de Michel Poicard. Photos Jean-Louis Fernandez

Belmondo (Aubry Dullin) dans le plan
de la mort de Michel Poicard.
Photos Jean-Louis Fernandez

Porté par des comédiens qu’on ne connaît pas encore mais qui parviennent à se glisser avec brio dans leurs personnages (Guillaume Marbeck a trouvé le chouintement caractéristique de la voix de JLG et Zoé Deutch est une Seberg radieuse en « sainte et pécheresse »), Nouvelle vague permet aussi à Linklater d’aligner les aphorismes si chers à Godard, ainsi « Nous contrôlons nos pensées, qui ne veulent rien dire, mais pas nos émotions, qui veulent tout dire ».
Aux accents de Scoubidou de Sacha Distel ou de Tout l’amour de Dario Moreno, voici une plongée allègre et tourmentée dans le 7e art. « Ce sera le pire film de l’année. Ils vont détester ! » pronostique l’équipe du film. Ils auront tout faux. Comme le disait Gauguin, « l’art c’est soit du plagiat soit la révolution ». Ce sera la révolution.

NOUVELLE VAGUE Comédie dramatique (France – 1h45) de Richard Linklater avec Guillaume Marbeck, Zoey Deutch, Aubry Dullin, Adrien Rouyard, Anroine Besson, Jodie Ruth Forest, Bruno Dreyfürst, Benjamin Clery, Matthieu Penchinat, Paolo Luka-Noe. Dans les salles le 8 octobre.

Ils s’aimaient d’un aussi grand amour…  

Oh ! je voudrais tant que tu te souviennes
Des jours heureux où nous étions amis.
En ce temps-là la vie était plus belle,
Et le soleil plus brûlant qu’aujourd’hui.
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle.
Tu vois, je n’ai pas oublié…
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Les souvenirs et les regrets aussi
Et le vent du nord les emporte
Dans la nuit froide de l’oubli.
Tu vois, je n’ai pas oublié
La chanson que tu me chantais.
C’est une chanson qui nous ressemble.
Toi, tu m’aimais et je t’aimais
Et nous vivions tous les deux ensemble

Simone Signoret (Marina Foïs) et Yves Montand (Roschdy Zem), une vraie complicité. DR

Simone Signoret (Marina Foïs) et Yves Montand (Roschdy Zem), une vraie complicité. DR

La fameuse chanson écrite en 1946 par Prévert et Kosma disait aussi que «  la vie sépare ceux qui s’aiment, Tout doucement, sans faire de bruit… »
Or c’est là que l’aventure amoureuse de Simone Signoret et d’Yves Montand se distingue de beaucoup d’autres parce que, justement, ces deux-là ne se sont jamais séparés réellement. Comme le dit Diane Kurys, elle l’aimait plus que tout, il l’aimait plus que toutes les autres.
Dans les années 2000, une collection Les couples célèbres, aux éditions Acropole, racontait Cerdan et Piaf, Antoine et Cléopâtre, Napoléon et Joséphine, Sand et Chopin, Bacall et Bogart, Colette et Willy et donc, inévitablement la passion engagée de Montand et Signoret.
Que Diane Kurys ait eu envie de raconter cette belle histoire d’amour au long cours, n’a rien en soi de bien étonnant. Parce que l’aventure Montand-Signoret, sur les plans amoureux, artistiques et politiques, mérite autant l’intérêt que les biopics de Claude François (Cloclo, 2012), Edith Piaf (La môme, 2007), Dalida (Dalida, 2017) ou Charles Aznavour (Monsieur Aznavour, 2024) sans même parler du Johnny à venir par Cédric Jimenez et Raphaël Quenard dans le rôle du rockeur…
Diane Kurys qui retrouve, ici, le grand écran, sept ans après l’oubliable Ma mère est folle, donne, ici, une plaisante illustration de ce vrai sous-genre cinématographique qu’est le biopic. D’ailleurs, le film assume d’emblée la fiction en s’ouvrant dans les coulisses, devant des miroirs, où les comédiens s’apprêtent à entrer dans leurs personnages. Et ce sont évidemment des personnages plus grands que nature qui s’offrent à eux.
Et puis, on glisse à une interview où il est question de l’Oscar de la meilleure actrice remporté par Signoret, première Française à s’imposer pour la prestigieuse statuette, pour Room at the Top (Les chemins de la haute ville), le film anglais (1959) de Jack Clayton. Forcément, la comédienne en vient à parler de ce Montand qu’elle « essaye de ne pas quitter trop longtemps » pour dire « On s’aime et on s’aime bien ».

Dans l'intimité de deux monstres sacrés. DR

Dans l’intimité de deux monstres sacrés. DR

« Le point de départ, dit la cinéaste, c’était Simone Signoret. La femme, l’actrice. Il y a quelque chose de fascinant chez elle ; une force, une détermination, mêlées à une sorte de fragilité, de vulnérabilité. Avant de commencer à écrire, elle me semblait à la fois impressionnante et un peu pathétique. Les bons personnages sont toujours faits de ces contrastes. Ce sont leurs ombres qui définissent leurs contours, comme les frontières de certains pays inconnus. »
Diane Kurys qui a a travaillé cinq années durant sur ce film avec la scénariste Martine Moriconi (avec laquelle elle avait déjà fait un autre biopic, en l’occurrence Sagan en 2008) réussit à nous faire entrer dans les vies foisonnantes de deux monstres sacrés alors que Signoret travaille de moins en moins et boit de plus en plus tandis que Montand surfe sur les succès et aligne les conquêtes. Revient alors l’évocation de Marilyn Monroe et de la liaison passionnée née en 1960, pendant le tournage de Let’s Make Love (Le milliardaire) alors que les deux stars sont mariées, chacune de leur côté avec Arthur Miller et Simone Signoret. Et, sans réelle surprise, on comprend que ce fut une terrible souffrance pour cette dernière. Elle dira même : «J’aurai pu la tuer… »
Le film enchaîne les scènes où une Signoret, occupée à un tricot, fait répéter Montand tandis que celui-ci lui reproche : « C’est de ta faute si tu ne tournes pas… » et que l’autre souffle : « Personne ne veut plus de moi», celle où Montand parle avec Claude Sautet du travail sur Vincent, François, Paul et les autres, celle où le couple évoque, à l’occasion d’un voyage en URSS (où les gens ont une profonde tristesse dans le regard) les désillusions de son engagement à gauche, celle où ils évoquent, avec François Périer et leurs amis, la beauté de l’italien Nous nous sommes tant aimés, celle aussi où Simone Signoret se lance dans l’écriture du magnifique La nostalgie n’est plus ce qu’elle était, celle d’un anniversaire chez Prunier…

Simone Signoret, une femme qui a toujours eu peur. DR

Simone Signoret, une femme
qui a toujours eu peur. DR

Ainsi, au fil de deux heures de cinéma, s’enchaînent les jours et les heures d’un couple qui s’aime et se déteste à la fois. Car ce balancement lancinant entre ces deux sentiments traverse tout le film. Mais, tandis que le film avance, on note que Diane Kurys s’attache quand même davantage à cette Simone Kaminker, née en 1921 à Wiesbaden dans une famille d’origine juive polonaise devenue Signoret, fabuleuse de beauté dans Casque d’or (1952) de Jacques Becker.
« Je pense, dit la réalisatrice, qu’il y avait une volonté de jouir de la vie et aussi une sorte de paresse chez elle. Elle l’affirmait dans ses interviews : elle n’a pas voulu transformer son apparence et elle n’a pas fait d’effort pour perdre du poids. À l’inverse, Montand était très soucieux de son hygiène de vie. Simone s’est laissé aller, avec un côté autodestructeur. Je pense qu’elle cherchait peut-être à punir Montand pour ses trahisons. »
Alors Moi qui t’aimais montre, au-delà de l’alcool, des cigarettes, des rides, des kilos en trop, une femme en souffrance. Quand elle sent la fin venir, elle confie à Serge Reggiani, l’ami de toujours : « La vraie Simone, elle a eu peur toute sa vie. »

Simone avec Serge Reggiani (Thierry de Peretti), son ami de toujours. DR

Simone avec Serge Reggiani (Thierry de Peretti), son ami de toujours. DR

Bien sûr, la mise en scène de Diane Kurys n’est pas particulièrement remarquable mais ça reste du cinéma classique et propre et comme souvent c’est l’interprétation qui va faire la différence. Roschdy Zem nous laisse un peu dans l’expectative. Parfois, il est juste et parfois, on se dit que Montand n’est pas tout à fait là. Ce n’est pas le cas de Marina Foïs qui éclaire littéralement sa Simone Signoret en l’habitant pleinement. Cheveux gris, veste en laine ou gilet noir sur chemise blanche, Signoret est là, dans l’attente de son Montand toujours en vadrouille, professionnelle et sentimentale. « Ça me plaît bien d’avoir un homme qui plaît bien » glisse-t-elle. Mais est-ce bien vrai ? Plus tard, elle dit : « J’ai cru que tu ne reviendrais pas. Je t’aime. »
Enfin, il y a ce beau moment de cinéma où Signoret revient au cinéma pour incarner Madame Rosa dans La vie devant soi de Moshé Mizrahi. Signoret n’est plus au top des comédiennes françaises. Montand lui dit qu’elle n’aurait pas dû accepter ce rôle. Signoret doute d’elle. Elle songe à abandonner le film. Mais la profession lui offrira le César 1978 de la meilleure actrice. Un tatouage sur l’avant-bras qui rappelle qu’elle fut déportée à Auschwitz, Signoret se glisse dans la peau de cette ex-prostituée juive de Belleville qui dit au petit Momo : « J’avais peur que tu deviennes grand trop vite… » Signoret est pathétique. Marina Foïs est superbe.

TOI QUI M’AIMAIS Comédie dramatique (France – 1h59) de Diane Kurys avec Marina Foïs, Roschdy Zem, Thierry de Peretti, Vincent Colombe, Pauline Cassan, Raphaëlle Rousseau, Xavier Robic, Cécile Brune, Sébastien Pouderoux, Leonor Oberson, Timothée de Fombelle, Yuval Rozman. Dans les salles le 1er octobre.

Une Amérique à feu et à sang  

Pat Calhoun, alias Bob Ferguson (Leonardo DiCaprio), un révolutionnaire malmené. DR

Pat Calhoun, alias Bob Ferguson (Leonardo DiCaprio), un révolutionnaire malmené. DR

Quelque part en Californie, les French 75, un groupe révolutionnaire d’extrême gauche, organise la libération de migrants retenus dans un centre de détention. L’action violente est menée par Perfidia Beverly Hills, un combattante très déterminée et Pat Calhoun, alias Ghetto Pat, qui s’est fait une spécialité des explosions en tous genres… Pendant l’opération, la sculpturale Perfidia en profite pour humilier le capitaine Steven Lockjaw, le responsable du camp. Mais le militaire va alors développer une irrépressible fascination sexuelle pour la révolutionnaire…
Devenus amants, Pat et Perfidia poursuivent leurs actions, en compagnie d’une poignée de militants très résolus. Ils attaquent ainsi des bureaux de politiciens, braquent des banques ou font carrément sauter le réseau électrique d’une ville brutalement plongée dans le noir. Mais, en face, la police ne demeure pas les bras croisés. Lockjaw n’est pas le moins virulent et, lors d’une opération, il surprend Perfidia en flagrant délit de pose d’une bombe. Mais, bouleversé par cette femme qui avait eu une manière très particulière de le maîtriser, il décide de la laisser en liberté après qu’elle ait accepté une relation sexuelle dans un motel le soir même…
Après son dernier film réalisé en 2021, le surprenant Licorice Pizza (voir la critique sur ce site), Paul Thomas Anderson est de retour avec ce qui apparaît comme son film le plus cher et le plus commercial. Mais le cinéaste américain n’a pas perdu la main. Et il demeure égal à lui-même comme lorsqu’il traitait du cinéma X dans Boogie Night (1997), de la famille dans le tentaculaire Magnolia (1999), de la religion et du pétrole dans There Will Be Blood (2007) ou du drame d’un couturier-star dans le Londres des années cinquante avec Phantom Thread (2017).
Appartenant à la même génération de cinéastes que Soderbergh, Tarantino ou Fincher, Anderson se distingue par des films choraux qui ne craignent pas de se confronter au cinéma de genre. C’est encore le cas avec ce One Battle After Another qu’il adapte librement de Vineland, quatrième roman de l’auteur américain Thomas Pynchon, publié en 1990 au Etats-Unis. L’écrivain, aujourd’hui âgé de 88 ans, y contait la relation d’un agent du FBI, impliqué dans le projet COINTELPRO et d’une cinéaste radicale, experte en arts martiaux, le tout pour illustrer, entre humour et mélancolie, l’opposition entre résistance et réaction, qui, de l’ébullition sociale des années 1960 à la répression nixonienne, traverse cette période de l’histoire américaine.

Lockjaw (Sean Penn) en mauvaise posture. DR

Lockjaw (Sean Penn) en mauvaise posture. DR

Paul Thomas Anderson ne cite pas ce projet (illégal) du FBI organisé sous la houlette d’Edgar J. Hoover mais son dixième long-métrage évoque bien une « guerre » entre des révolutionnaires d’extrême gauche et une police déterminée à perturber, discréditer les activités des mouvements dissidents, y compris à « neutraliser » leurs meneurs.
De fait, comme le livre de Pynchon, le film d’Anderson, qui se déroule entre les années soixante et les années quatre-vingts, mêle l’uchronie, l’utopie, la satire politique, le polar, voire le western, avec en toile de fond, la lutte entre le bien et le mal.
De même que le récent Civil War (voir la critique sur ce site), c’est l’image d’une Amérique étrange et « malade » que présente Une bataille… Un pays en perte de repères devenu un champ de bataille où tous les coups sont permis entre les petits frères de la lointaine Bande à Baader et une armée qui a les coudées franches pour mettre à mal un ennemi qui la tétanise.
Avec un impressionnant brio dans l’écriture comme dans la mise en scène et une image de pellicule « à l’ancienne », Paul Thomas Anderson s’empare d’un matériau foisonnant. Car Perfidia, enceinte des œuvres de Lockjaw, va donner naissance à une petite Charlene. Pat ne réussira pas à la convaincre de vivre en famille. Pire, lors d’un nouveau braquage, Perfidia abat un garde, est capturée par la police qui la manipulera, sous la direction de Lockjaw, pour lui faire dénoncer ses anciens amis de la French 75. Les révolutionnaires seront contraints de faire profil bas. Pat et la petite Charlene vivront cachés sous les noms de Bob et Willa Ferguson dans le bled perdu de Baktan Cross. Seize ans plus tard, Bob est devenu paranoïaque et toxicomane. Il surprotège Willa, adolescente autonome et pleine de vie.

Willa (Chase Infiniti), une adolescente pourchassée. DR

Willa (Chase Infiniti),
une adolescente pourchassée. DR

De son côté, grâce à ses véhémentes actions anti-immigrés, Lockjaw a gravi les échelons de l’armée américaine. Ainsi, devenu colonel, il est approché par le Club des Aventuriers de Noël, une puissante société secrète de suprémacistes blancs. Mentant sur le fait de n’avoir jamais eu de relation interraciale, Lockjaw traque secrètement Willa afin de garder secrète sa relation passée avec Perfidia… Sous couvert d’une opération anti-immigration et anti-drogue, il va lancer ses troupes sur Baktan Cross pour retrouver Bob et Willa.
Film-fleuve qui n’a du blockbuster que l’apparence, Une bataille après l’autre va voir passer un chasseur de primes mutique mais pas si mauvais, une ancienne des French 75, qui va placer Willa dans un couvent de religieuses… révolutionnaires, un tueur mandaté par les suprémacistes pour faire toute la lumière sur les mœurs de Lockjaw ou encore le très zen Sergio St Carlos, le professeur d’arts martiaux de Willa et leader respecté de sa communauté…
Paul Thomas Anderson orchestre cette aventure sans laisser souffler le spectateur. Mieux, il lui offre d’intenses moments de bravoure comme une course-poursuite sur de longues routes droites en montées et en descentes. La violence explose brutalement dans tous les coins mais l’humour est néanmoins de la partie comme lorsque Ghetto Pat, alias Bob Ferguson, tente de joindre téléphoniquement les survivants de son réseau mais se trouve systématiquement rejeté parce qu’il ne se souvient plus du code nécessaire !

Benicio del Toro, un suave professeur d'arts martiaux. DR

Benicio del Toro, un suave professeur
d’arts martiaux. DR

Enfin, Une bataille… repose aussi sur une série de remarquables comédiens. Leonardo DiCaprio est un révolutionnaire hystérique puis, des années plus tard, un père paumé, stone, complètement à la ramasse mais qui saura se relever dans la défense de sa fille. Benicio del Toro campe benoîtement un professeur d’arts martiaux qui cache bien son jeu et enfin le formidable Sean Penn incarne un Lockjaw angoissant par sa raideur militaire, sa folie sexuelle et sa pure dangerosité !
Comme l’a dit Leonardo DiCaprio, voici une « fable politique avec l’énergie d ‘un cartoon ». On sort de là épuisé, étonné, inquiet et complètement ravi ! Décidément, après Sirat et Oui, deux films remarquables toujours à l’affiche, voici encore du sacré cinéma!

UNE BATAILLE APRES L’AUTRE Drame (USA – 2h 42) de Paul Thomas Anderson avec Leonardo DiCaprio, Sean Penn, Benicio del Toro, Regina Hall, Teyana Taylor, Chase Infiniti, Alana Haim, Wood Harris, Shayna McHayle. Tout public avec avertissement. Dans les salles le 24 septembre.

Des survivants en plein doute  

Un tortionnaire dans le van... DR

Un tortionnaire dans le van… DR

Une nuit, une voiture circule sur une route sans éclairage. A l’arrière, la petite Niloufar joue avec son doudou et réclame qu’on augmente le son de la radio parce qu’elle a envie de danser… A l’avant, la mère, enceinte, demande au père de lui faire ce plaisir. Soudain, un choc fait sauter la voiture. Dans la nuit, le père sort, tourne autour de l’auto, cherchant à voir ce qui a provoqué le choc. Probablement un chien errant. « Tu l’as tué ? » interroge la gamine. Quelques minutes, le véhicule a repris sa route. Plus loin, le conducteur avise un entrepôt et va demander de l’aide. Un employé se charge de voir ce qu’il en est… Pendant ce temps, depuis l’étage, Vahid, le responsable de l’entrepôt, jette un œil à cet automobiliste qui va et vient dans les lieux. N’en croyant pas ses yeux et ses oreilles, il est quasiment pris de malaise. Ce type qui clopine, ce grincement d’une prothèse, ça ne peut être qu’Eghbal que l’on surnommait «l’éclopé» dans la prison où Vahid a été détenu et maltraité pendant des semaines et des mois…
A Cannes, au mois de mai dernier, Jafar Panahi était de retour dans la compétition officielle, lui qui avait déjà montré, sur la Croisette, Le ballon blanc (1995) qui décrocha la Caméra d’or, Sang et or (2003), prix du jury à Un Certain regard, Ceci n’est pas un film (2011), Trois visages (2018), prix du scénario. Avec Un simple accident, le cinéaste iranien a décroché la récompense cannoise suprême. On aurait pu penser que cette Palme d’or était une manière de soutenir un artiste malmené par le régime des mollahs. De fait, Un simple accident est un excellent film qui n’a pas volé sa récompense. Ensuite, le débat sera toujours ouvert sur la question de savoir si tel film de la compétition mérite plus la Palme que tel autre… En son temps, Woody Allen avait dit qu’il viendrait en compétition, le jour où tous les cinéastes conviés traiteraient du même sujet. Mais ceci est une autre histoire.

Vahid (Vahid Mobassseri) se met à douter... DR

Vahid (Vahid Mobassseri) se met à douter… DR

Un simple accident est né au sortir du second emprisonnement, de juillet 2022 à février 2023, de Jafar Panahi. « Depuis le début, dit-il, mes films concernent ce qui se passe dans la société, dans l’environnement dans lequel je vis. Donc évidemment, quand on m’enferme durant sept mois dans ce milieu très particulier qu’est la prison, cela va se retrouver dans le cinéma que je ferai. »
Lors de la première arrestation, en 2010, du metteur en scène, aujourd’hui âgé de 65 ans, on l’interrogeait, en détention, sur le pourquoi de ses films et il répondait qu’il faisait des films en fonction de ce qu’il vivait. Ce premier passage en prison donna ainsi naissance à Taxi Téhéran (2015). A cause de sa seconde expérience de prison, Panahi s’est senti obligé, en sortant de geôle, de faire un film aussi pour ceux qu’ils avaient rencontrés en cellule. « Pour le scénario, dit le réalisateur, l’idée de départ est venue très vite. Je me suis demandé ce qui se passerait si l’un de ceux qui m’entouraient en prison, une fois sorti, mettait la main sur quelqu’un qui lui avait fait subir tortures et humiliations…. »
Et, c’est bien ce qui arrive au malheureux Vahid. Très vite convaincu de tenir son bourreau et ayant repris ses esprits, il décide d’en finir. Dans un coin désertique, il creuse une fosse, y allonge Eghbal, qui jure qu’il est innocent, et entreprend de le recouvrir de terre. Jusqu’au moment où le doute le saisit. D’autant que son prisonnier lui demande d’enlever sa prothèse pour constater que ses cicatrices sont récentes…

Quand les autorités passent par là... DR

Quand les autorités passent par là… DR

Commence alors une cavalcade rocambolesque qui serait purement cocasse si elle n’était pas tragique. Vahid va consulter Salar, un ami libraire qui secoue la tête : « On n’est pas comme eux. Laisse tomber ! » Devant l’insistance de Vahid (« Je ferai ce que j’ai à faire »), Salar lui donne l’adresse de Shiva, une photographe de mariage. Lorsque Vahid débarque chez elle, elle ne veut rien entendre. Toutes ces histoires sont derrière elle mais soudain, l’odeur d’Eghbal lui donne la nausée : « Il pue la sueur comme lui ! » Et voilà que Goli, la mariée en robe blanche dont Shiva tirait le portrait, s’emporte : « Il est où, ce salopard ? » En l’occurrence, dans un coffre caché dans la camionnette de Vahid ! Comme Shiva, Goli a aussi été martyrisée par celui que la prison surnommait « la guibole ». Hamid, un ex de Shiva, appelé à la rescousse, pète carrément les plombs et veut expédier le salaud ad patres. Passent encore par là, deux types en uniforme qui s’enquièrent de la camionnette de Vahid et en profite pour racketter toute la troupe. Et lorsque le téléphone sonne dans la poche du prisonnier endormi avec des sédatifs, les choses tournent complètement à l’aventure ubuesque. Car c’est la petite Nilofar qui réclame son père…

Que faire de l'encombrant Eghbal? DR

Que faire de l’encombrant Eghbal? DR

Jafar Panahi n’ayant pas demandé d’autorisation de tournage (qu’il n’aurait de toute façon pas obtenue), il a été contraint de maintenir les mêmes méthodes clandestines que pour ses précédents films. Cependant, on constate que, dans certaines scènes de rue, un certain nombre de femmes, dont Shiva et Goli, apparaissent sans foulard. Le cinéaste note ainsi que, depuis la mort de Mahsa Amini et le mouvement Femme-Vie-Liberté, le rejet du régime s’est généralisé. Souvent sans savoir par quoi le remplacer. « Cette désobéissance de masse, dit-il, était totalement inimaginable il y a encore quelques années, mais les scènes du film tournées en pleine rue avec les actrices sans foulard correspondent à l’état des choses aujourd’hui. Les femmes iraniennes ont imposé cette transformation. »
Les personnages d’Un simple accident sont des survivants (« Je suis un mort-vivant » dit Vahid) soudain confrontés à la vengeance. Goli raconte, ainsi, longuement, comment on l’a menacé de pendaison pour la faire parler puis de viol pour l’envoyer directement en enfer. Alors Vahid et ses amis rêvent d’en finir avec ceux qui ont fait main basse sur leur pays. « Ceux qui devaient nous libérer, tuent des gens en récitant des prières… » fait dire Panahi à l’un de ses personnages.
Voici un thriller iranien, qui a parfois des accents absurdes comme chez Bunuel ou des trouvailles loufoques comme chez Tati. Mais, aucune raison, ici, de rire ou de sourire, tant le crissement de la prothèse d’Eghbal continue à faire froid dans le dos.

UN SIMPLE ACCIDENT Drame (Iran – 1h42) de Jafar Panahi avec Vahid Mobasseri, Maryam Afshari, Ebrahim Azizi, Hadis Pakbaten, Majid Panahi, Mohalas Ali Elyasmehr, Georges Hashemzadeh, Delmaz Najafi, Afssaneh Najmabadi. Dans les salles le 1er octobre.

Dans un monde post-7 octobre…  

"Oui": Jasmine (Efrat Dor) et Y. (Ariel Bonz). DR

« Oui »: Jasmine (Efrat Dor) et Y. (Ariel Bonz). DR

FABLE.- Aux accents de Be my lover, Y. anime une soirée aussi luxueuse que déjantée où se mêlent les ultra-riches de Tel Aviv et des militaires de l’état-major de Tsahal en uniforme. L’alcool coule à flots, la drogue circule et Y., musicien de jazz, fait le pitre jusqu’à finir le nez dans un bassin. Où on le laisserait bien se noyer, si son épouse Jasmine ne venait pas le repêcher. Le couple finira sa nuit dans une magnifique villa, largement décorée d’oeuvres d’art contemporain, à sucer, de concert, les oreilles d’une femme âgée… Le lendemain, Y. et Jasmine, danseuse et professeur de danse hip-hop, sont de retour dans leur petit appartement où ils vivent modestement avec leur jeune fils. Tous les deux n’en sont pas plus fiers que cela mais leur lutte pour une survie pure et simple passent par la vente de leur art, de leur âme et de leur corps à l’élite de Tel Aviv. Avec leurs spectacles de danse lors de soirées privées, ils se disent qu’ils apportent un peu de joie et de réconfort à une nation abattue après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Ce faisant, ils acceptent n’importe quel spectacle pour s’en sortir. Ils ne peuvent tout simplement pas dire « non ». Bientôt, Y. se fait blondir les cheveux et se voit confier une mission de la plus haute importance, la mise en musique d’un nouvel hymne national aux paroles belliqueuses. Il est payé par un oligarque russe qui attend un éloge de Tsahal et des barbaries commises au cours des 18 derniers mois dans une bande de Gaza promise à la destruction.
Ecrit en trois chapitres (La belle vie, Le chemin et La nuit), Oui (Israël – 2h30. Dans les salles le 17 septembre) n’est assurément pas une œuvre de tout repos. Dans un pays traumatisé, les personnages imaginés par Nadav Lapid s’agitent comme des insectes déroutés qui se tapent la tête contre des portes fermées et se disent que la soumission est la seule vérité du temps. D’ailleurs, Y. le dit bien à son fils : « Résigne-toi le plus vite possible. La soumission, c’est le bonheur. » Jusque là, les personnages des films du cinéaste israélien de 50 ans, installé à Paris depuis 2021, s’aventuraient dans le champ de la rage, de la contestation, de la révolte.

"Oui": la fête jusqu'à la folie. DR

« Oui »: la fête jusqu’à la folie. DR

Remarqué à Cannes 2021 pour Le genou d’Ahed, récompensé du prix du jury, Lapid, voix discondante du cinéma israélien, montre aujourd’hui « quelqu’un qui choisit de ramper pour arriver à se faufiler dans l’ouverture de la porte avant qu’elle ne se ferme. Je pense que cela en dit davantage sur la vérité du monde, la vérité de l’artiste dans ce moment. » Et pour un cinéaste israélien (qui, dit-il, ne peut pas s’échapper de l’état ou de la politique de son pays) il y a probablement une ironie amère à mettre en scène un musicien dont l’acte guerrier envers Gaza se résume à la composition d’une mélodie. En compagnie de Leah, son ex-petite amie (Naama Preis, Madame Lapid à la ville), Y. fait le chemin vers la frontière. Au loin, dans le sourd grondement des armes, une épaisse fumée noire s’élève au-dessus de Gaza. A bord de la voiture, Leah égrène l’effrayante litanie des hommes, des femmes, des enfants assassinés du 7 octobre. Les anciens amoureux ont beau évoquer leur jeunesse, leurs émotions, ils sont totalement dévorés par la situation actuelle. « S’embrasser face à Gaza qui brûle, dit le cinéaste, c’est à la fois être israélien mais aussi citoyen du monde. »
Tragédie musicale et fable bordélique (dont le tournage a été très compliqué), Oui ne fait pas dans la nuance, ni dans la mesure. Y. (Ariel Bronz) et Jasmine (Efrat Dor) sont emportés dans un tourbillon sur lequel semble régner ce Russe, homme le plus riche du monde, capable de faire pousser un gratte-ciel dans le désert en quelques secondes, mais en servant d’une… télécommande pourrie !
Un film hystérique et « malade » mais audacieux et saisissant qui scrute l’effroi du monde post-7 octobre. Et dont on sort étourdi et épuisé…

"Dans l'intérêt...": Rebecca (Anamaria Vartolomei) et son petit garçon face à Julie.

« Dans l’intérêt… »: Rebecca (Anamaria Vartolomei) et son petit garçon face à Julie.

IMMERSION.- Dans le service de pédiatrie d’un hôpital public, une blouse blanche s’applique à retirer, le plus délicatement possible, une sonde gastrique à un enfant de quatre ans. Rebecca, sa mère, est à ses côtés mais elle ne peut pas rester. En effet, une ordonnance d’un magistrat ne l’autorise qu’à venir deux fois par jour auprès de son fils, le temps de lui donner à manger. Car il faut qu’Adam se nourrisse au risque de voir son état de santé sérieusement se dégrader.
La blouse blanche, c’est Lucie, l’infirmière en chef du service. Elle apaise Adam et s’occupe autant de Rebecca qui dit et répète qu’elle veut rester auprès de son fils, passer la nuit auprès de lui. Autour de Lucie, on estime que Rebecca doit quitter les lieux mais Lucie tente de calmer le jeu. Dans l’intérêt d’Adam. Elle soupire : « Pas facile pour une mère d’admettre qu’elle met son gamin en danger… » Lorsque Rebecca décide d’enlever Adam et de s’enfuir, dans la nuit avec lui, les choses tournent mal. C’est encore Lucie qui les poursuit sur le parking de l’hôpital. Mais Rebecca et Adam vont chuter dans un escalier… Quitte à défier sa hiérarchie, Lucie est bien décidée à aider la mère et l’enfant.
On avait remarqué la réalisatrice bruxellloise Laura Wandel en 2021 à Cannes avec Un monde, son premier long-métrage, qui se penchait sur le harcèlement scolaire à travers le parcours de deux enfants. Avec Dans l’intérêt d’Adam (France – 1h18. Dans les salles le 17 septembre), elle immerge cette fois e spectateur dans l’univers hospitalier à travers l’existence d’une infirmière qui s’implique, sans doute au-delà de la normale, dans le « sauvetage » d’un gamin. En cela, Lucie va se heurter à sa hiérarchie. Tout bonnement parce qu’elle ne supporte pas de voir la détresse autant d’un gamin dénutri que d’une mère à la fois inquiétante et vulnérable, persuadée qu’on va lui retirer la garde de son petit Adam.

"Dans l'intérêt...": Julie (Léa Drucker), magnifique infirmière. Photos Maxence Dedry

« Dans l’intérêt… »: Julie (Léa Drucker), magnifique infirmière.
Photos Maxence Dedry

Durant quelques heures, on reste au plus près du quotidien de cette infirmière qui voit passer dans son service une fratrie de quatre gamins sous le coup d’une ordonnance de placement ou encore une grande adolescente voilée qui a avorté. « On va dire, note Lucie, qu’elle est entrée pour une appendicite… » Et qui revient toujours au chevet d’Adam qui murmure à sa mère : « Je veux rester avec toi mais je ne veux pas être mort ».
Avec une caméra portée, tout en mouvement, le film donne remarquablement à voir le rythme effréné du personnel soignant. Ainsi, on suit les déambulations incessantes d’une Lucie, presque en apnée, superbement incarnée par Léa Drucker dont le visage fatiguée impressionne. A ses côtés, Anamaria Vartolomei, découverte dans L’événement (2021), est Rebecca, une jeune mère à la dérive.

"Connemara": Hélène (Mélanie Thierry) et Christophe  (Bastien Bouillon). DR

« Connemara »: Hélène (Mélanie Thierry)
et Christophe (Bastien Bouillon). DR

MONDES.- La petite quarantaine, Hélène vit à Paris et s’investit pleinement dans la société de conseil en restructurations gérée par un ami. Pourtant cette battante est au bout du rouleau. Le burn-out menace clairement. Pour Hélène, ses Vosges natales, c’était le passé. C’est pourtant là qu’elle va revenir pour tenter de se reconstruire. Avec sa famille, elle s’installe à Epinal d’où elle était partie, sans doute pour échapper aussi à un milieu modeste. Epinal, c’est une manière de retrouver une autre qualité de vie. Un soir, sur le parking d’un restaurant, elle aperçoit un visage connu. C’est Christophe Marchal, le bel hockeyeur de ses années lycée. Probablement aussi un lointain objet de désir… De ses retrouvailles inopinées, va naître une liaison qu’Hélène n’avait pas vue venir…
Sensible à l’oeuvre de Nicolas Mathieu depuis la parution de Leurs enfants après eux, Alex Lutz pensait adapter ce roman au cinéma. Mais les droits étant pris, l’acteur et cinéaste strasbourgeois attendit la parution suivante de l’écrivain pour porter à l’écran ce Connemara (France – 1h55. Dans les salles la 10 septembre). De Mathieu, Lutz salue ainsi l’« incroyable acuité, sa manière de décrire comment le grand corps social infuse la vie de ses personnages, dans leurs attitudes, leurs gestes… De plus, il parle de la France, d’une certaine France, sans que ce soit un texte politique : il trace une subtile cartographie sociologique, mais aussi sensorielle, des êtres, sans une once de pédagogie de comptoir. » Plongeant dans une France bien éloignée des agitations parisiennes, Hélène se lance, presqu’à corps perdu, dans une aventure physique et sentimentale. Leurs étreintes, ce sont deux France, deux mondes désormais étrangers qui rêvent de s’aimer. Mais est-ce possible ?

"Connemara": Hélène de retour à ses racines. DR

« Connemara »: Hélène
de retour à ses racines. DR

Pour son quatrième long-métrage pour le cinéma, Lutz donne un mélodrame nostalgique et mélancolique qui s’attache au plus près aux personnages d’Hélène et de Christophe sans négliger toutefois le personnage de Gérard, le père de Christophe (Jacques Gamblin) qui glisse lentement vers la sénilité. Dans une écriture à hauteur d’homme qui mêle le présent avec des flash-backs fragmentés et tandis que s’élèvent les accents émouvants des Pêcheurs de perles de Bizet, le film conte les tourments d’Hélène qui se dit qu’elle a quitté Épinal pour devenir une femme efficace et concernée et que vingt années d’efforts n’ont servi à rien. Christophe, ex-vedette de l’équipe spinalienne, lui, n’a pas bougé, sinon un an à Mulhouse, traînant avec ses copains, tentant de gérer sa vie avec son gamin et son ex-épouse. « T’as jamais eu envie de partir d’ici ? » demande Hélène. « Tu trouves ma vie trop simple pour toi? » répond Christophe. Cette réflexion sur les classes sociales est portée par deux excellents comédiens, Mélanie Thierry énergique et vulnérable et Bastien Bouillon, costaud fragile. On entend enfin la chanson de Sardou qui donne son titre au film lors d’un mariage où Hélène rit pour cacher ses larmes…

"Classe...": Les Trousselard (Laurent Laffite, Elodie Bouchez, Noée Abita, Sami Outalbali). DR

« Classe… »: Les Trousselard (Laurent Laffite, Elodie Bouchez, Noée Abita, Sami Outalbali). DR

ARGENT.- Avocat à Paris, Philippe Trousselard possède une superbe demeure dans le midi de la France. C’est là, au bord de la piscine ou dans son jardin, qu’il passe l’été. C’est aussi là que débarque Mehdi, avocat en devenir et petit ami de Garance Trousselard, la fille unique et gâtée de ses parents. Mais l’été ne va pas être de tout repos. Car l’évier de la luxueuse cuisine des Trousselard est bouché. Philippe fait donc appel à Tony Azizi qui assure, avec sa femme Nadine, le gardiennage de la villa. Et qu’importe si Tony, Nadine et leur fille Marylou sont en train de fêter e vingtième anniversaire de cette dernière. Quand Philippe demande, on s’exécute. Las, Tony a beau dire à tout le monde de ne pas faire couler dans l’évier pendant qu’il tente de réparer, Laurence Trousselard, la vaporeuse épouse de Philippe, n’a pas entendu. En trois minutes, Tony est recouvert, de la tête aux pieds, d’un liquide sombre et collant qui n’est assurément pas de l’eau. C’est la goutte de… qui fait déborder le vase. Les Azizi décident de rendre leur tablier. Et de réclamer leurs indemnités de départ. Mais Philippe les a toujours payé au black… Tout va rapidement s’envenimer…

"Classe...": Les Azizi (Mahia Zrouki, Laure Calamy, Ramzy Bedia). DR

« Classe… »: Les Azizi (Mahia Zrouki,
Laure Calamy, Ramzy Bedia). DR

La communication aidant, on a eu vite fait de dire que Classe moyenne (France – 1h35. Dans les salles le 24 septembre) était le pendant français du très applaudi Parasite (2019) du Coréen Bong Joon-ho qui valut à son réalisateur la Palme d’or à Cannes. C’est certainement aller très vite en besogne ! Même si, dans le film d’Antony Cordier aussi, il en va de riches et de pauvres. Qui vont s’affronter dans un duel de moins en moins feutré. Parce qu’avec de grosses sommes en jeu, les patrons comme les employés sont décidés à ne pas se laisser marcher sur les pieds. Mehdi, « l’ancien pauvre » va bien tenter de mener la négociation à bien mais…
En s’appuyant sur des comédiens efficaces et semant son récit de bonnes notations sur le pouvoir de l’argent, le réalisateur offre une belle satire avec d’un côté des nantis odieux ou à côté de leurs pompes, de l’autre, des gens modestes qui se révèlent féroces. Au départ, tant Philippe Trousselard apparaît comme un solide abruti, on est en empathie avec les Azizi. Mais, force sera de constater qu’ils na valent guère mieux. Comme Laurent Laffite (Philippe), Elodie Bouchez (Laurence), Ramzy Bedia (Tony), Laure Calamy (Nadine), Sami Outalbali (Medhi), Noée Abita (Garance) et Mahia Zrouki (Marylou) sont savoureux, on passe un « bon » moment en… famille.

 

De fragiles naufragés dans le désert  

Luis (Sergi Lopez) et son fils Esteban (Bruno Nunez) à la recherche de Mar. DR

Luis (Sergi Lopez) et son fils Esteban
(Bruno Nunez) à la recherche de Mar. DR

Quelque part, dans de superbes paysages ocres, des roadies installent un mur d’enceintes. Le son monte, dans un rythme de drum and bass qui prend vite aux tripes. En plongée, la caméra montre un large rassemblement de raveurs qui se balancent sans fin dans une transe quasiment mystique ou une hébétude sereine. Et puis la caméra descend vers eux, présentant Stef et Jade, Josh, Tonin et Bigui…
C’est dans ce rassemblement au coeur d’un coin perdu du Maroc que débarque le camping-car de Luis, un homme de la cinquantaine, accompagné de son jeune fils Esteban. Autour d’eux, père et fils distribuent des papiers sur lesquels sont imprimés la tête de Mar. Fille de Luis et sœur d’Esteban, Mar a disparu depuis cinq mois sans plus donner de nouvelles. Luis croit savoir qu’elle avait prévu de rejoindre une rave-party. Mais personne ne semble reconnaître le visage de la jeune femme. « Peut-être, dit quelqu’un, qu’elle est allée à une rave organisée plus au sud… » Luis est déterminé à retrouver sa fille. Lorsque les forces de police interviennent pour disperser les raveurs, Stef, Jade et leurs amis montent à bord de leurs deux camions et filent à travers le désert. Luis n’hésite qu’un instant. Il lance son petit camping-car plutôt vieillot à leur suite. Commence alors une expédition des plus périlleuses…
Né en 1982 à Paris, Oliver Lax est le fils d’émigrés espagnols. Quand il a 6 ans, sa famille retourne vivre en Galice. Après des études de communication audiovisuelle, il s’installe à Tanger, au Maroc, où il réalise et auto-produit le film Vous êtes tous des capitaines, qui reçoit le Prix Fipresci à la Quinzaine des cinéastes en 2010. En 2016, il obtient le Grand prix de la Semaine de la critique pour Mimosas, tourné dans les montagnes de l’Atlas. De retour en Galice, il réalise Viendra le feu, qui se voit décerner le Prix du jury Un Certain regard en 2019. Sirāt, son quatrième long métrage, tourné dans le désert marocain, est présenté en compétition au festival de Cannes 2025 et y décroche le prix du jury.

Des raveurs meurtris et fragiles. DR

Des raveurs meurtris et fragiles. DR

Dans l’islam, le terme Sirāt désigne un pont qui relie l’enfer et le paradis. Un pont fin comme un cheveu et affûté comme une lame. « Un chemin à deux dimensions, dit le cinéaste, l’une physique, l’autre métaphysique ou spirituelle. Sirāt pourrait être ce chemin intérieur qui te pousse à mourir avant de mourir, comme c’est le cas pour Luis, le personnage principal de ce film. »
Imaginant une quête métaphysique qui emporte une poignée d’êtres brisés vers des extrémités angoissantes, Oliver Laxe voulait aussi emprunter au cinéma de genre ou au cinéma populaire ce qu’il a de meilleur, en l’occurrence la magie de l’aventure. De fait, à travers de multiples péripéties qu’on se gardera de révéler ici, Sirāt est tout à la fois un road-trip spectaculaire et aventureux (pour échapper à leurs poursuivants, Stef, Luis et les autres s’engagent sur de très dangereuses routes de montagne) et une épreuve radicale propre à secouer, à érafler intimement le spectateur.
Même si le soleil brûle, même si un vent chaud souffle sur le sable, c’est un voyage vers les ténèbres que raconte le cinéaste. Alors que la radio rapporte que la guerre a commencé, que le chaos règne, des êtres fragiles, des naufragés démunis, conscients de leur petitesse dans un monde traversé par plus grand qu’eux, vont prendre soin les uns des autres, montrant, sans jugement, leurs failles et leurs fêlures, quitte in fine à regarder la mort droit dans les yeux.

Luis et ses amis de rencontre, Stef (Stefania Gadda), Josh (Joshua Liam Henderson) et Bigui (Richard Bellamy). DR

Luis et ses amis de rencontre, Stef (Stefania Gadda), Josh (Joshua Liam Henderson)
et Bigui (Richard Bellamy). DR

Sirāt est aussi un film rare dans son travail sur la musique. Le musicien Kangding Ray signe, une partition minimaliste mais très envoûtante en forme de voyage sonore. Partant d’une techno brute, viscérale, presque mentale, on va vers une ambient épurée, presque immatérielle, pour atteindre l’endroit où le son se désagrège. « Je voulais, dit encore Oliver Lax, que le récit, que toute mélodie possible, se dissolve dans une pure texture sonore. Que le grain du 16mm entre en vibration avec celui de la musique, avec sa distorsion. Nous avons cherché à amplifier la matérialité sonore de l’image, à aller jusqu’au point où l’on puisse voir la musique et entendre l’image. » Avec pour résultat, de faire entrer le spectateur dans un paysage sonore en symbiose avec un désert à l’apparence spectrale.
Dans les pas de Luis (remarquable Sergi Lopez) et de ses amis d’in(fortune), Sirāt raconte une éprouvante errance crépusculaire… baignée de lumière. Le monde décrit par le réalisateur oblige le spectateur, à l’instar des personnages du film, à regarder en eux. Une sorte de geste fondamental, un mouvement intérieur pour partager une lumière née de l’obscurité.

Perdus au milieu de nulle part. DR

Perdus au milieu de nulle part. DR

Dans le monde de la distribution cinématographique lorsque l’on tient une sorte d’ovni cinématographique, on suggère qu’il s’agit d’une « proposition ». C’est certainement le cas, ici, même si le prix du jury à Cannes a fait entrer Sirāt (produit notamment par les frères Almodovar) dans une catégorie plus bankable.
Proposition donc mais surtout une expérience à la fois humaniste, visuelle et sensorielle qu’on doit assurément partager.

SIRAT Drame (Espagne/France – 1h 55) d’Oliver Laxe avec Sergi Lopez, Bruno Nunez, Stefania Gadda, Joshua Liam Henderson, Tonin Janvier, Jade Oukid, Richard Bellamy. Dans les salles le 10 septembre.

Pathétiques hommes politiques et crises en tous genres  

"Fils de.": Nino (Jean Chevalier), Lionel Perrin (François Cluzet) et Francine (Emilie Gravos Kahn). DR

« Fils de. »: Nino (Jean Chevalier),
Lionel Perrin (François Cluzet)
et Francine (Emilie Gravos Kahn). DR

MASSACRE.- Dans le salon privé d’un restaurant parisien, au mitan des années 70, deux hommes politiques, l’un veule, l’autre matois, s’apprêtent à déguster des ortolans sous le regard d’un adolescent. Sur la table, une mallette contient une forte somme d’argent, probablement sale. Soudain, deux terroristes, la tête couverte de masques d’apiculteur, font irruption. Les deux notables se retrouvent quasiment nus, couverts de plumes, pris en photos qui feront la une de la presse…
Bien des années plus tard, une semaine après l’élection présidentielle, la France se cherche toujours son Premier ministre. Jeune attaché parlementaire ambitieux, Nino est missionné pour convaincre son père, Lionel Perrin, sénateur de longue date, d’accepter le poste. Mais cet éternel perdant a coupé les ponts avec la politique comme avec… son fils. Nino se retrouve embarqué dans une course effrénée où tous les coups sont permis. Il a 24 heures pour sauver sa carrière, sa relation avec une jeune journaliste politique de France Info, renouer, quand même, les liens avec son géniteur et, si possible, ne pas compromettre l’avenir de la France !
Premier long-métrage du jeune réalisateur Carlos Abascal Peiró, Fils de. (France – 1h45. Dans les salles le 3 septembre) est, au-delà d’une tragédie filiale, une virevoltante satire politique qui, à aucun moment, ne retient ses coups. Bien sûr, la politique française a déjà donné lieu à des films, qu’il s’agisse de La conquête (2011) sur l’ascension de Nicolas Sarkozy, de l’excellent L’exercice de l’État (2011) ou de comédies dramatiques comme Bernadette (2023), la bio (non autorisée) de Mme Chirac ou encore l’hilarant Présidents (2021) dans lequel Sarkozy et Hollande se tapent gravement sur les nerfs. A son tour, Fils de. développe une aventure ubuesque mais le cinéaste note, pourtant, que la moquerie devient politiquement utile lorsqu’elle vise nos convictions.
Il n’en reste pas moins que le petit univers politique français que décrit Fils de. ressemble à un remarquable ramassis d’authentiques canailles, de vraies crapules, de parfaites ordures, de fumiers satisfaits, de considérables pétasses, de pauvres crétins, de misérables sagouins, de purs vauriens et de gougnafiers saitisfaits. Dans les sombres et feutrées allées du pouvoir, toutes les saloperies sont de mise. Tout est possible pour obtenir un poste, savonner la planche du concurrent, mettre des peaux de banane, colporter des ragots, manipuler les médias, déterrer des secrets financiers ou sexuels. Paraphrasant Bismarck, un conseiller note d’ailleurs que « la politique, c’est comme les saucisses. Il vaut mieux ne pas savoir comment ça se concocte. »
On craint le pire si, dans la salle, s’installe le spectateur convaincu que tous les hommes politiques sont à enterrer vivants. On attend l’expertise d’un vrai homme politique…
« Le fait, dit le cinéaste, de tourner un film de fiction où il est question de politique est aussi pour moi une manière de rappeler que cette classe nous appartient et qu’on doit l’investir. Je crois aux institutions, à la force du geste électoral. » On adhère bien volontiers à ce point de vue.

"Fils de.": Patrick Schuffenecker (Alex Lutz), un conseiller fétide. DR

« Fils de. »: Patrick Schuffenecker (Alex Lutz),
un conseiller fétide. DR

Né en Espagne, Carlos Abascal Peiró a travaillé pour plusieurs journaux espagnols avant de rejoindre l’équipe de correspondants de l’Agence de Presse Espagnole à Paris. A 23 ans, il a intégré la Fémis dans le parcours réalisation. « Lorsque j’écrivais le scénario, dit-il, j’avais le sentiment que nous souffrions d’un déficit d’incarnation dans la façon d’exister au monde idéologiquement alors que les combats n’ont pas beaucoup changé. Nino, qui appartient à la génération LinkedIn, traverse cette crise. C’est dit dans les dialogues : on peut avoir des idées aujourd’hui, mais les vivre devient (parfois) difficile. Cela dit, peut-être de moins en moins, vu l’actualité récente… »
Pour servir, avec une mise en scène agile et virevoltante, son impitoyable mais drolatique jeu de massacre, le cinéaste peut s’appuyer sur d’excellents comédiens avec, en fils de, Jean Chevalier, de la Comédie française, un Nino volontiers effaré. Autour de lui, François Cluzet, Karin Viard, Alex Lutz (épatant en conseiller Schuffenecker, Alsacien d’origine et consommateur de kiwis), Emilie Gavois Kahn, Olivier Broche, Nathalie Richard s’amusent clairement de caractères outranciers (ou pas?). Quant à Sawsan Abès, elle incarne une reporter dont le personnage a été nourri par les années de journalisme du cinéaste. Et, disons-le, cette demoiselle aux dents longues n’est pas parfaite, non plus.
Abraham Lincoln observait : « Un homme d’État est celui qui pense aux générations futures, et un homme politique est celui qui pense aux prochaines élections. » Démonstration faite, ici. De brillante (et évidemment excessive) manière.

"Miroirs...": Laura (Paula Beer) quelques instants avant le drame.

« Miroirs… »: Laura (Paula Beer)
quelques instants avant le drame.

REGARDS.- Jeune femme plutôt mystérieuse, Laura accepte d’accompagner son compagnon et des amis pour une excursion. Mais, à l’heure de partir, Laura se dédit. Son compagnon accepte de la ramener à Berlin. Mais, sur une étroite route de campagne, la voiture fait une embardée et se retourne dans les champs. Le chauffeur est tué sur le coup. Laura sort, presque miraculeusement, indemne de l’accident. Transportée dans une maison voisine, la jeune femme, très secouée, demande à y rester. Betty, qui avait vu passer la voiture, devant chez elle, juste avant le drame, accepte. Fragile, affaiblie, abattue, Laura passe son temps entre le lit et la fenêtre de son refuge sous le regard d’une Betty qui lui apporte soutien et réconfort. Petit à petit, une cohabitation s’installe. Mais Laura découvre bientôt de sombres secrets et doit se rendre à l’évidence : quelque chose ne va pas dans la famille. Les raisons qui les poussent à s’occuper d’elle ne sont pas aussi honorables qu’il n’y paraît.
On a remarqué le cinéaste allemand Christian Petzold avec des films comme Barbara (2012), Phoenix (2014), Transit (2018) ou le récent Le ciel rouge dans lequel on trouvait déjà l’excellente Paula Beer qui occupe, ici, le rôle principal de cette Laura, pianiste ambitieuse, qui a l’impression que la musique et sa vie lui échappent.

"Miroirs...": Betty (Barbara Auer) s'occupe de Laura. Photos Christian Schulz

« Miroirs… »: Betty (Barbara Auer)
s’occupe de Laura.
Photos Christian Schulz

Miroirs n°3 (Allemagne – 1h26. Dans les salles le 27 août), dont le titre fait référence à la pièce pour piano éponyme de Maurice Ravel, s’applique à distiller une atmosphère presqu’inquiétante entre Laura et Betty tandis que Richard, le mari et Max, le fils de Betty, tous deux travaillant dans un garage situé dans un hameau proche, se tiennent présents à quelque distance. Dans cette maison perdue en pleine campagne, Laura va devenir une sorte d’enjeu qui pourrait permettre à Betty et aux siens de reprendre goût à l’existence.
Si, in fine, la raison qui pousse Betty à accueillir Laura, apparaît assez banale, c’est bien le sentiment que la jeune femme est séparée du monde, qui intéresse le cinéaste. « Laura n’est pas vraiment présente dans ce monde », dit-il. Dans la voiture fatale, elle passe devant une maison et le regard d’une parfaite inconnue, une femme vêtue de noir qui peint une clôture, la fixe. « Elle ne fixe pas les autres, seulement elle. Un contact s’établit. Elle est en quelque sorte choisie, comme dans les contes. Cette femme avec son pinceau à la main s’offre une princesse pour sa maison de sorcière. » Sous la férule d’une Betty omniprésente, Laura refait en quelques jours tout un parcours biographique, mais qui n’a rien à voir avec sa vie antérieure. Comme si elle prenait un nouveau départ absolu. En saisissant avec finesse des échanges de regards qui alternent des points de vue objectif et subjectif, Petzold montre comment, dans le comportement de Betty (remarquable Barbara Auer) puis des deux hommes, Laura devient l’objet de la famille… Avant de pouvoir, probablement, revenir littéralement à la vie.

"La guerre...": Yvy (Olivia Colman) et Théo (Benedict Cumberbatch) aux temps heureux. DR

« La guerre… »: Yvy (Olivia Colman) et Théo (Benedict Cumberbatch) aux temps heureux. DR

CAUCHEMARIAGE.- Talentueux architecte, Théo Rose assiste à une réunion au sommet mais il craque devant les arguments fallacieux des dirigeants de son cabinet. Pour reprendre ses esprits, il se réfugie dans la cuisine attenante. Où officie Ivy. Les deux se regardent. Quelque chose se produit. Les mains se frôlent. Tout commence furieusement dans la chambre froide. Quelques années plus tard, Théo et Ivy Rose vivent, heureux, avec leurs deux enfants dans une demeure sous le soleil de Californie. Théo est à l’aise dans son travail et envisage de belles constructions. Ivy, encore un peu hésitante malgré ses réels talents de cheffe, va finir par ouvrir un petit restaurant en bord de mer. Si les affaires démarrent mollement, bientôt Ivy et ses plats exquis vont connaître une imposante notoriété. C’est alors que Théo va vivre le crash de sa vie. Le superbe bâtiment qu’il a imaginé pour recevoir un musée, est totalement anéanti par un ouragan. Le couple Rose va prendre un très gros coup, lui aussi.
En 1989, Danny DeVito signait La guerre des Rose, comédie très noire dans laquelle s’affrontaient Michael Douglas et Kathleen Turner. Ici, c’est Jay Roach qui adapte à son tour The War of the Roses, le roman de Warren Adler paru en 1981. Le réalisateur, révélé par le gros succès d’Austin Powers (1997), donna aussi, en 2015, un intéressant biopic sur l’aventure de Dalton Trumbo, le scénariste mis au ban d’Hollywood, à l’heure de la Guerre froide, par la funeste Commission des activités anti-américaines.

"La guerre...": quand les choses se gâtent. DR

« La guerre… »: quand les choses se gâtent. DR

Avec sa Guerre des Rose (USA – 1h35. Dans les salles le 27 août), Roach ne peut pas jouer la carte de la surprise. Nombre de spectateurs se souviennent encore du brutal affrontement des Rose dans la première version. Dans cette histoire de couple qui, par habitude et fatigue, bat singulièrement de l’aile (le film s’ouvre dans le cabinet d’une psy ou les époux listent leurs griefs), le cinéaste s’en remet à l’abattage de ses comédiens, tous deux britanniques. On connaît Benedict Cumberbatch comme acteur du théâtre shakespearien et pour ses rôles dans La taupe (2011), Twelve Years a Slave (2013), Imitation Game (2014) ou encore la série télé Sherlock dans laquelle il est le locataire du 221B Baker Street. Olivia Colman, elle, a décroché l’Oscar de la meilleure actrice pour La favorite (2018) et s’est imposée avec brio dans des personnages très variés.
On peut donc faire confiance à ces deux-là pour tenir la barre d’une comédie évidemment prévisible. Peut-être moins noire que dans le premier film, cette guerre domestique repose sur une suite de saillies drôles ou vachardes, également portées par de bons seconds rôles. On suit donc cette histoire… d’amour (après tout, les Rose sont profondément épris l’un de l’autre) d’un œil gentiment amusé tout en comptant les coups. Concession à l’air du temps, c’est l’IA qui précipitera la chute des Rose.

Dans la maison de famille…  

Renate Reinsve incarne Nora Borg.

Renate Reinsve incarne Nora Borg.

C’est une grande bâtisse quelque part du côté d’Oslo. Pas vraiment à la campagne mais quand même au milieu de plantes, d’herbes, de nature. Une maison dont les arêtes de la construction sont peintes de rouge et dont une paisible voix off raconte les aventures. Celles de ceux qui y vécurent, de ce « bruit » qui désignait les disputes des parents mais aussi de ce silence que la demeure abhorrait.
Après cette ouverture qui indique clairement que la maison est un personnage central et essentiel de Valeur sentimentale, Joachim Trier nous introduit dans les coulisses d’un grand théâtre, à quelques instants du lever de rideau. Enfermée dans sa loge, Nora Borg craque. Elle refuse d’entrer en scène. Sa longue robe noire l’étouffe. Elle veut que la couturière lui donne de l’air. Le directeur du théâtre parlemente mais Nora est dévorée par le trac. Totalement angoissée, elle tente de quitter les lieux. On la rattrape. Derrière le rideau, alors que la salle est comble, elle se jette dans les bras de son amant qui est aussi un responsable de la troupe et lui demande de la gifler. Enfin, Nora est dans la lumière. Le spectacle est lancé. Au terme de la représentation, Nora, radieuse, reçoit des ovations…
Et voilà, pour l’autre pendant d’Affeksjonsverdi (titre norvégien qui signifie valeur affective) puisque l’art, la quête artistique, les artistes et leurs états d’âme, leurs faiblesses, leurs lâchetés sont au coeur, également du sixième long-métrage de Joachim Trier. Le réalisateur dano-norvégien de 51 ans est venu dans la lumière en 2011 avec Oslo, 31 août présenté à Cannes dans la section Un certain regard et tiré du Feu follet, le roman de Pierre Drieu la Rochelle. Dans Oslo, 31 août, le rôle principal était tenu par Anders Danielsen, également présent ici. On apercevait aussi, dans un petit rôle, Renate Reinsve qui allait, en 2021, dans Julie (en 12 chapitres) également de Trier, obtenir le prix d’interprétation cannois.

Gustav Borg (Stellan Skarsgard) et Rachel Kemp.

Gustav Borg (Stellan Skarsgard) et Rachel Kemp.

« Je me suis d’abord demandé ce que mes parents et grands-parents avaient traversé dans leur vie, mais j’ai ensuite commencé à envisager les choses du point de vue d’un jeune, du regard d’un enfant, sur la maison dans laquelle il a grandi, explique le cinéaste. Un foyer est un concept hautement subjectif, et cette maison est devenue un autre point de départ pour aborder un récit plus complexe : une réflexion sur la vie et nos attentes. » De fait, la propriété des Borg est quasiment une créature vivante qui observe en silence, d’une époque à l’autre, le comportement des êtres humains qui y habitent ou qui y gravitent.
Alors que les amis sont réunis autour de Nora et Agnès, à l’heure où leur mère vient de mourir, c’est bien Gustav Borg qui pousse la porte. Les deux sœurs ne le remarquent pas avant de se retrouver face à ce père, disparu depuis très longtemps. Agnès, la plus jeune des deux, serait plutôt heureuse de ce retour. Quant à Nora, elle est excédée par la présence de ce père toujours absent. Les deux sœurs ont pris des chemins de vie différents tout en restant proches l’une de l’autre. Nora a fait passer sa carrière d’actrice de théâtre avant tout le reste. La cadette, même si elle tint, enfant, un rôle dans l’un des films de son père, a opté pour un emploi plus sûr dans le milieu universitaire et a construit une vie de famille avec son mari et Erik, son jeune fils.
Si Gustav Borg est de retour, c’est parce que ce cinéaste autrefois réputé mais aujourd’hui quasiment oublié, voudrait bien revenir sur le devant de la scène en tournant un nouveau film. Le scénario est écrit et Borg est décidé à obtenir de Nora qu’elle tienne le premier rôle dans cette production très personnelle mais celle-ci refuse frontalement et catégoriquement.

Agnès Borg (Inga Ibsdotter Lilleaas) et Rachel Kemp (Elle Fanning).

Agnès Borg (Inga Ibsdotter Lilleaas)
et Rachel Kemp (Elle Fanning).

Lors d’une rétrospective de ses films en France, Gustav Borg fait la connaissance, sur la plage de Deauville, de l’actrice hollywoodienne Rachel Kemp et lui propose le rôle initialement destiné à Nora. Lorsque le tournage commence dans son pays natal, la Norvège, le cinéaste saisit l’occasion de se rapprocher de ses filles et de nouer des liens avec Erik, son petit-fils.
Dans des décors scandinaves qui font immanquablement songer à l’univers de l’incontournable Ingmar Bergman et avec une mise en scène fluide qui aurait probablement séduit le maître de Faro (auquel il est clairement rendu hommage avec un plan « superposé » directement sorti de Persona), Joachim Trier construit une histoire où la demeure familiale est un microcosme pour observer le travail du temps, le pardon qu’on accorde ou pas, le legs affectif qu’on reçoit ou non de ses parents. D’une manière intense autant que limpide, Trier raconte comment la douleur et le chagrin se transmettent de génération en génération. Ainsi Gustav se retrouve confronté à ce qu’il a transmis à ses enfants, involontairement ou inconsciemment. Et, dans les confrontations entre le père et ses filles autant qu’entre Nora et Agnès, affleurent, comme de secrètes et douloureuses blessures, des expériences de vie. L’émotion est alors pleinement au rendez-vous même si, par moments, Valeur sentimentale semble s’étirer un peu trop en longueur.
La maison familiale, lieu d’ancrage et constant miroir tendu au spectateur, incarne les personnages eux-mêmes et se fait l’écho, à travers un beau travail sur la lumière, les atmosphères et les ombres, de leurs relations tourmentées.

Deux soeurs réunies dans les souvenirs de famille. Photos Kasper Tuxen Andersen

Deux soeurs réunies
dans les souvenirs de famille.
Photos Kasper Tuxen Andersen

Joachim Trier excelle à filmer ses acteurs. Renate Reinsve est une Nora déchirée, chaotique et fragile, tour à tour belle et fatiguée, longtemps dans le déni et qui finira par aller vers ce père que Stellan Skarsgard habite avec une fièvre volontiers égoïste. Au passage, le cinéaste peut évoquer, à travers ce double créateur, les difficultés du métier. Inga Ibsdotter Lilleaas, dont les yeux clairs contrastent avec la chevelure sombre, est la silencieuse Agnès, la diplomate de la famille et son ciment. Quant à la comédienne américaine Elle Fanning, vue dans Maléfique ou The Neon Demon, elle peut se glisser avec aisance dans la peau d’une actrice hollywoodienne qui semble s’égarer dans l’univers d’un Borg pour laquelle elle n’était probablement qu’un pis-aller. La scène où le cinéaste et la comédienne conviennent de ne pas travailler ensemble, est superbe d’émotion contenue.
A Cannes, en mai dernier, Valeur sentimentale a connu une massive standing ovation de 20 minutes. Le Grand prix vint couronner le film. Une récompense pleinement méritée.

VALEUR SENTIMENTALE Comédie dramatique (Norvège/Suède/Danemark – 2h13) de Joachim Trier avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgard, Inga Ibsdotter Lilleaas, Elle Fanning, Anders Danielsen, Jesper Christensen, Cory Michael Smith, Catherine Cohen, Oyvinf Hesjedal Loven. Dans les salles le 20 août.