Un maître de la musique et un héros du quotidien  

"Boléro": Misia Sert (Doria Tillier) et Maurice Ravel (Raphaël Personnaz). DR

« Boléro »: Misia Sert (Doria Tillier)
et Maurice Ravel (Raphaël Personnaz). DR

SUCCES.- « Que faisons-nous dans cette décharge ? » Les bottines de la danseuse Ida Rubinstein sautent dans des flaques d’eau tandis que Maurice Ravel l’entraîne dans une usine pour y entendre « les sons d’une symphonie mécanique », ceux de la marche du temps qui avance. L’exubérante et baroque Ida a lancé au compositeur, « Je veux que vous écriviez la musique de mon prochain ballet ». Avec une exigence : qu’il soit à la fois « charnel, envoûtant et érotique ». Sans vraiment se faire tirer l’oreille, Ravel repousse le projet de loin en loin car il ne trouve pas le point de départ de cette pièce. Il n’arrive pas, dit-il, « à faire surgir l’idée tapie dans un coin… » Mais, en 1928, harcelé par Ida Rubinstein qui veut son ballet dans les deux mois, Maurice Ravel va écrire ce Boléro qui sera l’instrument de sa consécration internationale même s’il ne le considère que comme une expérimentation d’orchestration. Si, dans sa carrière, Ravel (1875-1937) a signé nombre d’oeuvres majeures comme le Concerto pour la main gauche ou l’éclatant Concerto en sol, son nom demeure, pour toujours accolé à cette transe répétitive et hypnotique dont il dit : « Cette rengaine va avaler toutes mes œuvres ! »
Après la séquence « industrielle » en prégénérique, c’est une belle compilation d’extraits, dans tous les genres et sur tous les tons (y compris le désopilant Parti d’en rire du duo Dac/Blanche), du plus fameux morceau de Ravel qui compose cette fois le générique du Boléro (France – 2h. Dans les salles le 6 mars), le 19e long-métrage d’Anne Fontaine. Cette cinéaste éclectique s’il en est, propose, ici, une belle variation autour du biopic. Souvent pesant, parfois compassé ou carrément à côté de la plaque, le genre est, ici, abordé sous l’angle -franchement romantique- de Ravel et les femmes. Après avoir orchestré, en 2021 dans Présidents, un biopic… humoristique sur la rencontre de deux anciens présidents prénommés Nicolas et François, Anne Fontaine emporte, ici, le spectateur dans les pas d’un homme à la frêle stature, compositeur aussi exigeant que talentueux et personnage cerné par les femmes.

"Boléro": Maurice Ravel avec les filles d'une maison close. DR

« Boléro »: Maurice Ravel
avec les filles d’une maison close. DR

La première n’est autre que sa mère persuadée que le monde reconnaîtra son excellence alors même que son Maurice est retoqué au Prix de Rome… Il y a bien sûr Ida Rubinstein mais aussi Marguerite Long, la célèbre pianiste, qui sera toujours proche de Ravel et convaincue qu’un jour, il apprendra « à aimer sa musique », Madame Revelot, la fidèle gouvernante, qu’il accompagne au piano en chantant Valencia ou encore l’une des filles de la maison close où Ravel a ses habitudes. Quêteur de sons, il lui fait très lentement enfiler des gants pour entendre chanter le satin sur sa peau avant de se mettre au piano pour une joyeuse interprétation, en bonne compagnie, de La Madelon. Et puis, il y a la séduisante Misia Sert, surnommée « la reine de Paris », amie et muse amoureuse, toujours présente et qui lui glisse : « Ce que vous demandez à la musique, je le demande à l’amour… »
Entouré d’Anne Alvaro, Jeanne Balibar, Emmanuelle Devos, Sophie Guillemin, Mélodie Adda et Doria Tillier, Raphaël Personnaz (qui a perdu dix kilos pour le rôle) incarne cet artiste taraudé par les doutes. Malgré son allure d’éternel et fringant jeune homme, Ravel ne se départit jamais d’une certaine sécheresse masquant une discrète bonté. Parlant de son Boléro, il glisse : « Je lui en veux un peu d’avoir mieux réussi que moi ».
Déjà directeur de la photo d’Anne Fontaine pour Coco avant Chanel (2009), Perfect Mothers (2013) et Gemma Bovery (2014), Christophe Beaucarne signe enfin une image aux teintes chaudes et aux couleurs vivantes qui écartent agréablement Boléro de l’ambiance des films dits d’époque.
Comme le rappelle le générique de fin, il ne se passe pas un quart d’heure sans qu’une interprétation du Boléro ne se fasse quelque part dans le monde !

"Comme un fils": Victor (Stefan Virgil Stoica) et Jacques (Vincent Lindon). DR

« Comme un fils »: Victor (Stefan Virgil Stoica)
et Jacques (Vincent Lindon). DR

EDUCATION.- Dans une vaste salle des profs déserte, Jacques Romand récupère un carton, le remplit de dossiers, de copies, de quelques livres, de matériel de bureau. Il quitte les lieux sans croiser personne. Pour lui, l’enseignement, c’est terminé. On apprendra plus tard que le prof a eu droit à des milliers de vues sur les réseaux sociaux pour s’être retrouvé au coeur d’une bagarre entre deux lycéens qu’il tentait de séparer. De retour dans la vaste maison dans laquelle il vit seul et qu’il s’apprête, à contre-coeur, à mettre en vente, le prof s’occupe de remettre en état la reliure d’un vieil ouvrage rare…
Un soi alors qu’il fait ses courses dans une petite supérette de quartier, Jacques est témoin d’un vol commis par trois individus. Deux réussissent à s’enfuir mais Jacques ceinture le troisième, un adolescent de 14 ans. Il est sans papiers, sans adresse, sans doute Rom et la police botte en touche lorsque le prof demande ce qu’il va advenir du gamin. Une nuit au poste, le passage devant un juge, un placement dans un centre d’où il n’aura aucun mal à filer…
Un jour ou deux plus tard, Jacques constate qu’il a été victime d’un cambriolage. Dans une chambre, il trouve son jeune voleur endormi. Un médecin constate qu’il porte des traces de coups et de multiples hématomes… Jacques va alors complètement s’investir dans le « sauvetage » de Victor.
En exergue de Comme un fils (France – 1h42. Dans les salles le 6 mars), Nicolas Boukhrief a placé le propos d’un nommé Borocco, probablement l’un de ses profs, qui disait : « Les professeurs ouvrent des portes mais vous devez entrer vous-mêmes ! » C’est bien, ici, le parcours d’un enseignant qui a perdu sa vocation que brosse le réalisateur du Convoyeur (2003), Made in France (2015) ou Trois jours et une vie (2019).
« Comme un fils est né de deux idées, dit le cinéaste. Après l’assassinat de Samuel Paty, je voulais tout d’abord écrire un film sur l’importance de la figure du professeur. Et rendre hommage à ceux qui m’ont aidé à me constituer. Nous avons tous en mémoire des professeurs, des maîtres, qui ont très fortement influé sur notre destin. Mais beaucoup de longs-métrages ayant déjà été faits sur le sujet, et des très bons, je cherchais dans mon histoire à sortir de la structure professionnelle dans laquelle ce personnage évolue la plupart du temps pour parler de la figure d’un professeur en soi, hors de son contexte… » Le film s’attache donc à l’un de ces « piliers de la République » dans sa vie quotidienne. Une existence évidemment bouleversée par Victor, jeune Rom sauvage et soupçonneux qui va, petit à petit, passer de la survie dans la rue à une approche, d’abord timide puis prometteuse, de cette éducation qui permet d’être dans la société et non pas à côté.

"Comme un fils": Harmel Kirschner (Karole Rocher). DR

« Comme un fils »: Harmel Kirschner
(Karole Rocher). DR

Dans un rôle écrit pour lui, le monstre sacré Vincent Lindon se glisse, avec son habituelle aisance, dans la peau d’un héros du quotidien confronté aux silences et aux non-dits d’un Victor qui explique qu’il vole pour éviter de se faire battre par son oncle. On songe souvent à son personnage de maître-nageur dans Welcome (2010) aux prises avec un jeune Kurde qui veut passer à la nage de Calais en Angleterre. Ici, c’est donc Victor (Stefan Virgil Stoica, recruté dans une école d’art dramatique de Roumanie) représentatif d’un peuple nomade rejeté et pauvre, qui devient la première préoccupation de l’ancien prof. Cependant, alors que Victor et les siens disparaissent de leur campement, l’histoire se met un peu à tourner à vide. Recruté par Harmel Kirschner, sa responsable (Karole Rocher), Jacques devient bénévole dans une association d’aide à l’enfance en danger. Et on voit sans peine se pointer une romance entre Jacques et la responsable de l’association… Mais l’hommage à l’éducation reste évidemment bienvenu.

Des femmes en quête d’harmonie  

"Black Tea": Cai (Han Chang) et Aya (Nina Mélo) dans les plantations de thé. DR

« Black Tea »: Cai (Han Chang) et Aya (Nina Mélo) dans les plantations de thé. DR

GESTES.- Une fourmi se déplace vers un tissu crème… On découvre qu’il s’agit d’une robe de mariée. Nous sommes dans une mairie en Côte d’Ivoire où un certain nombre de couples attendent de convoler devant le premier magistrat local. Les époux s’aèrent avec de petits ventilateurs. L’ambiance est à la joie autant chez les futurs mariés que dans les familles. La seule qui ne sourit pas sous son voile blanc, c’est Aya. Alors que son costaud de promis vient d’écraser la fourmi et de s’exprimer : « Oui, je consens ! », la belle jeune femme tarde, elle, à consentir. A une parente, elle a glissé : « Je ne veux pas vivre mon futur dans le mensonge. » Alors, dignement, Aya se lève et, devant l’assistance médusée, s’éloigne… On la retrouve dans les rues de Canton où elle a trouvé un travail dans la boutique de thé du taiseux Cai, un Chinois de la quarantaine…
Largement célébré au festival de Cannes 2014 pour l’impressionnant Timbuktu, son cinquième film, qui mettait en lumière les sinistres exactions des islamistes dans la ville malienne, le cinéaste Abderrahmane Sissako signe, cette fois, avec Black Tea (France/Taïwan – 1h49. Dans les salles le 28 février), une déambulation grave et poétique, entre la Côte d’Ivoire, la Chine et le Cap-Vert, au coeur de laquelle Aya va tenter de trouver ses marques. Certes, pratiquant bien le mandarin, elle est aussi à l’aise dans la boutique de thé où elle s’imprègne constamment des parfums que parmi la communauté d’expatriés africains qui tiennent, ici, le salon de coiffure Chez Trésor, là, le petit boui-boui Chez Ambroise… Pourtant, tout en savourant les attentions de Cai, Aya s’interroge sur leur liaison et se demande si elle pourra survivre autant aux préjugés qu’aux tumultes de leurs passés. En tout cas, les deux personnages centraux de Black Tea incarnent la rencontre sociale, politique et économique entre l’Afrique et la Chine mais le cinéaste qui souhaitait surtout nourrir son cinéma d’un imaginaire inattendu, observe :  « J’aurais très bien pu raconter cette histoire dans un autre contexte géographique. […] Pour ce qui est de l’identité culturelle, je ne réfléchis jamais à des personnages définis par leur appartenance à un peuple particulier. » De fait, Aya et Cai se retrouvent surtout dans l’envie d’une vie harmonieuse à travers une entente et une compréhension des autres.

"Black Tea": les gestes de la cérémonie du thé. DR

« Black Tea »: les gestes
de la cérémonie du thé. DR

En refusant le folklore, façon carte postale, Sissako met en scène une œuvre fortement contemplative traversée par des émotions, des sentiments, des sensations mais aussi par une douceur charnelle, ainsi les séquences dans les vertes collines des plantations de thé ou dans l’arrière-boutique où Cai initie Aya aux gestes immuables et précis de la cérémonie du thé. Et ces gestes semblent appartenir aussi à un rituel amoureux.
A cause des lumières chaudes de la photographie (signées Aymerick Pilarski), des nombreux surcadrages, du rythme souvent languide, on pense parfois au In the Mood for Love de Wong Kar-wai. Impression renforcée par la musique. On songe aux accents très saudade de la morna cap-verdienne ou encore à la reprise du Feeling Good de Nina Simone par Fatoumata Diawara. « Autant par la force de cette chanson, dit le metteur en scène, que par la personnalité de Fatoumata, qui est une femme extraordinaire, qui mène un combat pour les femmes. Qu’elle chante Nina Simone en bambara rejoint mon moteur sur ce film : l’envie de raconter la possibilité d’un monde en mouvement vers une harmonie. » Une harmonie qui doit beaucoup à Nina Mélo qui incarne superbement Aya. Sa gravité et sa grâce font énormément pour l’attrait de cette œuvre singulière et belle.

"Madame de...": Madame de Sévigné (Karin Viard) et Françoise (Ana Girardot).

« Madame de… »: Madame de Sévigné
(Karin Viard) et Françoise (Ana Girardot).

LETTRES.- « Où est la marquise de Sévigné qui m’enchantait ? » Françoise de Grignan se désole. Elles sont loin, les heures indolentes et ensoleillées où, sur les bords d’un fleuve, la mère promettait : « Je vous veux heureuse, indépendante et maîtresse de votre destinée. » Une destinée qui passe par la fréquentation de la Cour et la perspective d’un beau parti. Las, par une nuit de fête et sous les éclats des feux d’artifice, le roi croise la jeune Françoise et la bouscule dans un fourré. Marie de Sévigné, en réussissant à arracher sa fille aux ardeurs royales, signe aussi une forme de disgrâce. La ravissante Françoise devient difficile à marier. En 1669, Françoise épouse le comte de Grignan, déjà veuf deux fois et nettement plus âgé qu’elle. Dans ce mariage, elle apporte l’argent, lui le nom… Très rapidement le comte est nommé Lieutenant général de Provence par le roi et il doit aller occuper cette charge prestigieuse mais très lourde. Il veut évidemment que sa femme l’accompagne et c’est le début d’une série de longues séparations entre la mère et la fille qui donneront lieu à une correspondance fameuse, riche de plus de mille lettres…
Avec Madame de Sévigné (France – 1h32. Dans les salles le 28 février), Isabelle Brocard donne son second long-métrage de fiction après Ma compagne de nuit (2011) qui déjà mettait aux prises deux femmes (Emmanuelle Béart et Hafsia Herzi) dans un drame de la fin de vie. Ici, dans une mise en scène fluide qui privilégie l’intime, la cinéaste orchestre le duo mère-fille le plus célèbre de la littérature française mais montre surtout les tourments d’une relation fusionnelle et finalement dévastatrice. Car, en ce milieu du 17e siècle, plus la marquise veut faire de sa fille une femme brillante et libre, à son image. Plus elle tente d’avoir une emprise sur le destin de la jeune femme, plus celle-ci se rebelle… « Les contraintes, dit la cinéaste, qui pèsent sur le corps, le destin, la liberté des femmes, sont en partie à l’origine de cette relation ravageante, et c’est encore le cas aujourd’hui évidemment. J’ai eu le désir de parler du présent à travers l’acuité de ce siècle passionnant qu’est le 17e siècle sur la question des femmes. »

"Madame de...": Françoise et sa mère à la Cour. Photos Julien Panié

« Madame de… »: Françoise et sa mère à la Cour.
Photos Julien Panié

En s’appuyant sur deux comédiennes qui se glissent avec aisance dans leurs personnages, Isabelle Brocard décrit une relation emplie de déception, de provocations entre les deux femmes. Madame de Grignan (Ana Girardot tout en grâce fragile) n’hésite pas à provoquer Madame de Sévigné (Karin Viard, flamboyante et énergique): elle fait circuler ses lettres, court les routes de Provence avec son mari, multiplie les grossesses…
Françoise pourrait tout à fait se séparer de sa mère : elle préfère adopter une posture de victime permanente, accuser, culpabiliser, demander de l’aide parfois…. Madame de Sévigné pourrait écouter son amie Madame de La Fayette qui lui fait remarquer qu’elle est littéralement obsédée et la conjure de prendre ses distances et de cesser d’empiéter sur la vie de sa fille… Mais l’une et l’autre en sont incapables.

Un héros discret et des chevaliers venus d’ailleurs  

"Une vie": Nicholas Winton (Anthony Hopkins). DR

« Une vie »: Nicholas Winton
(Anthony Hopkins). DR

MEMOIRE.- Fin septembre 1938, Hitler, en champion du principe des nationalités, décide de « libérer les Allemands des Sudètes » de l’« oppression » tchécoslovaque et exige de Prague l’annexion au Reich de cette région frontalère stratégique. Ainsi, dit-il aux Français et aux Britanniques, ce problème territorial résolu, « l’Europe connaîtra ensuite la paix pour mille ans ».
Mais, du côté de la capitale tchèque, nul n’est dupe des visées du Führer. Et les familles juives ne doutent pas de la solution finale même si elle ne sera formellement décrite qu’en 1942 à la conférence de Wannsee… Pourtant, en 1938, entre Londres et Prague, un courtier britannique (Johnny Flynn en Winton jeune) décide de tout mettre en œuvre, dans les mois précédents la déclaration de guerre, pour sauver le plus d’enfants tchécoslovaques. Il se rapproche du Comité britannique pour les réfugiés de Tchécoslovaquie et s’active pour obtenir des visas, de l’argent pour le transport et un accueil dans des familles de Grande-Bretagne. Cet homme, Nicholas Winton, on le retrouve, dans l’Angleterre de 1987, dans sa belle maison avec piscine… Même âgé, Winton ne cesse de penser aux autres en militant dans des associations caritatives. Son épouse, elle, se désole de voir s’accumuler partout des cartons de documents, d’autant qu’ils attendent la venue de leur fille qui a récemment accouché. Alors Nicholas décide de tout brûler. Mais pas question de faire disparaître une mallette en cuir. Elle contient le précieux « livre de Prague » avec des coupures de presse, des courriers, des listes avec des milliers de noms et surtout les photos des visages tristes des enfants tchèques…

"Une vie": Nicholas Winton jeune (Johnny Flynn). DR

« Une vie »: Nicholas Winton jeune
(Johnny Flynn). DR

Pour son premier long-métrage, le cinéaste anglais James Hawes donne, avec Une vie (Grande-Bretagne – 1h49. Dans les salles le 21 février) un bon biopic qui, même s’il n’est pas extraordinaire dans sa mise en images, réussit d’une part à rendre hommage à Nicholas Winton dont l’action, durant la dernière guerre, n’était guère connue et d’autre part à provoquer l’émotion, notamment grâce au jeu sensible de cet immense comédien qu’est Anthony Hopkins. Il incarne le vieil homme qui se retourne sur ses souvenirs, hanté par les noms et les photos des enfants qu’il n’a pu arracher à l’ignominie nazie. Un homme qui, dans la tourmente guerrière, s’est dit : « Je dois le faire ! » Et qui entendra un rabbin praguois qu’il doit convaincre de lui donner une liste d’enfants juifs à emmener vers l’Angleterre, lui enjoindre : « Si tu commences, tu achèves ! » Avec fougue et peut-être même un peu d’ingénuité, Nicholas Winton sauvera 669 enfants juifs.
Une vie, fondé sur le livre écrit par Barbara, la fille de Winton, reprend aussi l’événement qui a conduit à faire connaître cet Oskar Schindler britannique du grand public. En 1988, l’émission That’s Life de la BBC consacre une partie de son programme à Winton et à son « livre de Prague » qu’il avait confié à Betty, l’épouse française de Robert Maxwell, le magnat de la presse anglaise, avant de le déposer au mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. A cette occasion, Winton (disparu en 2015 à l’âge de 106 ans) retrouvera des enfants, désormais adultes, qui ont survécu grâce à lui.
Alors, on peut entendre la litanie des noms des « enfants de Nicky » : Elsie, Petr, Jan, Marta, Esther, Vera, Hanus…

"L'empire": Jane (Anamaria Vartolomei), Jony (Brandon Vlieghe), Line (Lyna Khoudri). DR

« L’empire »: Jane (Anamaria Vartolomei), Jony (Brandon Vlieghe), Line (Lyna Khoudri). DR

APOCALYPSE.- Jeune marin-pêcheur sur la mer du Nord, Jony mène une existence paisible auprès de sa mère et de son jeune fils, le blond Freddy. A proximité de sa maison donnant sur les dunes, passe parfois la mignonne et assez délurée Line, constamment en train de se filmer avec son portable. Ce jour-là, son ex-femme, accompagné d’un certain Rudi, passe récupérer Freddy. Las, leur voiture fait soudain des tonneaux dans un champ. Alors que Freddy est indemne, sa mère est éjectée du véhicule et git, mourante, dans l’herbe. C’est alors que Rudi dégaine un sable laser et décapite la jeune femme… L’apocalypse serait-elle en marche ?
Avec L’empire (France – 1h50. Dans les salles le 21 février), Bruno Dumont est de retour sur le grand écran après un France (2021) qui nous avait quelque peu laissé sur notre faim. En son temps, à Cannes, le cinéaste avait sacrément défrayé la chronique avec des films remarqués comme La vie de Jésus (1997) et L’humanité (1999), tous deux primés sur la Croisette. Ici, il ne va manquer d’être très clivant, comme on dit aujourd’hui… Car, dans cette réflexion sur l’amour et la mort mais aussi sur la lutte du Bien et du Mal, le nouveau film de Bruno Dumont tient tout à la fois d’une aventure… galactique et d’une chronique du Boulonnais avec ces petites gens de la Côte d’Opale et des Hauts de France auquel le cinéaste est très attaché. « Le Bien et le Mal, dit Dumont, n’existent pas en soi ; dans le réel et le commun, c’est juste l’humain qui se dresse ou s’abaisse, ici et là. La conduite morale n’est pas une balance : c’est une bascule…. »

"L'empire": Fabrice Luchini en Belzébuth. DR

« L’empire »: Fabrice Luchini en Belzébuth. DR

S’il risque assurément de défriser les tenants purs et durs de la saga Star Wars, Bruno Dumont s’amuse cependant à dézinguer les mythes dans une guerre des mondes burlesque. On est alors invité à le suivre dans une narration volontiers bouffonne et parfois franchement hilarante. Mais comme le film a aussi des coups de moins bien, on peut être enclin alors à décrocher. Reste à se délecter de situations loufoques, du passage de vaisseaux spatiaux ou d’un cyclone mais essentiellement de personnages que le cinéaste trousse avec une belle aisance surtout lorsqu’il s’agit d’individus constamment décalés comme le couple de gendarmes en civil déjà présents dans la mini-série P’tit Quinquin (2014). Autour de Jony (Brandon Vlieghe), on remarque deux jeunes femmes, potentiellement dangereuses mais très séduisantes, incarnées par Lyna Khoudri et Anamaria Vartolomei. Au passage, Dumont montre qu’il n’a rien de sa capacité à filmer des scènes purement sexuelles… Camille Cottin fait une apparition en reine/maire mais c’est surtout Fabrice Luchini qui s’en donne à coeur-joie. Délaissant la retenue adoptée naguère dans La petite de Guillaume Nicloux, Luchini apparaît complètement en roue libre dans un Belzébuth ricanant et vociférant et portant un invraisemblable pyjama molletonné. Le dernier mot appartient au petit Freddy qui, apaisé, lâche : « C’est tout ».

 

Foooooolie dupienne !  

Dali (Edouard Baer) en entretien avec Judith (Anaïs Demoustier). DR

Dali (Edouard Baer) en entretien
avec Judith (Anaïs Demoustier). DR

Ne dites pas à Quentin Dupieux que son film est surréaliste. Ca le met en colère parce que le mot, aujourd’hui, ne veut plus rien dire. On l’utilise à toutes les sauces dès qu’on ne comprend pas quelque chose. A peu près autant que le terme absurde. Du temps de Dali, oui, le surréalisme était un combat, une envie de changer le monde, de le regarder autrement.
Avec le premier plan du film sur un piano-fontaine, Quentin Dupieux, d’entrée, ramène le spectateur à l’oeuvre de Salvador Dali et donne les règles du jeu. « On entre dans un monde où les pianos sont des fontaines infinies, où poussent des arbres, sur fond de paysage doré ». Invitation à monter à bord !
Alors, si le mot surréalisme ne convient pas, on dira quand même que ce douzième long-métrage est complètement foutraque, carrément délirant, positivement barré ! Mais sans jamais verser dans le n’importe quoi. Comment en aurait-il pu être autrement puisque le cinéaste confie : « Pour écrire et réaliser cet hommage, je suis entré en connexion avec la conscience cosmique de Salvador Dali et je me suis laissé guider, les yeux fermés. »
Après avoir été, pendant quatre ans, pharmacienne (mais en détestant cela), Judith Rochant a choisi le beau mais difficile métier de journaliste. Elle a pas mal galéré mais elle semble tenir le bon bout puisqu’elle a l’inestimable chance de pouvoir interviewer l’immense Salvador Dali. Certes, la première rencontre se passe mal car le maître s’attendait à trouver des caméras. Et Judith n’a que son style et son carnet de notes. Qu’importe, Judith n’entend pas lâcher le morceau. C’est désormais un film documentaire qu’elle lui propose. Las, lorsque Dali, au volant de sa Rolls-Royce, arrive sur la plage, il démolit la caméra avant même le début du tournage.

Judith et son producteur (Romain Duris). DR

Judith et son producteur (Romain Duris). DR

Voilà pour un semblant de trame car Daaaaaali ! s’embarque joyeusement sur ces brisées loufoques qui font le sel (et l’ordinaire!) des œuvres de Quentin Dupieux. Il faut bien cela pour cerner un personnage « excentrique et concentrique, à la fois anarchiste et monarchiste ». Bien sûr, le propos de Dupieux n’est pas de raconter l’homme de Cadaquès et on ne trouve pas trace ici de la gare de Perpignan pourtant considérée comme le « centre de l’univers ». Le cinéaste sait bien qu’un projet de biopic est absurde mais il joue en permanence la carte de la métamorphose. Ici, à chaque tentative de faire parler Dali, il s’échappe. Et le film avec.
D’autant que, soudain, Dupieux passe à table. Dali est invité à dîner chez son jardinier. Parmi les convives, se trouve le père Jacques, un ecclésiastique, qui demande à l’artiste, s’il peut lui raconter un rêve récent. Il y est question des flammes de l’enfer mais aussi d’un cow-boy armé et tireur redoutable. Mais le rêve de l’évêque, plusieurs fois achevé en apparence, est à chaque fois repris et prolongé, le repas ne semblant pas s’achever non plus…

Dali (Gilles Lellouche) en Rolls. DR

Dali (Gilles Lellouche) en Rolls. DR

Un évêque sur un âne, une pluie de chiens morts, un repas qui prend une étrange tournure… On a compris que, dans sa connexion avec le cinéaste, Dali l’a emmené voir ce cher Luis Bunuel avec lequel il signa, il y a fort longtemps -c’était en 1929- un fameux Chien andalou entré définitivement au panthéon du 7e art. Pas de doute, Dupieux a subtilisé quelques images et quelques idées qui n’enlèvent rien à l’originalité de son Daaaaaali ! Qu’on se rassure, le cinéaste réussit à reprendre (de justesse?) le contrôle de son film pour en faire une déclaration d’amour à ce Dali qui l’a conduit de force dans les tréfonds de ses angoisses morbides et de ses rêves.
Mais on s’amuse tout autant des séquences consacrées au producteur (savoureux Romain Duris) du film documentaire réalisé par Judith. Comme Cédric Khan dans le récent Making of, Dupieux a probablement puisé dans ses souvenirs et ses angoisses de tournage pour nourrir ses dialogues. Lorsque ce producteur veut augmenter le nombre d’assistants qui cavalent dans tous les sens sur le plateau… pour faire riche, Dupieux parle-t-il en connaissance de cause ? Et quand ce même producteur affirme qu’il faut une maquilleuse dans l’équipe parce que « les vedettes adorent qu’on leur torche le cul », on sourit en douce. La maquilleuse, elle, se fiche que Dali, dont elle poudre le front, reluque son décolleté. Le cinéaste pousse même le bouchon plus loin, l’extravagant Dali demandant s’il peut y poser ses mains. Iiiiiiiidée subliiiiiiime ! La maquilleuse pourra vendre ses seins touchés par les mains du maître. Dali avait compris, avant beaucoup de monde, les vertus de la communication !

Dali (Jonathan Cohen) circonspect? DR

Dali (Jonathan Cohen) circonspect? DR

Enfin, on ignore si c’est le maître qui a soufflé à Queeeeeentin, l’idée de convoquer cinq comédiens pour interpréter son personnage, évidemment trop complexe pour un seul homme… Gilles Lellouche, Pio Marmaï, Jonathan Cohen, Didier Flamand et le toujours épatant Edouard Baer s’emparent de Dali avec une joie manifeste. Quant à Quentin Dupieux, il s’amuse comme un fou à changer, d’un plan à un autre, d’interprète pour son singulier artiste. Présente pour la quatrième fois dans le cinéma de Dupieux, Anaïs Demoustier, dans le rôle de Judith, participe avec grâce au généreux vent de folie qui traverse Daaaaaali !
Dali le disait lui-même, sa personnalité était probablement son plus grand chef d’oeuvre. Avec drôlerie et déférence, mais oui, Dupieux nous le raconte ! On monte à bord de cette aventure surréaliste avec ravissement.

DAAAAAALI ! Comédie dramatique (France – 1h18) de Quentin Dupieux avec Anaïs Demoustier, Gilles Lellouche, Edouard Baer, Jonathan Cohen, Pio Marmaï, Didier Flamand, Romain Duris, Agnès Hurstel. Dans les salles le 7 février.

La vie paradisiaque de la famille Höss  

Le jardin de la famille Höss à Auschwitz. DR

Le jardin de la famille Höss à Auschwitz. DR

Des azalées et des roses, des phlox et des dahlias ! Dans le joli jardin de la famille Höss, il y a de quoi réaliser de ravissants bouquets pour embellir une grande maison propre et claire. Et, dans le potager, poussent des tomates et des choux-rave, du fenouil, du romarin, des citrouilles et des haricots qui feront d’excellents repas pour papa Rudolf, maman Hedwig et leurs petits Johann, Hans, Inge-Brigit, Annagret et Heideraut…
C’est sur des images parfaitement bucoliques que s’ouvre La zone d’intérêt. Un fleuve tranquille, des abords ombragés, de la verdure et de la forêt alentour. La famille Höss vient s’y détendre et s’y baigner avant de regagner ses pénates.
Nous sommes pourtant en Pologne. Là où, durant la guerre, le Reich hitlérien étend son espace vital. L’Obersturmbannführer Rudolf Höss n’est autre que le commandant du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz. Mari tranquille et attentionné, il veille au bien-être et au confort des siens et laisse à son épouse Hedwig le soin d’élever sa petite troupe qui part, le matin, à l’école en faisant le salut hitlérien et joue, l’après-midi, sur la pelouse verte autour du toboggan et de la piscine.
Pourtant cette observation de la paisible vie quotidienne de la famille Höss se heurte constamment à un haut mur, à des barbelés, à des bâtiments surmontés de cheminées qui crachent nuit et jour des fumées rougeoyantes. De ce côté-ci du mur gris, Hedwig Höss et ses amies prennent le café et du strudel, de l’autre, on assassine de manière industrielle.

Hedwig (Sandra Hüller) dans son jardin. DR

Hedwig (Sandra Hüller) dans son jardin. DR

Avec un regard implacable autant qu’impassible, Jonathan Glazer, qui a consacré dix années de réflexion à ce sujet, orchestre la coexistence de deux extrêmes. Celui des Höss se déroule devant nos yeux. L’autre est dans un hors-champ d’autant plus terrifiant qu’il se résume à des sons. Optant pour une forme audacieuse d’inversion, Glazer conserve une horreur fugitive sans que son importance soit banalisée, ni sa capacité à déranger diluée. Car un bourdonnement ininterrompu traversé d’éclats brutaux, de coups de feu, de hurlements glace le sang.
Peut-on, hors le documentaire, filmer l’Holocauste ? Le cinéma s’est régulièrement posé la question. En 2015, en racontant deux jours dans la vie de Saul Ausländer, prisonnier juif hongrois oeuvrant dans un Sonderkommando de l’un des fours crématoires d’Auschwitz, Laszlo Nemes, avec Le fils de Saul, proposait une approche impressionnante par son réalisme mais aussi sa retenue. Si l’on était bien à l’intérieur du camp, c’est l’expérience sonore et sensorielle qui prenait le pas sur la représentation.
Jonathan Glazer va plus loin encore. Il demeure aux portes de l’enfer mais c’est pour mieux bousculer le spectateur confronté à l’innommable à travers les allers et venues de la famille Höss. Dans son uniforme impeccable, Rudolf Höss monte son cheval pour aller au travail. Le soir venu, il lit, dans leurs chambres, des contes à ses enfants pour les faire dormir. Et la sorcière d’Hansel et Gretel, brûlée dans son fourneau, prend une tonalité singulièrement effrayante.

Rudolf (Christian Friedel) et Hedwig se souviennent d'un beau voyage en Italie. DR

Rudolf (Christian Friedel) et Hedwig
se souviennent d’un beau voyage en Italie. DR

Quant à Hedwig, bonne mère de famille allemande dévouée à son époux, à ses enfants et à la cause national-socialiste, elle vaque aux tâches du foyer. A sa mère qui vient passer quelques jours dans la maison familiale, elle fait les honneurs de son jardin, de son potager. Un endroit, dit-elle, qu’elle a entièrement aménagé là où il n’y avait qu’un champ. Lorsque sa mère lui demande si les domestiques de la maison sont juifs, elle lance, joyeusement, « Les Juifs sont de l’autre côté du mur ». Hors de vue, hors de l’esprit. C’est pourtant la mère d’Hedwig qui disparaitra de la belle maison d’Auschwitz après des nuits sans sommeil à regarder les rideaux de sa chambre se teinter constamment d’un rouge funèbre.
A côté d’un Christian Friedel impressionnant dans la peau d’un Rudolf Höss, parfait et calme fonctionnaire de la banalité du Mal, on retrouve Sandra Hüller, déjà applaudie naguère dans Anatomie d’une chute. La comédienne, qui se refusait jusque là à incarner un personnage de nazi, est une Hedwig, véritable bobonne allemande, qui rit, en racontant, que son Rudi la surnomme « la reine d’Auschwitz ». Elle est quasiment touchante quand, dans son lit, elle demande à son mari s’il l’emmènera encore dans cet agréable spa en Italie. Elle révulse quand elle essaye, paisiblement, un manteau de vison arraché à une victime juive. Elle est effroyable de calme quand elle dit, à une domestique polonaise : « Si je voulais, mon mari pourrait répandre tes cendres à Babice… »

Essayage d'un manteau de vison venu... d'en face. DR

Essayage d’un manteau de vison
venu… d’en face. DR

Evoquant ses anxiétés devant le fait de travailler avec un matériau très chargé, le cinéaste anglais observe : « Je ne voulais pas avoir l’impression de faire un film sur cette période [de l’Histoire] pour le mettre dans un musée. Nous parlons ici de probablement l’une des pires périodes de l’histoire de l’humanité, mais nous ne pouvons pas dire ‘mettons-la au placard’ ou ‘il ne s’agit pas de nous, nous sommes à l’abri de tout ça, c’était il y a 80 ans’. Nous ne pouvons pas nous dire que cela ne nous concerne plus. Clairement, cela nous concerne, et c’est troublant de le constater, mais cela sera peut-être toujours le cas. Donc je voulais porter un regard moderne sur le sujet. »
Pour La zone d’intérêt (le titre fait référence à l’Interessengebiet, terme utilisé par les nazis pour décrire le périmètre de 40 km2 entourant le camp de concentration d’Auschwitz en périphérie d’Oświęcim en Pologne, un euphémisme aussi épouvantable que Endlösung), Jonathan Glazer s’est appuyé sur le roman éponyme (2014) de Martin Amis et a fait le choix de tourner sur les lieux même du drame, estimant que le sujet du film était ce lieu même.
Tandis que le directeur de la photographie Lukasz Zal signe une image à la froideur clinique et dépourvue de beauté, le cinéaste nous entraîne dans un univers « paradisiaque » qui s’effrite petit à petit. On ressent un évident malaise quand Höss traverse sa maison de part en part, la nuit, pour fermer à clé toutes les issues…
L’incrédulité naît aussi de cette ubuesque situation de couple où le mari est muté ailleurs (après quatre ans à Auschwitz, Höss sera déplacé à Oranienburg avec des responsabilités accrues) et où l’épouse fait une colère parce qu’elle n’entend pas quitter ce domicile qu’elle a modelé de ses mains. Et qu’importe si les fenêtres donnent sur des cheminées. On est définitivement glacé en voyant le commandant d’Auschwitz s’enfoncer, symboliquement, dans les profondeurs de l’enfer.
Grand prix du festival de Cannes 2023, La zone d’intérêt est à bien des égards, un film majeur et exceptionnel. Y compris par sa manière, aussi étrange que saisissante, de nous rappeler qu’il importe de ne jamais oublier l’Histoire. Au risque de la revivre.

LA ZONE D’INTERET Drame (USA – Grande-Bretagne – Pologne – 1h45) de Jonathan Glazer avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus, Luis Noah Witte, Nele Ahrensmeier, Lili Falk, Anastazja Drobniak, Cecylia Pekala, Kalman Wilson, Julia Polaszek, Imogen Kogge, Medusa Knopf, Zuzanna Kobiela, Martyna Poznanska, Stephanie Petrowicz, Max Beck, Andrey Isaev. Dans les salles le 31 janvier.

Des femmes emportées dans le drame et la folie  

"Stella": Stella (Paula Beer) rêve de jazz. DR

« Stella »: Stella (Paula Beer) rêve de jazz. DR

TRAHISON.- Dans le Berlin d’août 1940, malgré les mesures répressives imposées par le régime nazi, Stella Goldschlag continue de rêver à une carrière de chanteuse de jazz. Avec ses amis musiciens, ils se retrouvent régulièrement pour jouer et répéter en s’imaginant sur la scène new-yorkaise du Cotton Club. Mais le coeur y est de moins en moins même s’ils se disent qu’ailleurs, en Amérique évidemment, l’herbe est plus verte. L’Allemagne de ces années-là n’est pas une terre hospitalière pour les Juifs et tous ces jeunes gens tremblent devant un sombre avenir. En février 1943, Stella, qui a épousé Manfred Kübler, travaille, avec le statut de travailleur forcé juif, dans une usine d’armement berlinoise… Elle et ses amis ont beau se dire « On survivra aux nazis », la menace se fait toujours plus précise pour les Juifs…
Avec Stella, une vie allemande (Allemagne – 2h. Dans les salles le 17 janvier), le réalisateur Kilian Riedhof raconte l’aventure d’une charmante jeune femme qui rêve des planches de Broadway mais qui se trouve vivre à la mauvaise époque et au mauvais endroit. « J’ai été fasciné par Stella, dit le cinéaste, dès l’instant où j’ai découvert son histoire. Bien sûr, je m’interroge sur l’origine de cette fascination. Peut-être parce qu’elle semble être un personnage très moderne, qui aspire non seulement à survivre, mais aussi à s’épanouir et à prospérer. Elle est à la fois coupable et victime. Il n’est pas facile de la juger… »
Le film s’inspire de la vraie histoire de Stella Goldschlag, née en 1922 à Berlin. Arrêtée en 1945 par les Russes, celle qui fut qualifiée de « poison blond » passa dix années dans les camps soviétiques. Sa peine purgée, de retour à Berlin-Ouest, elle est de nouveau condamnée à dix ans d’emprisonnement, peine qui n’est pas appliquée au titre des années de détention déjà effectuées. En 1994, à Fribourg, Stella Goldschlag se suicide à l’âge de 72 ans. D’après les documents réunis lors de ses procès, elle aurait provoqué, par ses dénonciations, la mort d’entre 600 et 3 000 Juifs.

"Stella": "Le poison blond" en action. DR

« Stella »: « Le poison blond » en action. DR

Dans une mise en scène pas forcément innovante et avec une caméra qui bouge beaucoup, le film parvient cependant à captiver parce qu’il met en scène une terrible descente aux enfers. Pour empêcher Toni et Gerd, ses parents, d’être arrêtés par les nazis et déportés à Auschwitz, Stella va tout bonnement trahir son peuple. Interpellée par la Gestapo, interrogée sans ménagement et violemment battue, la jeune femme accepte de collaborer. Ses principes mouvants et son absence de moralité vont la faire basculer dans l’ignominie. La ravissante blonde aux yeux bleus (cette apparence d’aryanité lui avait régulièrement permis d’échapper aux rafles de Juifs) se mue, à partir de 1943, en terrifiante chasseuse de Juifs.
Découverte en 2016 par le public francophone dans Frantz de François Ozon, la comédienne allemande Paula Beer se glisse, avec aisance, dans la peau de cette impressionnante victime-coupable-survivante…

"Captives": Fanni (Mélanie Thierry) en plongée dans la folie. DR

« Captives »: Fanni (Mélanie Thierry)
en plongée dans la folie. DR

FOLIE.- Une femme joue avec ses fins gants en résille dans une voiture à chevaux. On entend le bruit des sabots sur les pavés parisiens. Lorsque le véhicule s’arrête, ce sont des menottes qui se referment sur les poignets de cette bourgeoise. Tenue en laisse, elle franchit plusieurs lourdes grilles. Nous sommes en 1894 à l’hôpital de la Salpêtrière où Fanni s’est volontairement laissée enfermer, prête à passer pour folle. Car cette femme n’a trouvé que cette solution pour retrouver la trace de sa mère, elle aussi enfermée ici, une bonne vingtaine d’années plus tôt. Entre la glaciale Bobotte, surveillante générale du quartier des démentes, et la redoutable La Douane, infirmière spécialement perverse et haineuse, Fanni entre dans un univers auquel elle semble n’avoir que très peu de chances d’échapper…
C’est en se plongeant dans l’histoire du dernier « bal des folles » de la Salpêtrière (avant même la parution du Bal des folles, le livre de Victoria Mas qui contribua en 2019 à le faire connaître) que le cinéaste Arnaud des Pallières décida de se lancer dans l’aventure de Captives (France – 1h50. Dans les salles le 24 janvier). Dans le Paris de la fin du 19e siècle, le « bal des folles » de la Salpêtrière est un évènement mondain où, le temps d’une soirée, le Tout-Paris s’encanaille sur des valses et des polkas en compagnie de femmes déguisées en colombines, gitanes, zouaves. Mais ces instants joyeux cachent une réalité sordide. Voulu et encouragé par Charcot, le fameux neurologue, le bal permet une rencontre entre « malades » et « gens de la haute ».

"Captives": Bobotte (Josiane Balasko), surveillante générale de l'asile. DR

« Captives »: Bobotte (Josiane Balasko), surveillante générale de l’asile. DR

« Nous voulions raconter, dit le cinéaste, le quotidien de ces femmes pauvres enfermées à la Salpêtrière, selon des critères qui relèveraient aujourd’hui de l’arbitraire le plus pur… » Captives retient l’attention pour deux raisons : l’intéressante représentation de ce quotidien glauque et mortifère et le magnifique quintette formé par des actrices brillantes. Connu pour Parc (2009), Michael Kohlhaas (2013) et Orpheline (2016), Des Pallières dirige ainsi Josiane Balasko, Yolande Moreau, Carole Bouquet, Marina Foïs et, dans le rôle principal, Mélanie Thierry qui campe une Fanni infiltrée et lancée, parmi une multitude d’autres convaincues de « folie », dans une aventure périlleuse qui culminera à l’heure du bal. Voici donc une suite de portraits de femmes dont celui, fort intriguant de Madame Chevalier (de son vrai nom Hersilie Rouÿ), une bourgeoise internée très longtemps au nom de l’idée répandue à l’époque qu’une femme saine ne pouvait qu’être mariée et s’occuper d’enfants. Cependant le film surprend par la mise en scène de visages luisants et halés, dans des images contrastées et colorées qui s’appliquent à prendre le contrepied de l’imaginaire d’un film carcéral au 19e siècle.

 

Le jeu trouble de Gracie et Elizabeth  

Elizabeth (Natalie Portman) et Gracie (Julianne Moore). DR

Elizabeth (Natalie Portman)
et Gracie (Julianne Moore). DR

C’est un bel mais énigmatique générique qui ouvre le nouveau film de l’Américain Todd Haynes. Des images colorées d’un environnement luxuriant dans lequel semble se mouvoir des insectes… Et puis, nous voilà du côté de Savannah, en Géorgie, dans une Amérique rurale autour d’une vaste maison au bord d’un fleuve où l’on s’active pour préparer un barbecue et des hot dogs… C’est là que débarque, chapeau mou sur les yeux et grosses lunettes sombres sur le nez, Elizabeth Berry, une actrice célèbre à Hollywood. Pour préparer son personnage dans un film qu’elle s’apprête à tourner, la comédienne a obtenu de pouvoir rencontrer Gracie Atherton-Yoo, une femme dont la vie sentimentale a enflammé, une vingtaine d’années plus tôt, les gazettes people et passionné l’Amérique. Dans ses bagages, Elizabeth a apporté quelques uns de ces magazines. Elle les feuillète et passent ainsi sur des titres comme « La séductrice sort de prison ! »
Comme il le fit en 2016 avec Carol interprété par Cate Blanchett et Rooney Mara (meilleure actrice à Cannes 2015), Todd Haynes a de nouveau, ici, l’opportunité d’orchestrer l’affrontement de deux fameuses comédiennes, en l’occurrence la nouvelle venue (chez lui), Natalie Portman et son actrice fétiche, Julianne Moore, présente pour la cinquième fois dans un film de l’Américain de 63 ans.
Dans un numéro récent de M, le magazine du Monde, le metteur en scène confiait : « A mon sens, les mélodrames les plus bouleversants sont ceux au cours desquels un individu tente d’exprimer un désir que tout son milieu social fait tout pour réprimer ».
A travers la recherche, quasiment l’enquête, que mène l’actrice, va peu à peu se révéler le passé de Gracie tandis qu’on comprend de quelle manière, plutôt difficile, tous les membres de cette famille ont réussi, tant bien que mal, à survivre au scandale malgré les jugements et le mépris de tous.

Gracie et Joe, un couple figé dans le déni. DR

Gracie et Joe, un couple figé dans le déni. DR

Todd Haynes s’appuie, ici, sur l’histoire vraie de Mary Kay Letourneau, une prof de maths de l’État de Washington, alors âgée de 34 ans, qui a développé une relation intime avec Vil Fualaau, l’un de ses élèves âgé alors de 12 ans. Condamnée pour détournement de mineur, l’enseignante a eu deux enfants en prison avec son jeune amant qu’elle épousa en 2005, à sa majorité.
Avec May December, Haynes explore l’une des grandes caractéristiques de l’espèce humaine : son impressionnante capacité à ne jamais se regarder en face. Ainsi, d’entrée, on se prend quasiment de sympathie pour cette actrice qui entend bien faire son boulot en se renseignant sur le personnage qu’elle va devoir incarner. Par Elizabeth, on fait la connaissance de Gracie et, puis, on découvre comment la comédienne utilise tous ceux qu’elle rencontre.. « C’est cela qui me séduisait dans ce projet, dit le cinéaste, (…) mettre le spectateur dans une position instable, dans laquelle il doit constamment réévaluer ce qu’il pense des personnages… »
Même s’il fait référence au Persona (1966) de Bergman et à ses deux personnages qui finissent par s’interpénétrer (la séquence du maquillage devant le miroir apparaît comme un hommage au Suédois), Haynes se situe clairement dans la lignée des maîtres du mélodrame américain et tout spécialement dans celle de Douglas Sirk. Comme le réalisateur du Mirage de la vie (1959), le metteur en scène gomme les éléments les plus réalistes de son film pour se concentrer sur la confrontation de deux femmes. L’une a tenté de renouer avec une forme d’innocence malgré la dureté du monde. L’ autre la « vampirise » pour nourrir le portrait qu’elle va entreprendre de rendre à l’écran.

Elizabeth mène son enquête... DR

Elizabeth mène son enquête… DR

Par sa présence, ses questions, par son implication dans la recherche de la « vérité » de Gracie et de son mari Joe, Elizabeth trouble un couple dont les fondements sont figés par vingt années d’obstination et de déni.
Tandis que Joe s’occupe de ses insectes et échange des sms avec une mystérieuse (jeune) femme, Elizabeth pousse Gracie dans ses retranchements et circonvient le fragile Joe. Pour son 11e long-métrage, Haynes parvient, par d’imperceptibles changements de perspective, à faire entrer le spectateur dans les similitudes entre Elizabeth et Gracie que l’une et l’autre ne semblent pas capables de voir en elles-mêmes.
C’est sous sa casquette de productrice que Natalie Portman a apporté, en 2020, le scénario de Samy Burch à Todd Haynes. Ce dernier s’est emparé, avec brio, d’une ambiguïté morale et narrative excitante, troublante et à même de distiller le malaise.

Elizabeth questionne Joe (Charles Melton). DR

Elizabeth questionne Joe (Charles Melton). DR

Il restait alors, mais cela Haynes le maîtrise parfaitement, à donner vie à deux remarquables personnages de femmes. Natalie Portman et Julianne Moore, on l’a dit, s’en emparent avec gourmandise et une goutte de fiel pour proposer un jeu de massacre feutré mais cruel. Quant à Charles Melton (Joe), il apporte brillamment sa part subtile et impénétrable.
En s’appuyant sur la belle écriture du scénario, le réalisateur distille de fortes images qui semblent fouiller au plus près la psyché de Gracie et d’Elizabeth. Enfin la tension du propos est renforcée par l’utilisation originale de la partition écrite, en 1971, par Michel Legrand pour Le messager de Joseph Losey, réarrangée, ici, par le compositeur Marcelo Zarvos.
Il y a déjà bien longtemps, François Truffaut disait : « Je demande à un film que je regarde d’exprimer soit la joie de faire du cinéma, soit l’angoisse de faire du cinéma. » Avec le cinéma de Todd Haynes, on sait de quel côté, on balance.

MAY DECEMBER Drame (USA – 1h57) de Todd Haynes avec Natalie Portman, Julianne Moore, Charles Melton, Cory Michael Smithg, Elizabeth Yu, Gabriel Chung, Piper Curda, D.W. Moffet, Lawrence Arancio. Dans les salles le 24 janvier.

Bella Baxter, les découvertes d’une femme libre  

Bella (Emma Stone) aux prises avec Duncan (Mark Ruffalo). DR

Bella (Emma Stone) aux prises
avec Duncan (Mark Ruffalo). DR

Travelling avant sur une grande jeune femme vêtue d’une longue robe bleue. Vue de dos, elle enjambe le parapet d’un pont et disparaît dans l’eau noire… Mais la jeune femme -enceinte- n’est pas morte. Elle a été ramenée à la vie par le brillant mais très peu orthodoxe docteur Godwin Baxter. Enfermée dans la vaste demeure du médecin, Bella, dont la démarche bien chaotique intrigue, tente de trouver ses marques. Force est de constater que la ravissante jeune femme n’est qu’une enfant. Au sens premier du terme. Elle mange avec ses doigts et crache la nourriture qu’elle n’aime pas, gifle ceux qui s’approchent trop près d’elle et fait pipi sous elle au milieu des salons.
Mais Bella des excuses. Tel le docteur Frankenstein -la référence est limpide- Godwin Baxter a « réveillé » cette ravissante morte en lui greffant le cerveau du bébé qu’elle portait. Pourtant le professeur de médecine est un homme bienveillant qui ne veut que le bien-être de son étrange pupille. Pour l’étudier et la protéger, il recrute l’un de ses assistants, le malhabile Max McCandless. Instantanément, le tendre Max tombe sous le charme de Bella. Godwin certes a prévenu : l’âge et le corps de Bella sont pas en adéquation. Max a beau prévenir : « Ca ne se fait pas en société », la jeune femme n’a aucun frein quand elle se donne du plaisir. Venue de nulle part, cette orpheline a surtout une inextinguible soif d’apprendre et de partir à la découverte du monde. Alors que Max propose de l’épouser, survient Duncan Wedderburn, sémillant séducteur et bellâtre débauché. Commence alors une odyssée étourdissante à travers les continents. Imperméable aux préjugés de son temps, Bella est résolue à ne rien céder sur rien et surtout pas sur la variété et l’ampleur de ses désirs…

Bella sur la table d'opération. DR

Bella sur la table d’opération. DR

Depuis ses trois films présentés au Festival de Cannes entre 2009 et 2017, on sait que le Grec Yorgos Lanthimos est un cinéaste qui sort de l’ordinaire, s’ingéniant, non sans malice, ni talent, à ne fournir de clés à ceux qui tentent de décrypter les mœurs de la famille de Canine, la quête des pensionnaires de l’hôtel de The Lobster ou les dézingages délirants de Mise à mort du cerf sacré… D’aucuns n’ont pas hésité à voir en lui le fils spirituel de Luis Bunuel !
De fait, lorsqu’on a découvert en 2019 La favorite, on a (presque) été déçu de ne plus être autant « malmené » par Lanthimos. Mais ce n’était qu’une impression ! Car le bougre s’en donne bien à coeur-joie dans ce biopic de l’instable et boulimique reine Anne d’Angleterre (1665-1714) bousculée par les ambitions de la duchesse de Marlborough et de lady Masham…
Avec ce Poor Things, Lanthimos met les petits plats dans les grands ! Le metteur en scène adapte le roman éponyme (paru en 1992) de l’Ecossais Alasdair Gray et il maîtrise avec aisance la démesure (la surenchère, diront certains) de ce conte de fées matîné de fantastique, de science-fiction et d’horreur. Bien sûr, on peut trouver ça un peu too much mais aussi se laisser embarquer dans ce périple joyeusement coloré.

Bella sur un paquebot en partance. DR

Bella sur un paquebot en partance. DR

Des ruelles lisboètes où elle se régale de pasteis de nata à une place parisienne enneigée en passant par une croisière et une visite à Alexandrie où la vue des bidonvilles provoque son émoi, Bella mène le bal au rythme effrené de furieuses culbutes. Forcément, les hommes ont rapidement du mal à suivre. Certes, Duncan est un chaud lapin mais Bella a un tel appétit de sexe que même ce séducteur patenté jettera l’éponge, quitte même à y perdre la boule…
De fait Lanthimos inverse l’intrigue de Frankenstein. Bella est bien moins hideuse que ses monstrueux amants. Non sans humour, c’est dans un bordel parisien (les décorateurs ont travaillé sur des gravures Belle époque) que Bella, qui ravit les clients par sa frénétique gloutonnerie, achèvera sa prise de conscience, virant au… socialisme militant pour gagner sa liberté. Elle reviendra vers Max, époux aux grandes dispositions pour le pardon avant de connaître un ultime épisode aventureux où le projet est de mettre fin à sa hystérie sexuelle incontrôlable… Là, on avoue avoir ressenti l’envie que ça s’arrête…

Godwin Baxter (Willem Dafoe), un médecin aimant. DR

Godwin Baxter (Willem Dafoe),
un médecin aimant. DR

Yorgos Lanthimos a bénéficié de solides moyens pour cette satire dont les hommes ne sortent pas la tête haute alors que Bella, qui explore sans aucune culpabilité sa sexualité, s’émancipe d’une société masculine répressive sans honte, ni traumatisme. Le film a été tourné sur d’immenses plateaux dans les studios de Budapest où furent construits Londres, la maison des Baxter avec son improbable bestiaire, le paquebot, la place de Paris, le lupanar, l’hôtel d’Alexandrie, les bidonvilles ou encore Lisbonne. Pour obtenir le fourmillement de couleurs qui caractérise Pauvres créatures, le cinéaste a travaillé avec une pellicule Ektachrome en 35mm spécialement fabriquée pour l’occasion.
Enfin, pour ce Pauvres créatures longuement ovationné sur la Mostra qui lui attribua le Lion d’or, Lanthimos peut s’appuyer sur un large casting dominé par Willem Dafoe (Godwin Baxter au visage couturé) et Mark Ruffalo (Duncan Wedderburn) et évidemment Emma Stone qui le cinéaste retrouve après La favorite. Regard sombre, parfois halluciné, elle incarne avec une grâce sauvage une Bella qui bataille contre ses pulsions et s’impose comme une femme libre et moderne…

PAUVRES CREATURES Drame (USA – 2h21) de Yorgos Lanthimos avec Emma Stone, Willem Dafoe, Mark Ruffalo, Ramy Youssef, Jerrod Carmichael, Christopher Abbott, Margaret Qualley, Kathryn Hunter, Suzy Bemba, Hanna Schygulla, Damien Bonnard, Hubert Benhamdine. Dans les salles le 17 janvier.

Alexandrie, un paysage rêvé. DR.

Alexandrie, un paysage rêvé. DR.

Marthe, le peintre, le cinéaste et la puissance du désir  

Pierre Bonnard (Vincent Macaigne) sous le regard de Marthe (Cécile de France). DR

Pierre Bonnard (Vincent Macaigne)
sous le regard de Marthe (Cécile de France). DR

COUPLE.- « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend. »
Dans le Paris de 1893, le crayon de Pierre Bonnard dessine, dans un trait léger, le contour d’un visage… « Ca vous arrive souvent de ramasser des filles dans la rue ? » lui lance son modèle. « Vos seins, s’il vous plaît ! » Marthe de Méligny est surprise. Bonnard tente de l’embrasser. Elle le gifle avant de tomber dans ses bras dans une vive étreinte physique. Entre Pierre et Marthe, c’est désormais à la vie à la mort… Et même si le peintre des Nabis connut d’autres femmes comme la pétulante Misia (Anouk Grinberg) ou la fine Renée (Stacy Martin), il reviendra toujours à cette muse énigmatique qui occupe, à elle seule, presque un tiers de son œuvre… Même si Marthe se désole (« Pourquoi mon visage est -il toujours flou ? ») elle appartient pleinement, et de toute éternité, à l’oeuvre magistrale de Bonnard.
C’est la petite nièce de Marthe Bonnard qui, persuadée qu’on ne mesurait pas assez le rôle fondamental qu’elle a tenu pour Bonnard, parla d’elle à Martin Provost alors qu’il venait de montrer Séraphine (2008). Mais le cinéaste n’avait pas envie de faire un autre film sur la peinture. Il se tourna vers d’autres sujets (Violette en 2013, Sage femme en 2017 ou La bonne épouse en 2020) avant, au temps du covid, de repenser à Bonnard Pierre et Marthe (France – 2h03. Dans les salles le 10 janvier) et de se mettre au travail, lui qui venait de s’installer à la campagne, tout près de la célèbre Roulotte et dans les paysages magnifiés par le regard de Bonnard…

Pierre et Marthe, un amour fou... DR

Pierre et Marthe, un amour fou… DR

Dans un cinéma qui fait la part belle à la lumière, à la couleur et à la nature, Martin Provost sonde, ici, le mystère Bonnard, un mystère, quasiment une quête, du moins un chemin intérieur, qui s’incarne dans la représentation obsessionnelle du corps de Marthe, dans le lien indissociable qui les unit. Si le film (qui avoue prendre des libertés avec le parcours de Pierre et Marthe) peut se voir comme un biopic sur le peintre, c’est bien l’omniprésence de Marthe qui fascine. Offerte, énigmatique, lumineuse, impudique, puis peu à peu, alors qu’elle devient folle, repliée sur elle-même, le plus souvent dans sa baignoire, éternellement jeune, et éternellement fuyante. Dans cette histoire envoûtante par la puissance du désir créatif et charnel qui s’en dégage, on voit passer Claude Monet ou Edouard Vuillard venus croiser, amicalement, le chemin du « peintre du bonheur ». Martin Provost a, enfin, trouvé pour incarner, deux comédiens en verve. Magistralement, Vincent Macaigne s’est métamorphosé en Bonnard. Quant à Cécile de France, elle est touchée par la grâce et donne une interprétation, parfois franchement bouleversante lorsqu’elle souffre d’être cantonnée au rôle de muse ou d’égérie, d’une Marthe qui partage pour toujours l’éternité de Bonnard…

Simon (Denis Podalydès), un réalisateur à la dérive.

Simon (Denis Podalydès),
un réalisateur à la dérive.

TOURNAGE.- « On est parti pour quarante jours de tournage… » Le ton est-il enjoué ou inquiet ? Pour l’heure, tout va plutôt bien sur le nouveau film de Simon, réalisateur aguerri, qui s’apprête à raconter le combat d’ouvriers pour sauver leur usine. Mais le cinéaste, qui passe ses soirées dans sa chambre, devant FaceTime, à tenter de renouer les liens de son couple, va devoir affronter une série de tempêtes. Car les financiers du studio veulent que le film se termine bien tandis que le producteur accumule les magouilles, que les comédiens se prennent la tête, notamment parce qu’Alain, la vedette, a une fâcheuse propension à tirer la couverture à lui. Dans cette aventure qui semble prendre un tour infernal, le seul allié de Simon pourrait bien être un jeune figurant auquel le metteur en scène va confier la réalisation du making of…
Après l’excellent Procès Goldman, sorti fin septembre 2023, Cédric Kahn, tel un… Quentin Dupieux, enchaîne déjà avec ce Making Of (France – 1h54. Dans les salles le 10 janvier) qui pourrait bien être sa Nuit américaine à lui même s’il préfère citer, comme référence, Ca tourne à Manhattan (1995) de Tom Di Cillo. Comme Truffaut en 1973, Kahn passe de l’autre côté de l’écran pour montrer, à travers les affres d’un réalisateur, l’envers du décor. Nous voilà donc dans les coulisses d’un tournage qui va, petit à petit, prendre l’eau. Pour Cédric Kahn, son film, sous-titré Le monde merveilleux du cinéma, est un projet ancien qu’il caresse de faire depuis ses années de stagiaire. « Ce n’est pas un film sur le cinéma en tant qu’objet d’art ou de fantasme mais sur le cinéma en tant que travail (…) beaucoup de choses que je raconte dans ce film pourraient sûrement se transposer ailleurs. Le cinéma est un microcosme social comme un autre et les rapports de classe qui s’y exercent, y sont similaires. »

Nadia (Souheila Yacoub) et Alain (Jonathan Cohen), les vedettes du film. Photos David Koskas

Nadia (Souheila Yacoub)
et Alain (Jonathan Cohen), les vedettes du film.
Photos David Koskas

A la fois drôle et dramatique, Making Of s’avère virtuose dans l’emboîtement de différents niveaux de fiction. La virtuosité est aussi du côté des comédiens avec, en tête, Denis Podalydès en cinéaste en dépression et Jonathan Cohen en vedette à l’ego imposant. Mais autour d’eux, on remarque aussi Xavier Beauvois, Emmanuelle Bercot, Souheila Yacoub ou Stephan Crepon. Tous font passer, avec fluidité, cette histoire où, in fine, l’équipe se dit qu’elle a bien de la chance d’être là.

Nuria (Suzanne de Baecque) enregistre la photo de profil d'Iris (Laure Calamy). DR

Nuria (Suzanne de Baecque) enregistre la photo de profil d’Iris (Laure Calamy). DR

APPLI.- Tandis qu’il la manipule vigoureusement, l’ostéopathe d’Iris l’interroge : « Comment ça va, la vie ? » En se rendant bien compte qu’il écoute à peine sa réponse, Iris constate que tout va bien. Elle a un mari formidable, deux filles parfaites, un cabinet dentaire florissant . La question que l’ostéo ne pose pas : « Depuis quand n’avez-vous pas fait l’amour ? » Comme si elle lisait les pensées qui troublent Iris alors qu’elle attend son tour pour un rendez-vous parent/prof, une femme lui suggère : « Rien de plus simple que de prendre un amant ! » Deux clics sur une banale appli de rencontre et le tour est joué. C’est le bon coin du sexe sans prise de tête. Les messages bipent à tour de bras. Les hommes se bousculent… Comme s’il en pleuvait !

Iris et Stéphane (Vincent Elbaz). DR

Iris et Stéphane (Vincent Elbaz). DR

Avec Iris et les hommes (France – 1h38. Dans les salles le 3 janvier), on retrouve à la fois Caroline Vignal et Laure Calamy qui, en 2020, avaient réussi, derrière et devant la caméra, le réjouissant Antoinette dans les Cévennes. Sur les chemins de Stevenson, Antoinette (et son âne) cherchait son amant. Ici, Iris part à la chasse des hommes parce qu’elle est bien obligée de constater qu’elle s’ennuie dans son couple. Bien sûr, Stéphane (Vincent Elbaz) est adorable mais il a la tête ailleurs. Dans le lit conjugal, Iris a beau lire Femme désirée, femme désirante, rien n’y fait. Alors, Iris décide alors de se reconnecter avec son désir. Au grand dam de son adolescente de fille qui affirme qu’il faut savoir dire non, Iris objecte qu’il faut apprendre à dire oui. Jouer la carte du poly-amour, jouir enfin.
Comédie de mœurs plutôt souriante, le film permet essentiellement à Caroline Vignal de concocter un rôle sur mesure pour Laure Calamy qui, à travers Iris, dévoile sa fragilité qui est aussi celle de beaucoup de femmes, à l’approche de la cinquantaine. D’une scène à l’autre, elle incarne une femme mûre, « rangée des voitures », qui aurait prématurément renoncé à l’amour, une toute jeune fille à fleur de peau, une femme adulte en pleine possession de ses moyens, de sa puissance sexuelle. Enfin et surtout, dans le regard des hommes, Iris est une femme magnifique, bouleversante, infiniment désirable.

La collégienne et l’icône rock  

Priscilla Beaulieu, une collégienne (Cailee Spaeny) emportée dans un tourbillon rock.

Priscilla Beaulieu, une collégienne (Cailee Spaeny) emportée dans un tourbillon rock.

Dans l’Allemagne de 1959, Priscilla, collégienne de 14 ans, s’ennuie ferme. Elle a suivi sa mère et son père Paul Beaulieu, officier de l’US Air Force, d’origine franco-canadienne, sur une base militaire américaine de la Hesse. Un jour, dans un café où elle sirote un Coke, un militaire lui propose de venir à une soirée où se trouvera Elvis Presley qui fait alors son service dans la 3e division blindée basée à Friedberg. Les parents Beaulieu ne l’entendent pas du tout de cette oreille. Mais la gamine obtiendra néanmoins le droit d’aller à cette party qui changera son existence…
Pour porter à l’écran son huitième long-métrage, Sofia Coppola s’est appuyé sur Elvis and Me, les mémoires de Priscilla Presley, aujourd’hui âgée de 78 ans, écrites en 1985 en compagnie de Sandra Harmon. « En lisant l’histoire de Priscilla pour la première fois, raconte la cinéaste, j’ai été frappée de voir à quel point on pouvait s’identifier à elle, bien qu’elle évolue dans un environnement peu commun. Je me suis rendue compte que nous la voyions comme une présence inattendue aux côtés d’Elvis, mais que nous ne la percevions pas au-delà de cette apparence. Priscilla était considérée dans l’univers des tabloïds comme « la femme-enfant d’Elvis », mais j’avais le sentiment qu’il y avait une histoire bien plus intéressante à raconter… »
De fait, la réalisatrice de Virgin Suicides (1999), Lost in Translation (2003) ou Marie-Antoinette (2006) s’intéresse, ici, au rêve éveillé d’une gamine qui devient réalité. A Elvis qui lui demande ce qu’écoutent les jeunes de son âge, elle sourit : « Bobby Darin, Fabian et… toi ! » Bouleversé et fragilisé par la mort toute récente de sa mère bien-aimée, Presley va immédiatement s’intéresser à cette timide adolescente qui lui avoue que sa chanson préférée est Heartbreak Hotel dont le King fit, en 1956, un tube planétaire… Mais pas question pour Elvis, conscient de leur différence d’âge, d’aller plus loin. D’ailleurs les parents de Priscilla veillent au grain. Une soirée, entendu, mais on s’en tiendra là. C’est sans compter cependant sur le désir de la collégienne de revoir celui qui n’est déjà plus tout à fait une star pour elle…

Quand la collégienne épouse l'idole du rock (Jacob Elordi).

Quand la collégienne
épouse l’idole du rock (Jacob Elordi).

Lorsque Presley rentre aux Etats-Unis, l’univers de Priscilla s’effondre, d’autant qu’elle reste sans nouvelles de lui. En feuilletant, le coeur lourd, des magazines qui racontent la vie et les frasques de la star du rock, Priscilla est persuadée qu’Elvis l’a oubliée. Pourtant, en 1962, Elvis se manifeste et invite Priscilla à venir lui rendre visite dans sa maison de Graceland. Dans le courrier, un billet d’avion aller-retour en première classe… Dans l’immense bâtisse de Memphis, Priscilla rencontre la famille et les amis d’Elvis qui l’emmène passer un week-end à Las Vegas… Alors que la jeune fille doit retourner en Allemagne, le chanteur parvient à convaincre les parents Beaulieu de laisser leur fille venir s’installer chez lui pour y terminer ses études secondaires dans une école catholique voisine…
C’est de l’intérieur que Sofia Coppola choisit de montrer la vie de Priscilla. Le récit se déroule à la manière d’un conte vécu sur fond de souvenirs, d’abord enfantins, quasiment idéalisés avant que l’horizon ne s’élargisse tandis que « Cilla » mesure, peu à peu, combien son univers est à la fois tentateur mais surtout étouffant. Au fur et à mesure des absences d’Elvis parti à Hollywood pour jouer dans des comédies musicales souvent indigentes que le colonel Parker, son redoutable et vorace imprésario, lui ordonne de tourner, Priscilla erre, seule et fantomatique, dans un Graceland aux allures de mausolée.

Priscilla construit son image...

Priscilla construit son image…

La jeune femme -dont Elvis a remodelé la silhouette en choisissant ses tenues et en lui demandant de se teindre les cheveux en voir- va devenir adulte en expérimentant à la fois une immense célébrité et une profonde solitude. Sofia Coppola, avec de superbes images nimbées dues au directeur de la photo français Philippe Le Sourd, saisit parfaitement cette « bulle » dans laquelle Priscilla est prise et qu’il lui faudra faire exploser pour « revivre » malgré l’amour réel qu’elle porte à Elvis.
Sans jamais appuyer le trait, en donnant constamment à la figure zombiesque d’Elvis (on ne le voit jamais chanter sur scène) une position extérieure au parcours de Priscilla, la cinéaste fournit des éléments biographiques comme leurs relations chastes jusqu’au mariage en 1967, la naissance de Lisa Marie, la dépendance du chanteur aux médicaments et la manière dont il initie sa compagne aux amphétamines ou encore la souffrance de Priscilla lorsqu’elle découvre, dans les médias, les aventures d’Elvis avec Ann-Margret ou Nancy Sinatra… Mais, grâce à la forte interprétation de Cailee Spaeny (couronnée meilleure actrice à la Mostra de Venise), Priscilla apparaît comme un vrai personnage de chair et de sang qui va s’inscrire pleinement, au côté d’Elvis, dans l’histoire culturelle américaine.

Priscilla et son bébé quittent la clinique sous les cris des fans d'Elvis. Photos Sabrina Lantos

Priscilla et son bébé quittent la clinique
sous les cris des fans d’Elvis.
Photos Sabrina Lantos

Lasse de vivre « des vies séparées », Priscilla Presley, qui a pris de plus en plus son existence en main, quittera Elvis en 1972 avant de divorcer l’année suivante…
Sofia Coppola achève son Priscilla en montrant la jeune femme quittant Graceland au volant de sa voiture tandis que s’élève la voix de Dolly Parton chantant le célèbre I Will Always Love you dans un mélange de chagrin et d’excitation. « Je tenais à cette chanson, dit Sofia Coppola, parce qu’il me semblait important que l’on entende une voix de femme à la fin du film. L’émotion de la chanson épouse parfaitement ce moment dans la vie de Priscilla. Même si elle l’aime toujours, il est temps pour elle de quitter Elvis et de renoncer au rêve que représente Graceland pour aller mener sa propre vie ».

PRISCILLA Comédie dramatique (USA – 1h53) de Sofia Coppola avec Cailee Spaeny, Jacob Elordi, Dagmara Dominczyk, Ari Cohen, Tim Post, Lynne Griffin. Dans les salles le 3 janvier.